
En dehors des radars médiatiques malgré les intérêts géopolitiques qu’elle concentre, cette petite république d’Europe orientale a fait l’objet du récent essai de l’historienne Catherine Durandin, professeur émérite à l’INALCO. Moldavie : Le défi, un pari (Éd. Pétra) éclaire ainsi les récents scrutins présidentiel et référendaire dans cet État frontalier de l’Ukraine.
L’élection présidentielle des 20 octobre et 3 novembre 2024, couplée avec un référendum portant sur le processus d’adhésion à l’Union européenne, a permis à la Moldavie d’intéresser quelques jours durant les commentateurs politiques d’Europe occidentale. Il est vrai que la réélection de la présidente sortante pro-européenne Maida Sandu, grâce aux voix de la diaspora, ainsi que le tout petit « Oui » (50,69 % des voix) accordé par les citoyens moldaves au projet d’entrée dans l’UE ont suscité un soulagement immédiat autant qu’une inquiétude pour l’avenir de ce pays, déchiré entre influences russe et roumaine. Publié un mois avant ces scrutins cruciaux, l’essai de Catherine Durandin offre une trame interprétative de grande valeur sur la trajectoire contemporaine de la Moldavie. Nation « introuvable » et fragmentée, corruption endémique, État impuissant, démographie déclinante… Ces quelques constats fort pessimistes « poussent [l’auteur] à questionner un état des esprits et des lieux multiples et pluriels en République de Moldavie. Pluralité des langues, des vécus historiques, divergences des options d’avenir ».
Un territoire de clivages et de convoitises

L’histoire de l’État moldave prend racine au milieu du XIVe siècle avec l’apparition d’une principauté autonome, s’étendant des Carpates orientales au Dniestr. Inquiété par l’expansion ottomane dans les premières décennies de son existence, le territoire a échappé à la mainmise complète de Constantinople au prix d’un accommodement de son régime et de l’acquittement d’un tribu. Annexé en grande partie par la Russie en 1812, l’espace moldave, alors rebaptisé Bessarabie, connaît dès le XIXe siècle l’influence de son géant de voisin. Intégrée à la Grande Roumanie après la Première Guerre mondiale, la Bessarabie reste l’objet des ambitions russes. La création formelle en octobre 1924 d’une République autonome soviétique socialiste moldave augure ce qui va devenir, après la Seconde Guerre mondiale, une République socialiste soviétique, composante de l’Union soviétique. Voilà pour les très grandes lignes d’une histoire déjà riche avant même l’indépendance de cet État, lorsque vole en éclat l’URSS en 1991.
La nouvelle Moldavie, qui s’est dotée d’une Constitution démocratique en 1994, est-elle libérée depuis de la pression de ses voisins ? Selon un rapport du Sénat français daté du 29 novembre 1999, le pays demeurait alors « un champ privilégié d’influences antagonistes de l’ancienne puissance tutélaire, la Russie, et du pôle d’attraction culturel et linguistique, la Roumanie », observant par ailleurs que « les clivages, sur la scène intérieure moldave, se sont formés en fonction de positions adoptées vis-à-vis de ces deux voisins ». La lecture reste pertinente vingt-cinq ans plus tard. Toutefois, le travail de Catherine Durandin le montre, géographie et démographie ont leur part d’incidence dans un tel constat. La Moldavie est une République qui associe à son territoire principal deux régions autonomes, la Gagaouzie (partie sud) et la Transnistrie (partie est). La première, sensible à l’influence russe compte tenu de sa population – 78 % de chrétiens liés au patriarcat de Moscou – posséde sa propre langue, en voie de régression sous l’effet d’une politique d’éducation volontaire du gouvernement central, qui encourage l’apprentissage du roumain. Région pauvre, la Gagaouzie ne compte que quelques vignobles et industries liées à l’économie du bois. Le cas de la Transnistrie est plus complexe. Depuis la guerre du Dniepr (1992), cette bande de territoire est sécurisée par une force de sécurité tripartite (moldaves, transnistriens et russes). La population locale, historiquement hostile à un rapprochement avec la Roumanie, comprend des familles russes installées sur place et de nombreux moldaves russophones. Le fameux dépôt de munitions soviétique de Cobasna, qui devait être démantelé après la Guerre froide, demeure gardé par des troupes russes… à quelques encablures de la frontière avec l’Ukraine.
Le « sauvetage » de Maida Sandu par le vote des Moldaves de l’étranger a été source de perplexité lors de l’élection présidentielle de l’automne 2024. Il faut pourtant se souvenir qu’elle avait été élue dans des conditions comparables en 2020, emportant déjà 93 % des votes de la diaspora.
D’autres disparités, économiques celles-ci, traversent la Moldavie. Si la Transnistrie demeure la région la plus industrialisée, 60 % des ressources économiques sont concentrées dans la capitale Chisinau où ne vit qu’un tiers des habitants du pays. Le déclin et le vieillissement de la population sont l’un des plus sérieux défis des années à venir. En accord avec les chiffres avancés par Catherine Durandin, un Moldave sur quatre a aujourd’hui plus de 60 ans. Aussi, les pénuries de travailleurs dans les secteurs essentiels sont légions et iront en s’aggravant puisque, l’émigration se poursuivant, la Moldavie ne devrait plus compter que 1,7 million d’habitants en 2040, contre 2,6 millions aujourd’hui. La diaspora représente d’ailleurs dans les années 2020, à elle seule, 10 % du PIB, qui profite en grande partie au pays (transferts de fonds, salaires d’employés à l’étranger, programmes de financement). Le « sauvetage » de Maida Sandu par le vote des Moldaves de l’étranger – un dixième des nationaux vit hors du pays – a été source de perplexité lors du 2e tour de l’élection présidentielle de l’automne 2024. Il faut pourtant se souvenir que le scénario n’est pas inédit, puisque Sandu avait été élue dans des conditions comparables en 2020, emportant déjà 93 % des votes de la diaspora. Plutôt que d’y voir le soupçon d’un scrutin manipulé, il faut analyser ces résultats comme la marque d’un profond décalage entre les aspirations des expatriés et celui de la population, moins active, restée sur sa terre d’origine.
Le difficile amarrage de Chisinau à l’Europe occidentale
Les clivages très nombreux qui traversent la jeune République rendent son avenir encore incertain. Depuis l’indépendance du pays en 1991, les gouvernements successifs ont dû réfléchir à des politiques de voisinage optimales. Si, comme le souligne Catherine Durandin, l’option d’une réunification avec la Roumanie n’a jamais été sérieusement étudiée, une inclinaison vers l’Ouest est en revanche très tôt perceptible. Dès le 16 mars 1994, Chisinau s’engageait auprès de l’OTAN dans un « partenariat pour la paix », poursuivi aujourd’hui à travers diverses aides versées par l’alliance pour le renforcement militaire de la Moldavie. Quant à une adhésion future à l’Union européenne, elle se profile à partir de 2014 et la signature d’un accord d’association, qui débouchera sur une candidature officielle. En parallèle, la guerre d’agression menée par la Russie contre l’Ukraine à partir de février 2022 conduit la Moldavie à se retirer l’année suivante de la Communauté des États indépendants (CEI).

Le progressif désengagement de la Moldavie de la zone d’influence russe se perçoit aisément dans l’économie du pays. Les données statistiques reprises dans l’ouvrage montrent l’accroissement des relations commerciales avec l’Union européenne. Cette dernière représentait en 2008 35 % des exportations et 44 % des importations de la Moldavie. Ces chiffres ont respectivement évolué à 59 % et 63 % (2023). Ils sont à mettre en miroir du recul net des échanges économiques avec les pays de la CEI, les exportations moldaves à destination de ceux-ci ayant dégringolé de 55 % à 29 % et les importations de 40 % à 29 % sur la même période 2008-2023.
Ces tendances de long terme ne garantissent pas, pour autant, l’ancrage définitif de la Moldavie à ses voisins occidentaux ni une adhésion rapide à l’Union européenne. En premier lieu, les développements de la guerre dans l’Ukraine voisine inquiètent les Moldaves qui pourraient être la cible prochaine des intérêts russes. Ce ne sont pas les propos comminatoires récents de Nikolaï Patrushev, l’un des principaux conseillers de Vladimir Poutine, qui les rassureront1. En outre, les sympathisants d’un rapprochement avec la Russie ne manquent pas dans l’arène politique nationale. La coalition Podeba (« Victoire ») menée par l’oligarque Ilan Shor qui possède, en plus de sa nationalité moldave, des passeports russe et israélien, œuvre en faveur d’un resserrement des relations avec Moscou. Bien qu’établi en Russie, Shor continue donc d’intervenir indirectement, via ses sociétés et ses relais politiques, dans le débat moldave. Une partie de la population y est culturellement sensible. Dans ce pays où 90 % des sondés se déclarent orthodoxes, la très grande majorité des paroisses relèvent de l’archevêché de Chisinau, placé sous l’autorité de l’Église orthodoxe russe.
Enfin, le chemin reste encore long pour remplir les critères d’adhésion exigés par l’Union européenne. C’est l’un des fils rouges suivis par Catherine Durandin dans son essai : les difficultés persistantes rencontrées dans le pays sont telles qu’elles compromettent à ce jour l’acquisition de standards démocratiques et économiques satisfaisants. En premier lieu, la corruption demeure à un degré problématique, gangrénant notamment le fonctionnement de la justice et la vie politique. La Commission européenne, qui a évalué dans un rapport de juin 2022 les progrès de la Moldavie, s’est montrée de surcroît très critique sur d’autres terrains : celui par, exemple, du manque d’action contre les violences domestique et sexuelles ou contre les discriminations.
Moldavie, le défi, un pari, n’offre pas au lecteur une vision enjolivée de cet État, ni ne choisit de noircir excessivement le tableau. Scientifique, la démarche de Catherine Durandin présente l’intérêt d’associer le regard d’une universitaire étrangère au propre ressenti d’acteurs moldaves, sollicités par un questionnaire dont les réponses sont publiées, brutes, en dernière partie d’ouvrage. Les études consacrées à la Moldavie sont suffisamment rares – et donc précieuses – pour que cette lecture mérite une attention particulière, dans un contexte régional ô combien troublé par la guerre meurtrière entre l’Ukraine et la Russie.
Note :
- Dans un entretien accordé au site Grand Continent et publié le 14 janvier 2025, Patrushev met en garde sans ambages : « Je n’exclus pas que la politique agressivement antirusse de Chisinau aboutisse à l’absorption de la Moldavie par un autre État ou à sa disparition pure et simple. Dans ce contexte, l’exemple qui vient à l’esprit est naturellement celui de l’Ukraine, où le néonazisme et la russophobie ont conduit le pays à sa chute — et ce bien avant le lancement de l’opération militaire spéciale. » (https://legrandcontinent.eu/fr/2025/01/14/poutine-et-le-facteur-trump-lukraine-pourrait-cesser-dexister-cette-annee/). ↩︎
Réf. : Catherine Durandin, Moldavie : le défi, un pari, Éditions Petra, coll. « Méandre », 2024, 240 pages. Prix éditeur : 19 €.






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