Macron et le bouclier des « 20 % »

Ni la persistance de l’action des Gilets Jaunes, ni l’effondrement de sa côte de popularité, pas même l’énième rebondissement de l’affaire Benalla ne sera rédhibitoire pour Emmanuel Macron, après dix-neuf mois de mandat. Le Président conserve une carte en main : un noyau dur de soutien inaltérable dans les conditions politiques actuelles.

Il est difficile de croire que, le 8 décembre 2018, Emmanuel Macron n’ait pas eu peur. On ne retranche pas sans raison dans le palais de l’Élysée, prêt à sauter dans un hélicoptère « au cas où », surprotégé par 500 gardes républicains et une centaine de gendarmes équipés de lanceurs d’eau et de drones[1]. Ce jour-là, « Acte IV » de la mobilisation des Gilets Jaunes, des blindés de la gendarmerie circulent dans Paris et 80 000 policiers sont mobilisés dans toute la France. Le gouvernement a joué à pile ou face. Il a choisi de souscrire à la stratégie du chaos en dissuadant les Français d’aller manifester, au motif que de grandes violences étaient craintes. Résultat : la vague des Gilets Jaunes n’a pas été une déferlante. Les forces de polices n’ont pas lésiné sur les grenades lacrymogènes, les volées de matraque et les tirs de flashball à hauteur de visage mais aucun mort n’est à déplorer. Sans quoi, qui sait si la révolte n’aurait pas viré à l’insurrection ? Bref, le pari dangereux de l’exécutif a réussi.

Délégitimé aux yeux d’une grande majorité de Français, obligé de flirter avec la ligne rouge des 3 % de déficits budgétaires imposée par cette Union européenne qu’il fétichise, Emmanuel Macron est en position de faiblesse. Même si les Gilets Jaunes ne renverseront pas le pouvoir, ils resteront probablement en 2019 un gros caillou dans le mocassin présidentiel. Peut-être que les blouses blanches, les robes noires et désormais les « stylos rouges », du nom de ce collectif de professeurs en colère, viendront eux-aussi ralentir la marche du macronisme. L’affaire des passeports diplomatiques d’Alexandre Benalla et l’affaire Kohler sont deux autres épées de Damoclès suspendues au-dessus de l’Élysée. Pourtant, Emmanuel Macron n’est pas mort. Son élan est brisé, son quinquennat est en grande partie compromis, la bienveillance initiale du monde médiatique est devenue prudence critique. Mais il n’est pas mort car il n’est pas seul. On l’oublie et on a tort : entre 20 % et 25 % des Français soutiennent encore son action. C’est peu mais amplement suffisant, dans le système politique qui est le nôtre et face à une extrême-droite en embuscade, pour permettre au chef de l’État de conserver intactes ses chances de réélection.

« Ces 20 % de Français fidèles, issus des classes aisées (cadres, entrepreneurs…), peu abstentionnistes, sont ce qu’Emmanuel Macron garde de plus précieux et ce que ses adversaires devraient le plus redouter »

L’opposition en berne

Le 26 mai 2019 se dérouleront les élections européennes, le premier scrutin depuis la vague En Marche ! 2017. Grâce au mode de scrutin proportionnel à un tour, elles seront l’occasion de faire le point sur l’état des forces politiques trois ans avant le renouvellement des mandats présidentiel et législatifs. Les sondages de ces derniers mois n’invitent pas à l’optimisme. Le paysage politique français est sombre[2] : seul le RN de Marine Le Pen semble capitaliser (un peu) sur les dégâts causés par la politique anti-sociale d’Emmanuel Macron. Et l’on sait que le RN, qui ne dépasse pas les 25 % d’intentions de vote à l’heure d’aujourd’hui, n’est qu’une sinistre farce, en aucun cas un espoir pour ceux qui attendent une transformation démocratique et sociale. Le potentiel électoral de la France Insoumise s’érode tandis que le Parti Socialiste et Les Républicains continuent de s’effondrer. À côté de cette opposition fragmentée, le parti de la majorité se maintient dans les intentions de vote autour de 20 %. Comme si le socle d’Emmanuel Macron, celui du premier tour de la présidentielle 2017, était encore intact. Ces 20 % correspondent aussi au taux d’approbation d’Emmanuel Macron dans les enquêtes d’opinion les plus sévères pour lui[3].

La comparaison avec la courbe sondagière de François Hollande sur la même période est intéressante mais trompeuse : le contexte politique a radicalement évolué. Il est improbable que l’actuel bailleur de l’Élysée finisse aussi impopulaire que son prédécesseur. Plus haï tant violent est le rejet de sa personne et de sa politique, mais pas moins soutenu paradoxalement. Ces 20 % de Français fidèles, issus des classes aisées (cadres, entrepreneurs…), peu abstentionnistes et plutôt conformistes, sont ce qu’Emmanuel Macron garde de plus précieux et ce que ses adversaires devraient le plus redouter. C’est à eux seuls qu’il s’est adressé lors de ses vœux du 31 décembre, lorsqu’il a promis de poursuivre ses « réformes » et a fustigé la « foule haineuse », la « négation de la France » que constituent d’après lui les Gilets Jaunes…

Manifestation du mouvement des gilets jaunes, à Belfort, le 01 décembre 2018.
Les Gilets Jaunes promettent de poursuivre leur action en 2019.

Il manque toujours les éléments rendant possible une submersion ou un effondrement du macronisme. Premier constat : aucun parti ni « coalition » capable de submerger électoralement le bloc eurolibéral. Aucune initiative ne va aujourd’hui dans le sens d’un front anti-macron autour de quelques idées communes alors même que, considéré individuellement, chaque parti de l’opposition est affaibli. Le rassemblement spontané au sein des Gilets Jaunes de Français venus de la droite et de la gauche n’a hélas aucune conséquence sur la manière dont les partis politiques conçoivent leur action, leur programme et les prochaines échéances. Second constat : l’effondrement définitif du soutien à Macron en-deçà des 20 % n’est envisageable qu’à partir du moment où un courant d’opposition similaire existe. Serait provoquée une pseudo-alternance (de type PS/UMP) avec un parti un peu plus à droite ou un peu plus à gauche que LREM sans pour autant remettre en cause les dogmes. Les électeurs libéraux auraient alors l’occasion de délaisser un Macron lessivé par le pouvoir au profit d’un profil équivalent. LR auraient pu jouer cette partition, s’ils avaient trouvé le ton et les leaders capables de constituer une opposition crédible. C’était sans compter sur l’extraordinaire incapacité de Laurent Wauquiez de marquer favorablement l’opinion. L’inconvénient de cette hypothèse est de n’entraîner aucun bouleversement de fond, à la manière dont le mouvement En Marche ! a bousculé les vieux partis pour en reproduire tous les travers… et en poursuivre les politiques. Non souhaitable, ce scénario reste pourtant le plus probable. La nature ayant horreur du vide, il faut envisager l’émergence d’une figure de ralliement. Les médias dominants, bras visible des grands intérêts financiers, en seraient les acteurs inévitables.

« La presse retiendra ses coups tant que n’aura pas émergé dans le paysage politique un homme providentiel capable d’incarner les préoccupations de la profession. Pour l’heure, elle fait office de pistolet placé sur la tempe d’Emmanuel Macron »

Les médias dans l’expectative

Chez les macronistes, on s’est étonné avant de s’inquiéter de l’attitude des médias envers le président ces dernières semaines. La couverture médiatique importante consacrée aux Gilets Jaunes serait pourtant à nuancer[4]. Les médias, BFM-TV en tête, leur ont offert une tribune mais les ont aussi enfermés dans la caricature en diffusant en boucle les images  des barricades et des casseurs, se gardant bien de couvrir leurs actions sympathiques. Jugés  responsables du pourrissement de la crise par les tenants de la majorité, les médias ne font plus bloc derrière Emmanuel Macron comme ce fut le cas pendant la campagne 2017. Entretemps, l’affaire Benalla est passée par là. Elle a représenté un premier avertissement du pouvoir médiatique au macronisme. Avertissement tombé dans l’oreille d’un sourd. Il ne faut pas croire pour autant que la presse est en train de couler la majorité eurolibérale. Tout se passe comme avec les fameux 20 % d’électeurs fidèles : elle retiendra ses coups tant que n’aura pas émergé dans le paysage politique un homme providentiel capable d’incarner les préoccupations de la profession (économie de marché, europhilie même tempérée, discours pro-minorités). Peu importent les raisons qui éloignent désormais les grands médias du macronisme qu’ils ont tant porté. Elles seront connues un jour. Pour l’heure, la presse fait office de pistolet placé sur la tempe d’Emmanuel Macron. La détente sera pressée le jour où aura éclos un nouveau poulain pour dérouler une ligne sociale-libérale sans la personnalité trop clivante et instable de Macron. Un Édouard Philippe ? Un Raphaël Glucksmann ?

Dès le départ, le Président de la République a très mal géré la crise des Gilets Jaunes. Refusant dans un premier temps toute suspension de ses mesures fiscales, il n’a pas voulu répondre à la montée des violences insurrectionnelles par une solution institutionnelle qui aurait risqué de faire bouger les lignes politiques. Il a pris le risque de l’explosion ou de l’enlisement. Jugulée par le déploiement sécuritaire, la révolte des Gilets Jaunes s’est donc enlisée. Contraint à l’immobilisme, Emmanuel Macron va s’employer coûte que coûte à conserver son socle de 20 %, en mettant tout en œuvre pour que l’opposition reste fracturée et sans tête. Trois ans à tenir à la barre, par vent de tempête.


Notes :

[1] Le Canard Enchaîné, édition du 12 décembre 2018.
[2] Nous prenons ici pour référence l’étude Odoxa-Dentsu Consulting réalisée pour France-Info et publiée le 21 décembre 2018. Le RN, en tête des intentions de vote, y est crédité de 24 % des intentions de vote. Suivent LREM (19 %), la FI (11,5 %), LR (8 %) talonnés par DLF (7 %) à égalité avec le PS (7 % également), puis EELV (6,5 %).
[3] Un sondage YouGov effectué les 28-29 novembre 2018 accorde à l’action d’Emmanuel Macron seulement 18 % d’opinions favorables. En haut de la fourchette, BVA estime à 27 % dans son sondage de décembre 2018 le taux d’approbation du chef de l’État.
[4] Certains y voient même, sous les apparences, une couverture en réalité pro-Macron. Lire par ex. Marion Beauvalet, « Le traitement médiatique des Gilets Jaunes : un mois de propagande pro-Macron », Le Vent se Lève, 29 décembre 2018.

Auteur : Gabriel Bernardon

Geek qui se soigne. Attraction-répulsion pour la politique. J'aurais voulu être un poète.

3 commentaires

  1. Excellente analyse.
    On voit comment les médias effectivement soutiennent ces « hommes providentiels ». Je me souviens de la couverture de la personne de Sarcozy, avant qu’il ne devienne Président, et plus tard, cette « fascination » des journalistes pour Macron, qui cassait durant la campagne tous les codes droite/gauche. Il me semble que la contestation actuelle est le retour de cette « casse » : contestation « a-politique » au sens où elle regroupe sur les mêmes barrages à la fois des gens de (l’extrême) droite, et des gens de gauche. Mais ne nous trompons pas, en effet : le simple fait de « descendre dans la rue  » est un fait politique.
    Quid de cet « homme providentiel » maintenant ? Qui pourra être désigné par le G20 (pour aller vite) pour gouverner la France, sans changer le système, et qui aura assez de charisme pour réunir toutes les contestations ?
    Je ne pense pas que l’équation soit bien posée. Surtout qu’émerge une conscience « politique » au sein du mouvement. Pas politique au sens des « partis » traditionnels, mais bien politique au sens du système dans lequel « on » nous maintien. Et cette « révélation », c’est comme le vélo : avant « on ne sait pas » en faire, après, on ne peut plus jamais oublier comment ça marche.

    Il me vient une phrase qui vaut ce qu’elle vaut : on est passé d’une France de concierges à une France de Syndics en 30 ans. (avec tout le respect que je dois à ces deux professions). Mais la structure même de la France a changé. Et ce changement, c’est qu’il faut des bénéfices pour nourrir des frais de structure et des actionnaires.
    Cette recherche de bénéfices fait que tout doit rapporter bien plus que ça ne coûte, et c’est maintenant ce coût que nous, concierges, nous ne voulons plus payer !
    Il faut que l’Homme Providentiel permette aux fameux 20% de comprendre qu’à affamer les 80% du reste des gens, ils ne s’étonnent pas qu’à la fin, ça se rebiffe.
    Et d’une manière évidente, j’ai lu des quantité de plaintes au sujet des « manque-à-gagner », « pertes de chiffre d’affaire » à cause des gilets jaunes… euh… je trouve ces raccourcis trop simplistes. Les magasins avec prix exorbitants qui se voient concurrencés par Internet, la baisse réelle du pouvoir d’achat des 80%, qui fait qu’au lieu de disposer de 50 ou 100 euros pour des « achats », ne peut plus consacrer que 10 ou 20 euros… multipliés par 80% des Français ! Ca fait du manque à gagner. Et ça, l’Homme Providentiel devra l’inclure dans l’équation.
    Meilleurs voeux à lui..; et bien sûr, à vous.

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