Et si la parenthèse néolibérale, engagée dans les années 1970, était en train de se refermer ? David Cayla démontre dans son dernier essai, paru à l’automne dernier, que la théorie économique majoritaire est désormais démentie par les faits et, petit à petit, abandonnée par les acteurs politiques. La démonstration vaut la lecture.

Au fil de ses ouvrages, David Cayla, membre du collectif des Économistes Atterrés et vice-doyen à la pédagogie de l’Université d’Angers, construit une œuvre cohérente et puissante par sa capacité à bousculer les idées reçues. À la suite de Populisme et Néolibéralisme en 2020, il a publié en octobre 2022 chez De Boeck ce qui apparaît comme la poursuite de la réflexion engagée. Déclin et chute du néolibéralisme mêle l’analyse historique à la prospective pour comprendre la dynamique économique actuelle. Cela passe nécessairement par la définition de l’objet au cœur de l’étude : le néolibéralisme.

L’étrange vaisseau néolibéral

Le néolibéralisme, dont la naissance est parfois amalgamée à l’organisation du célèbre « colloque Lippmann » en 1936 à Paris, marque avant tout une rupture doctrinale profonde avec le libéralisme classique. Tandis que ce dernier reposait sur la règle d’or du laissez-faire, impliquant l’abstention de l’État dans des échanges économiques perçus comme naturels, le néolibéralisme fait de l’État l’acteur majeur du jeu concurrentiel, puisque le droit doit désormais poursuivre l’objectif d’optimiser le fonctionnement des marchés… Pour ce faire, la stimulation et la protection de la concurrence, la préservation de l’ordre social et l’instauration du libre-échange, c’est-à-dire l’ouverture sans entrave des frontières économiques, sont érigées en conditions sine qua non. La prolifération normative, aujourd’hui observable aussi bien à l’échelle nationale qu’au niveau européen, n’a dès lors plus rien de surprenant : l’hyper-productivité des institutions publiques est mise au service des intérêts des acteurs économiques dans le contexte d’un élargissement progressif du marché, y compris à des domaines relevant auparavant du monopole public. L’ouverture concurrentielle de la fourniture d’électricité est, à ce titre, une illustration d’actualité.

L’autre dimension de ce néolibéralisme, abondamment développée dans son essai par David Cayla, est son monétarisme, dans l’optique de garantir la stabilité des prix. La doctrine néolibérale pousse à la séparation entre le pouvoir élu et la politique monétaire, puisque l’interventionnisme de l’État dans le cadre d’une politique monétaire expansionniste, marquée par la baisse des taux de refinancement, risquerait, selon ses partisans, de conduire à un accroissement mal contrôlé de la masse monétaire. Toujours selon les monétaristes, un tel phénomène serait à l’origine de l’inflation. La suite du raisonnement coule de source : afin d’éviter que l’État, par sa tendance à privilégier l’emploi en facilitant le crédit, ne désorganise l’économie, les néolibéraux ont donc fait valoir que seule une autorité indépendante était de nature à garantir une politique monétaire restrictive : un banque centrale autonome. De fait, des années 1970 jusqu’au milieu des années 2000, les directeurs successifs de la Réserve fédérale américaine ont joui d’une grande liberté à l’égard de l’administration américaine. Sur le continent européen, les statuts de la Banque centrale européenne (BCE), calquée sur le modèle de la Banque centrale allemande, trahissent l’imprégnation de la « gouvernance » communautaire par le modèle néolibéral. À ce propos, David Cayla met à l’honneur les travaux indispensables de Rawi Abdelal, lesquels ont démontré le rôle déterminant de la construction européenne – à partir de l’élaboration de l’Acte unique de 1986 – dans la diffusion de la globalisation néolibérale[1].

« La doctrine néolibérale pousse à la séparation entre le pouvoir élu et la politique monétaire, puisque l’interventionnisme de l’État dans le cadre d’une politique monétaire expansionniste, risquerait de conduire à un accroissement mal contrôlé de la masse monétaire »

C’est ainsi que les injonctions du monétarisme et néolibéralisme ont constitué le bréviaire des dirigeants occidentaux pour conditionner la conduite des affaires et le gouvernement de la Cité. En témoigne, au quotidien, l’omniprésence des discours alarmants sur la dépense publique[2]… Pour autant, l’affaire est-elle entendue ?

Une doctrine déjà dépassée

Le néolibéralisme a régné en maître sur la pensée des élites occidentales à partir de la fin des Trente glorieuses, ce que symbolise l’attribution du prix de la Banque de Suède (dit « Nobel » d’économie) à Friedrich Hayek en 1974 et à Milton Friedman en 1976. Ses préceptes n’ont été réinterrogés qu’aux premières désillusions tirées de la crise des subprimes en 2007-2008. Depuis cette crise, dont les effets s’observent sur le long terme, la confiance dans la perfection du marché s’est peu à peu érodée. Pas de quoi faire douter cependant les économistes orthodoxes les plus convaincus, à l’image de Jean Tirole, pour qui l’incapacité du marché à réglementer efficacement les prix d’un secteur doit s’analyser… comme l’échec de l’État à fixer les règles permettant l’optimisation dudit marché !

Aussi inébranlables soient les certitudes des théoriciens, l’action politique n’est plus aujourd’hui aussi aveuglément inspirée du néolibéralisme qu’elle l’a été. L’originalité de l’analyse proposée par David Cayla est d’identifier la période actuelle comme une sortie de l’ère néolibérale. Les États, pendant la crise sanitaire du Covid-19, n’ont pas hésité, par exemple, à activer l’arme budgétaire. Ils ont été conduits à mener une importante politique de relance, en contradiction avec l’idéologie économique dominante, ce qui a contribué à l’augmentation du déficit et de la dette publics. De quoi faire s’étrangler les néolibéraux, pour qui la hausse des déficits augmente la demande de crédit du secteur public et provoque un « effet d’éviction » qui rend plus difficile le financement des entreprises privées. Dans l’actualité plus récente, l’intervention des pouvoirs publics en matière énergétique (par exemple : la création d’un bouclier tarifaire) abonde dans le sens de l’argumentation de l’auteur. Cette tentative de prise en main pour éviter l’explosion des prix d’un bien de première nécessité, l’électricité, témoigne de l’échec complet de la politique néolibérale de dérégulation de ce secteur à l’échelle européenne.

David Cayla

Ces riches développements consacrés aux soubassements intellectuels du néolibéralisme ne privent pas l’essai de David Cayla d’une réflexion nourrie sur les contre-modèles à faire valoir. Bien au contraire… Tout au long de l’argumentaire, la posture néolibérale est contrebalancée, d’une part avec le rappel historique des mesures d’économie régulée introduites par les démocraties, d’autre part avec l’exposé de la pensée d’auteurs contemporains, à l’exemple de ceux qui, comme Stephanie Kelton (auteure en 2021 du Mythe du déficit) échafaudent la théorie monétaire moderne. Cette dernière préconise un renversement du cadre et une reprise en main des politiques économiques et monétaires par les institutions démocratiques.

Esquisse d’un agenda post-néolibéral

Pour David Cayla, toutes les alternatives « manquent, pour être vraiment opérationnelles et crédibles, d’un élément dont seul le monétarisme dispose : une relation symbiotique avec le fonctionnement général de la société ». Pour le dire autrement, hélas, la force du néolibéralisme demeure son implantation dans les usages des acteurs économiques. Cadre intellectuel complet, il justifie parfaitement la recherche de la performance, la mise en concurrence des travailleurs mais également, sur le plan sociétal, les revendications individualistes et donc identitaires. Le déclin du néolibéralisme entraînera à l’évidence des conséquences profondes puisqu’il s’agira, ni plus ni moins, de se défaire d’un mode de fonctionnement généralisé et vieux de plus d’un demi-siècle.

« L’enjeu d’aujourd’hui est de parvenir à répondre aux défis du temps présent – pénuries, bouleversement écologiques, désindustrialisation – en réconciliant la démocratie et l’économie de marché tout en redonnant à l’État le rôle planificateur qu’il n’aurait jamais dû cesser d’exercer »

Dans la conclusion de son essai, l’économiste propose, en réponse à l’agenda du libéralisme de Walter Lippmann, un agenda pour une économie démocratique, qui serait en quelque sorte un programme de la société post-néolibérale. Le choix des termes n’est pas anodin : David Cayla évoque au préalable les réflexions d’Alain Supiot, de David Graeber ou de Wolfgang Steeck, pour lesquels le risque est réel que la sortie de l’ordre néolibéral débouche sur un autoritarisme dont ces auteurs divergent toutefois sur la forme qu’il prendrait : néoféodalisme ? anomie ? illibéralisme ? Aussi, l’enjeu d’aujourd’hui est de parvenir à répondre aux défis du temps présent – pénuries, bouleversement écologiques, désindustrialisation – en réconciliant la démocratie et l’économie de marché tout en redonnant à l’État le rôle planificateur qu’il n’aurait jamais dû cesser d’exercer. Laissons aux lecteurs la curiosité de découvrir la teneur des propositions avancées en escomptant qu’ils soient les plus nombreux possible. Déclin et chute du néolibéralisme, qui ne s’adresse pas qu’aux initiés, est assurément à mettre entre toutes les bonnes mains, et de toute urgence.


Réf. : David Cayla, Déclin et chute du néolibéralisme, Louvain-la-Neuve, Éd. De Boeck, 2022, 287 pages. Prix éditeur : 19,90 €.


Notes :

[1] « L’intérêt de cette découverte est qu’elle remet en question l’image que l’on se fait de la manière dont la mondialisation financière s’est imposée. Non seulement ce ne sont pas les lobbies des grandes banques qui ont poussé à l’ouverture et à la dérégulation des marchés financiers dans le monde, mais les responsables politiques qui les ont mises en œuvres furent des dirigeants politiques issus de la gauche [NDLR : en l’occurrence des dirigeants français… : Jacques Delors, Henri Chavranski, Pascal Lamy et Michel Camdessus] » (p. 147).

[2] Lire à ce sujet l’essai détonnant de Sandra Lucbert, Le Ministère des contes publics, Verdier, 2021.

Une réponse à « Exit le néolibéralisme ? »

  1. […] médias. On n’entend jamais, ou si rarement, dans les médias de voix discordantes par rapport au consensus du néolibéralisme, de la théorie du ruissellement, de tous ces principes économiques pro-inégalités et pro-aides […]

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