
Dans un nouveau documentaire co-réalisé avec son compère Gilles Perret, François Ruffin réussit, une fois de plus, à prendre le pouls d’une France qui souffre voire frôle la déchéance mais qui se bat avec une incomparable dignité. L’avocate Sarah Saldmann joue l’anti-héroïne enveloppée dans un snobisme dont elle parvient heureusement de temps à autre à se dépouiller.
Il est fort. On le savait déjà avec son excellent Merci Patron ! (2016) – un documentaire satirique où il tente de plaider la cause d’un couple licencié par un groupe du milliardaire Bernard Arnault – et son touchant J’veux du soleil (2019), à la rencontre des Gilets jaunes. Le troisième documentaire de François Ruffin, co-réalisé comme pour le second avec Gilles Perret, nous montre la réalité extrêmement difficile de travailleurs français et étrangers au Smic. Ils sont des millions dans l’Hexagone.
Ruffin, homme du tout terrain

Disons-le tout net : certains ont reproché au député de la Somme de se mettre en scène. Si l’on considère qu’une personnalité publique bien connue désormais d’un grand nombre de Français use de son identité pour mettre en valeur ceux dont la voix est entravée, les peurs et douleurs méprisées, alors, oui, François Ruffin se met en scène. Et il a raison, d’autant que sa présence, si elle est perpétuelle (après tout, c’est bien lui qui mène la danse et joue son propre rôle, quoi de plus logique), n’en devient néanmoins pas lourde ou surjouée. L’homme est fidèle à lui-même, tout simplement.
On soulignera d’ailleurs et en premier lieu qu’il est l’un des rares hommes politiques à investir autant le terrain, notamment dans le Nord, en étant réellement à l’écoute des classes populaires et en menant des combats très concrets (la maltraitance des femmes de ménage à l’Assemblée nationale en est un exemple).
On lui saura gré, ensuite, d’avoir su choisir un angle intéressant pour son documentaire. Ce dernier aurait pu, en effet, être un très bon exercice d’immersion basique dans le quotidien des travailleurs précaires qui se démènent, jour après jour, et qui peinent à remplir leur frigo. Son angle original, c’est Sarah Saldmann qui lui a donné tout cuit, sur un plateau doré où elle a pour habitude, visiblement, qu’on lui serve à manger. La métaphore est peut-être un soupçon caricatural. À peine. La jeune avocate, invitée régulière de Cnews, a attiré l’attention du député en tenant à plusieurs reprises des propos généralisateurs, méprisants et par moment insultants sur les « assistés » et les « glandus » qui seraient des paquets à être affalés toute la journée sur leurs canapés, au lieu d’aller au charbon pour 1 300 euros. Ruffin propose alors à l’avocate de rencontrer, durant une semaine, ces travailleurs qu’elle pense connaître.
C’est là que le documentaire devient vraiment trépidant. Ruffin a pris soin de conduire Salmann chez des travailleurs aux profils diversifiés et tous victimes de discrimination (sociale, raciale, genrée) français et étrangers, du Nord mais aussi d’Île-de-France ou de la périphérie de Lyon. Les scènes où l’avocate est forcée (elle a accepté de jouer le jeu après tout) de trancher des poissons, de laver un vieil homme grabataire, de nourrir des vaches, d’aider un homme victime d’un AVC à décharger des ferrailles ou un autre à livrer des cageots de légumes au Secours populaire oscillent entre la gentillesse simple des concernés et les maladresses de la bourgeoise invitée qui peine à se comporter « normalement ».
« Nathalie, qui lutte contre une arthrose dégénérative et fait le ménage, Sylvain, qui fait du bénévolat avec deux prothèses de hanches et vit d’une petite pension, Louisa, auxiliaire de vie… Autant d’hommes et de femmes attachants, souvent victimes de drames. »
On pourrait arguer qu’elle semble se dépouiller progressivement des oripeaux du snobisme à mesure qu’elle rencontre des personnalités fracassées. En effet, lorsqu’une aide à domicile épuisée, payée 1 000 euros mais heureuse de faire « le plus beau métier du monde et de donner le sourire » se met à pleurer, elle se réfugie dans le salon, ébranlée. Sarah Saldmann est humaine, certes. Mais l’humanité au sens large peut revêtir des formes diverses… Et une fois ces quelques moments d’empathie passés, l’avocate renoue avec ses amours de toujours, à savoir les sacs à 20 000 euros, qu’elle a « bien le droit » de s’acheter « puisqu’elle a travaillé pour ça », lance-t-elle autour d’une table à François Ruffin et deux convives. Il est aisé, avouons-le, de railler ses manies, ses surprises (elle a peur des vaches d’un agriculteur), ses caprices (elle refuse le muffin servi par un PMU au petit déjeuner), et ce même si elle en vient tout de même à nuancer ses propos originels contre les précaires, en étant confrontée à leur quotidien : « J’ai dit de la merde. »
Mais « ce n’est pas le sujet », au fond, comme l’affirme Ruffin. Saldmann sert surtout de contre-miroir. À ses frivolités, le documentaire oppose la dignité immense des travailleurs. Nathalie, qui lutte contre une arthrose dégénérative et fait le ménage, Sylvain, qui fait du bénévolat avec deux prothèses de hanches et vit d’une petite pension, Louisa, auxiliaire de vie… Autant d’hommes et de femmes attachants, souvent victimes de drames (la femme de Sylvain est partie, le mari d’une femme qui vient au Secours populaire est mort), qui font preuve d’une extraordinaire résilience (« les rêves commencent à revenir », confie l’un d’eux quand il retrouve du travail) et coupent le sifflet à l’avocate qui reste coite devant tant d’instinct de survie.
Champagne pour les travailleurs
Pour le grand final, François Ruffin assume de tout faire péter, pour le dire familièrement. Il déroule le tapis rouge (sur une plage du Nord) et sort le champagne pour accueillir tous ceux et celles qui ont participé au documentaire. Il s’agit de les mettre en avant, de leur exprimer de la gratitude au vu de l’utilité voire du caractère essentiel de leurs métiers, de les projeter sur le devant de la scène, eux qui sont souvent en première ligne pour les galères et rejetés dans l’ombre à la moindre plainte. La proposition est osée. La larme retenue à plusieurs reprises au cours du documentaire sort, bien dissimulée au regard d’autrui dans la salle de cinéma. Ruffin a fait le pari du peuple et il est gagnant.
Référence : Au boulot !, documentaire co-réalisé par François Ruffin et Gilles Perret. Sorti en salle le 6 novembre 2024.






Laisser un commentaire