En avril dernier, Gabriel Boric annonçait sa volonté de créer une entreprise nationale du lithium. Aujourd’hui, il accorde à SQM, société appartenant au gendre d’Augusto Pinochet, une extension de trente ans de la concession dont elle bénéficiait initialement jusqu’en 2030. Comment expliquer un tel revirement en quelques mois ?

En avril 2023, le président chilien de gauche (parti Convergence sociale) Gabriel Boric avait annoncé la création de l’Entreprise nationale de lithium, pour le second semestre 2023. Les enjeux de cette initiative sont importants mais le chef de l’État se heurte, presque un an plus tard, à de nombreux obstacles qui rendent le projet de plus en plus difficile à concrétiser.

Enjeux économiques

Le lithium est un métal convoité sur le marché puisqu’il est utilisé dans la conception des batteries électriques. Il est de ce fait considéré comme indispensable à la transition écologique. Le Chili est le second producteur mondial de l’or blanc, derrière l’Australie. Selon l’Institut d’études géologiques des États-Unis, sur les 130 000 tonnes extraites dans le monde en 2022, le Chili en a produit 39 000, contre 61 000 pour le champion australien. C’est dans le désert de sel d’Atacama, situé au nord du pays, qu’est extraite la précieuse matière. Entre 2021 et 2022, les exportations du lithium depuis le Chili ont explosé, passant de 1,4 milliard de dollars (1,5 % des exportations) à 8,7 milliards (8,8 %). Ce qui équivaut à une hausse de 518,2 % (+326 % en prix et +46,8 % en volume).

Boric l’a affirmé : « Notre défi est que notre pays devienne le premier producteur mondial de lithium. » C’est pourquoi il veut que l’État accroisse son contrôle sur cette activité. Néanmoins, comme l’explique à Voix de l’Hexagone Vincent Arpoulet, doctorant en économie au Centre de Recherche et de Documentation sur les Amériques (CREDA) et spécialiste des politiques minières et pétrolières dans la région, l’initiative ne reposerait pas « à proprement parler sur une forme de nationalisation ». Elle « ne se traduirait pas par un transfert de la propriété de l’ensemble des réserves de lithium présentes sur le territoire chilien entre les mains de l’État, mais plutôt sur la conclusion de partenariats entre secteur public et privé qui se développeraient sur la base de conditions établies par l’État ».

Obstacles politiques

Le gouvernement se heurte aussi à plusieurs obstacles de nature politique. D’abord, en l’absence de majorité de la coalition de gauche (Approbation Dignité) de Gabriel Boric au Congrès (chambre des députés et Sénat), le vote des parlementaires est loin de lui être acquis. « Le Congrès est dominé par la coalition de droite Chile Vamos, qui dispose de 53 députés et 22 sénateurs favorables à la perpétuation d’un modèle économique néolibéral fondé sur l’idée que l’État doit se désengager au maximum du marché », confirme Vincent Arpoulet. Ces parlementaires de droite « voteront comme un seul homme contre ce projet dans la mesure où il risque à leurs yeux de détourner des investisseurs privés du Chili, au profit de concurrents tels que l’Argentine, où le secteur privé dispose de marges de manœuvre plus importantes ». Boric tentera alors de négocier avec une coalition de centre-gauche (Socialisme démocratique), au sein duquel se trouve le Parti socialiste chilien. Celui-ci, par le biais des deux mandats exercés par Michelle Bachelet à la présidence du pays, s’était contenté de « limiter à la marge les conséquences du modèle néolibéral hérité de ce régime militaire », note Vincent Arpoulet. Le vote de ces élus de centre-gauche reste donc incertain.

Par ailleurs, la victoire du Parti républicain (extrême droite) lors du vote du 7 mai 2023 visant à élire les 51 nouveaux membres du Conseil constitutionnel chargé de rédiger une nouvelle Loi fondamentale constitue un autre frein au projet. « La composition du Conseil est aussi déterminante que celle du Congrès. Le néolibéralisme constitue un principe constitutionnel au Chili. Et le Parti républicain est attaché au marché et à la propriété privée », rappelle Vincent Arpoulet. Plus conservateur que l’actuelle Constitution de 1980 héritée de l’époque Pinochet, le nouveau texte constitutionnel, rédigé par le Conseil, a néanmoins été rejeté par les Chiliens en décembre 2023. Un an auparavant, Boric avait présenté un premier projet, plus progressiste, qui avait lui aussi été rejeté. Face à ces deux échecs consécutifs, le président chilien décide de mettre un terme au processus constitutionnel entamé en 2019. « Après deux propositions constitutionnelles soumises à un référendum, aucune n’a réussi à représenter ou à unir le Chili dans sa belle diversité », regrette-t-il. Cette difficulté à modifier un cadre constitutionnel favorable à l’investissement privé peut ainsi expliquer le récent recul de Boric vis-à-vis d’un projet d’une telle ampleur qu’est celui de la nationalisation du lithium.

Critique écologique

Quid enfin de l’approbation du projet par les populations du désert d’Atacama ? La production d’une tonne de lithium nécessite un million de litres d’eau, ce qui provoque un assèchement des espaces au sein desquels résident des communautés qui vivent de l’agriculture. Boric se trouve face à une contradiction sérieuse supplémentaire : obtenir l’assentiment des habitants avant le développement de toute nouvelle activité extractive tout en imposant son pays comme le premier producteur sur la scène internationale, « ce qui suppose de perpétuer un modèle d’extraction à grande échelle », conclut Vincent Arpoulet.

Ces divers éléments rendent de plus en plus improbable la concrétisation d’un tel projet destiné à accroître les marges de manœuvre dont dispose la puissance publique en vue d’encadrer les excès du marché. Preuve, si besoin est, que la démocratie effective reste toujours aux prises aux aléas et jeux politiques.

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