Sans que le public s’y attende ni même l’espère encore, les Rolling Stones, soixante ans révolus de carrière dans les jambes, sortent un vingt-quatrième album studio. L’ultime, vraisemblablement, d’une carrière hors-norme. Hackney Diamonds s’affirme comme un séduisant alliage de son purement stonien et d’un pop-rock plus mainstream.

Figures dessinées, tons ardents rouge-rose, graphie désintégrée ; une main poignarde un cœur de cristal saisi par le crayon en pleine fragmentation. La pochette du nouvel album des Stones ne marquera guère les mémoires, bien loin des photographies artistiques – toujours –  et provocatrices – souvent – qui ont fait les grandes heures de cette histoire musicale à laquelle le groupe londonien a puissamment contribué. Pas de livret substantiel à l’intérieur de l’édition vinyle, où l’on cherchera en vain les paroles des onze chansons, dix compositions originales du tandem Jagger/Richards et une reprise d’un vieux succès de Muddy Waters. Pas même une photo du groupe à se mettre sous l’œil… À l’époque de la dématérialisation généralisée, tant pis pour l’objet : l’heure n’est plus au culte du vénérable 33 tours, encore moins du CD moche et tout plastique. L’essentiel reste l’oreille, donc la musique. En la matière, force est d’admettre que Hackney Diamonds tient ses promesses.

Cocktail survitaminé

Ils ont enfin repris le chemin des studios, eux qui n’avaient jamais cessé de se produire sur scène à défaut d’offrir un matériel plus substantiel qu’un disque intégral de reprises en 2016 accompagné de quelques nouvelles chansons au compte-gouttes, dont la mitigée Living In the Ghost Town au sortir du confinement du Covid. Ce faisant, ils prenaient le risque mesuré de l’album de trop, dix-huit ans déjà après A Bigger Bang, production solide et saluée positivement par la critique.

Si la batterie n’est plus celle du regretté Charlie Watts, reconnaissable à sa frappe sèche, l’univers musical des Stones s’ouvre immédiatement, comme par enchantement.

À l’évidence, Hackney Diamonds est moins inspiré sur la longueur que son lointain prédécesseur, et fatalement, pour qui oserait une comparaison, sans commune mesure avec le « big four » du groupe, les indépassables Beggar’s Banquet (1968), Let it Bleed (1969), Sticky Fingers (1971) et Exile on Main St. (1972). La gestation a même été particulièrement longue, les enregistrements s’échelonnant de février 2019 à janvier 2023… Mais cinq minutes suffisent à pousser un immense « ouf » de soulagement. Le duo Jagger/Richards n’a pas perdu sa verve : les premières notes accrochent immédiatement, tant le premier single de l’album, Angry, constitue une entrée en matière des plus robustes. Les riffs (ceux de Keith Richards ?), la voix miraculeusement intacte de Mick Jagger et la qualité du travail de production du jeune Andrew Watt donnent d’emblée une idée convaincante de ce que sera l’album. L’énergie qui s’en dégage laisserait volontiers songer à un enregistrement perdu il y a deux ou trois décennies. Il s’agit pourtant d’une nouvelle création. Et si la batterie n’est pas, ici, celle du regretté Charlie Watts, reconnaissable à sa frappe sèche, l’univers musical des Stones s’ouvre immédiatement, comme par enchantement.

Avec Get close (un peu…) et Depending on You (surtout !), le groupe aligne ensuite deux morceaux aisés d’accès, mais alourdis par des arrangements trop commerciaux pour séduire pleinement. Fiat lux : la vilaine impression de pop mainstream qui commençait à s’insinuer est chassée par le simple mais efficace Bite My Head Off. Avec ce groove survitaminé à la sauce sixtees, où l’on peut entendre la basse de Sir Paul McCartney en personne, les Stones peuvent encore se permettre de donner des leçons à leurs jeunes disciples. Et la démonstration se poursuit à l’avenant. Écouter Whole Wide Word ainsi que le bluesy – et excellent – Dreamy Skies ne laisse aucun doute subsister : les Stones ont traversé les décennies mais n’ont pas vraiment changé. À leurs dépens, il n’en est pas de même du monde qui les environne, un monde où leur rock coloré et complexe est désormais relayé au rang de pièce de musée. Nous le savons, ils le savent aussi, mais cela n’enlève rien au plaisir de vivre cet ultime come-back tel un don précieux.

« Les doux sons du paradis »

Charlie Watts, avant sa mort en août 2021, avait enregistré les parties de batterie de Mess It Up et Live by the Swords, en début de face B. De quoi ravir les puristes, d’autant plus que ces titres s’inscrivent à la première écoute parmi les plus percutants de l’album. Le premier, qui n’est pas sans évoquer les hits des années 1980 du groupe, avec son refrain aux accents disco, doit d’ailleurs beaucoup au jeu de Watts derrière ses fûts. Le second, magistral, aurait pu trouver sa place dans l’hétéroclite A Bigger Bang et mérite d’être apprécié à sa juste mesure pour la réussite des harmonies vocales (avec la contribution d’Elton John) et des deux solos de Ron Wood.

Inspiration sans être pastiche, réminiscence sans être ressassement, Sweet Sound of Heaven associe un Mick Jagger à son meilleur avec les voix de deux guest stars de marque, Lady Gaga et Stevie Wonder

Après Driving Me Too Hard, titre le plus anecdotique de Hackney Diamonds, Keith Richards perpétue une vieille tradition en interprétant une chanson du disque en lead vocal, en l’occurrence Tell Me Straight, touchante et sombre balade qui colle impeccablement au timbre fatigué du plus fantasque des Stones. Puis arrive, enfin !, ce morceau de bravoure qu’est Sweet Sound of Heaven, que l’on situera quelque part entre Midnight Rambler et You Can’t Always Get What You Want, ce qui n’est pas peu dire. Inspiration sans être pastiche, réminiscence sans être ressassement, la chanson de sept minutes associe un Mick Jagger à son meilleur avec les voix de deux guest stars de marque, Lady Gaga et Stevie Wonder. Du pur, du brut, du gros, du grand Rolling Stones. Une fois passée la coda, et un « whaooo ! » de circonstance échappé des lèvres, on se laisse entraîner tranquillement jusqu’au silence final par la reprise du Rollin’ Stones Blues de Muddy Waters, clin d’œil et hommage à l’une des premières influences du groupe.

Une certitude : que Hackney Diamonds soit ou non le point final d’une époustouflante discographie, on n’écoute pas l’album 2023 des Stones par nostalgie complaisante ou, pour les plus férus, par bête souci d’exhaustivité. L’effort est authentique, créatif, innervé. La mayonnaise prend et a la saveur délicieuse du « reviens-y ». Chapeau les artistes !


Référence : The Rolling Stones, Hackney Diamonds, Polydor. Sorti le 21 octobre 2023.


Photo d’illustration : Raph_PH, 2022, flickr.com

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