En février 2024, paraissait Postpopulisme, de l’essayiste Thibault Muzergues. L’ouvrage tentait d’expliquer et d’anticiper la mutation des courants populistes mis en échec, ces toutes dernières années, dans certaines démocraties occidentales. S’il n’est pas sans intérêt, ce travail illustre néanmoins les limites et difficultés de vouloir à tout prix construire des concepts politiques sur l’actualité du moment.

Dans la seconde moitié des années 2010, les grandes démocraties américaines et européennes ont connu leur « moment populiste », si l’on s’en tient à une analyse convenue. Il est vrai que le vote du Brexit au Royaume-Uni et l’élection de Donald Trump aux États-Unis en 2016, les scores de Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon à la présidentielle française de 2017, l’avènement en Italie d’un gouvernement coalisant la Liga d’extrême-droite avec les « attrape-tout » du Mouvement Cinq Étoiles en 2018 puis l’élection de Jair Bolsonaro au Brésil semblaient caractériser une remise en cause des partis politiques traditionnels, tout du moins de l’establishement de chacun de ces pays. Il est également exact que les années qui ont suivi marquèrent un sensible reflux électoral de ces « populistes » ainsi qu’une remise en question de la politique qu’ils avaient menée, notamment au moment de l’épidémie mondiale de Covid. Fallait-il en conclure que, la mode populiste passée, nous entrions dans une période marquée par une idéologie recomposée, le postpopulisme, une « nouvelle vague qui [secourait] l’Occident », pour paraphraser le bandeau en couverture de l’essai de Thibault Muzergues ? C’était aller trop vite en besogne. L’année 2024, bien dotée en surprises politiques des deux côtés de l’Atlantique, fragilise largement la théorie de l’auteur autant qu’elle invite à s’émanciper des étiquettes triviales pour mieux comprendre notre époque.

Nébuleux populisme

Thibault Muzergues avance une définition plutôt limpide de son concept de « postpopulisme », entendu comme l’ère, ouverte à partir des années 2020-2022, au cours de laquelle les mouvements populistes arrivés au pouvoir ou tout proches d’y parvenir sont déconsidérés. En cause : l’échec relatif du Brexit, la mauvaise gestion du Covid par les dirigeants populistes et la mise au ban de la Russie de Vladimir Poutine, modèle ou inspirateur de certains d’eux eux, à la suite de l’agression contre l’Ukraine. La fin de l’ascension populiste n’éliminant pas, pour autant, les partis qui y sont associés ni même la diffusion de leurs idées dans l’opinion, le postpopulisme prend deux aspects. D’une part, l’intégration et la digestion, au sein de partis traditionnels (dits aussi « de gouvernement ») de certaines idées des populistes. C’est ainsi qu’apparaît un « populisme décent » (David Goodheart) à l’initiative de ces partis traditionnels qui décident de calquer leurs positions sur celles de l’électorat. D’autre part, la normalisation de partis populistes une fois au pouvoir, au moyen d’un alignement de leur programme politique sur les courants mainstream. Ce schéma est celui qu’ont suivi Giorgia Meloni et Fratelli d’Italia, qui, d’eurosceptiques qu’ils étaient, sont devenus une fois aux responsabilité défenseurs du cadre européen existant.

L’année 2024, bien dotée en surprises politiques des deux côtés de l’Atlantique, fragilise largement la théorie de l’auteur autant qu’elle invite à s’émanciper des étiquettes triviales pour mieux comprendre notre époque

Mais un premier problème conceptuel affleure à la racine de la démonstration. En dépit d’éléments de définition notamment empruntés aux travaux de Dominique Reynié, l’essai ne parvient pas à donner au « populisme » un contenu qui soit indiscutable. Celui-ci recouvre finalement des obsessions assez différentes dans leur forme comme dans leur intensité : l’antiparlementarisme (à des degré très divers), l’appel à la démocratie directe (mais pas toujours), la critique de l’Union européenne (ce qui n’a de sens qu’en Europe…), la critique du libéralisme (mais lequel ?), la critique de l’immigration de masse (mais essentiellement à droite)… Le concept apparaît comme ce qu’il est : un fourre-tout connoté péjorativement, un qualificatif visant à discréditer certains partis ou courants politiques plutôt qu’une doctrine un tant soit peu cohérente et stabilisée. En conséquence, la désignation du populisme ne se défait pas d’une grande part d’arbitraire. Illustration : si Thibault Muzergues identifie à raison dans le macronisme quelques dimensions populistes (notamment l’instrumentalisation de la démocratie directe), il n’inclut pas le phénomène Macron dans la catégorie des populismes, ces derniers étant d’ailleurs relégués aux franges de la droite ou de la gauche, comme si le centre ne pouvait qu’en être épargné sans que l’on sache trop pourquoi. Ainsi, le « dégagisme », l’accent porté sur le lien direct leader charismatique-peuple, la fascination pour les nouvelles technologies, la critique des élites et des institutions ne sont pas ici suffisants, aux yeux de l’essayiste, pour emporter le qualificatif. À l’inverse, Muzergues n’interroge pas sérieusement le maintien dans la catégorie des populistes du Rassemblement national ou de la France Insoumise, même s’il relève une atténuation de leurs points de rupture avec les partis consensuels, en particulier sur la question du rapport aux institutions européennes.

Pas davantage qu’une identification de programmes politiques comme populistes s’avère incontestable, l’appropriation d’idées issues du populisme par les partis de gouvernement ne semble l’apanage d’une période dite « postpopuliste ». Pour ne prendre qu’un exemple, Thibault Muzergues mentionne le discours sécuritaire et anti-immigration comme marque du populisme d’extrême-droite. Or, la focalisation du discours politique sur ces questions est aisément identifiable dans la campagne électorale de Nicolas Sarkozy dès 2007, déjà dans l’idée de contrer la montée du Front national de l’époque, mais bien avant la « vague populiste » des années 2016-2020. La parade est en réalité vieille comme le monde, exercice vu et revu de la triangulation politique, certainement pas spécifique aux expériences que nous vivons depuis quelques mois, en Europe où dans l’Amérique de Joe Biden, cet archétype du postpopulisme selon Thibault Muzergue… à laquelle succédera finalement le retour imprévu du populisme trumpien.

De quoi le (post)populisme est-il le nom ?

Avec Postpopulisme, Thibault Muzergues ne parvient donc pas à solidifier le cadre conceptuel fragile du populisme. Il est bien plus convaincant, en revanche, lorsqu’il s’intéresse à la notion voisine mais non synonyme de disruption et ses manifestations historiques. À trop vouloir parler de populisme – ce qui est commode pour cornériser l’adversaire – on en oublie que le cœur du sujet est en fait la disruption, c’est-à-dire l’émergence, à tous les niveaux du spectre politique, de personnalités ou de courants souhaitant incarner une rupture avec ce qu’ils considèrent comme caractéristique d’un vieux monde en échec : ce peut être le capitalisme comme l’État-providence, l’impérialisme occidental comme le sans-frontiérisme, la démocratie représentative comme la puissance des médias. Et face à la tentation de la disruption, peu importe au fond qu’on finisse par apercevoir – souvent en forçant l’analyse – quelques traits partagés entre toutes les entités qu’il faut faire entrer dans la case de populistes. Il est moins essentiel de traquer les liens d’ordre financier, intellectuels ou fantasmagoriques de certains partis de droite (et parfois de gauche) avec la Russie que de comprendre le ressort profond de la disruption. Le contestation du consensus paraît manifestement l’expression d’une soif, chez les électeurs, de volontarisme politique. Qu’il s’agisse du succès du discours de Trump, de la première campagne présidentielle de Macron, de l’autoritarisme nostalgique de Bolsonaro ou de la fascination pour les figures de Vladimir Poutine ou de Xi-Jinping – aujourd’hui pourrions-nous même ajouter, à droite, pour celle de Javier Milei – la constante est l’espoir suscité dans l’électorat d’une action politique à nouveau capable de transformer la société, d’en gommer les déséquilibres et de nettoyer la supposée corruption des élites.

À trop vouloir parler de populisme – ce qui est commode pour cornériser l’adversaire – on en oublie que le cœur du sujet est en fait la disruption

La disruption surgit de la sclérose du politique, dont les causes sont, elles, multiples et en partie propres à chaque espace démocratique en crise. Les interactions dans lesquelles sont pris les États-modernes (jeux d’alliances, accords commerciaux, intégration à des organisations complexes type Union européenne, concurrence des multinationales, des géants du numérique, des marchés financiers…) ont réduit peu à peu la marge de manœuvre des gouvernements et leur capacité à proposer des politiques alternatives. Les candidats disruptifs parviennent à bâtir l’illusion le temps d’une campagne – parfois un peu plus – qu’ils possèdent l’ambition et le courage de tenir les promesses intenables. Rattrapés par les contraintes structurelles, ils se trouvent à leur tour désavoués ou sont poussés à se normaliser pour survivre à l’épreuve du pouvoir (exemple des Démocrates de Suède ou de Fratelli d’Italia).

Trop souvent la question du populisme n’est abordée que sous l’angle restrictif, ambiguë et finalement peu intéressant de la nature des protagonistes, et bien sûr du danger qu’ils sont censés représenter pour la démocratie. Postpopulisme ne fait pas exception. C’est oublier l’essentiel : l’environnement politique dans lequel émergent les courants disruptifs et la question légitime qu’ils posent à nos systèmes institutionnels. Peut-on soustraire le politique de la malédiction de l’impuissance ?


Référence : Thibault Muzergues, Postpopulisme, Éd. de l’Observatoire, 2024, 252 pages. Prix éditeur : 21 €.

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