
À la suite de l’effondrement de l’auvent de la gare de Novi Sad à l’automne dernier, des milliers de Serbes manifestent depuis des mois dans les rues pour dénoncer la corruption du pouvoir. Ce mouvement peut-il déboucher sur une libéralisation du régime ? Quel est l’état de la liberté de la presse en Serbie ? Et quel est le sentiment général de la population vis-à-vis de son passé yougoslave ? Pour répondre à ces questions, Voix de l’Hexagone a interrogé Alexis Troude, docteur en géopolitique, chargé de cours à l’Université de Versailles-Saint-Quentin et spécialiste des Balkans.
Propos recueillis par Ella Micheletti.
Voix de l’Hexagone : La démission du Premier ministre Milos Vucevic, mardi 28 janvier, était-elle prévisible au regard des contestations qui agitent le pays depuis trois mois ? Le président Aleksander Vucic a-t-il déjà un successeur en tête pour le remplacer ?
Alexis Troude : Ce n’était pas du tout prévisible. C’est un pouvoir qui était extrêmement bien ancré depuis plus d’une décennie. On ne s’attendait pas du tout à cette démission, d’autant qu’il y avait déjà eu de nombreux mouvements et manifestations ces dernières années. Ce n’est donc pas la première de ce type. Cependant, on ne pensait pas que des représentants de ce pouvoir accepteraient de démissionner. Cela ouvre tout de même des perspectives optimistes.
Le 27 janvier, le tabassage d’une étudiante, qui appelait à manifester, par des membres du parti au pouvoir, le Parti progressiste serbe (SNS), a renforcé la colère des manifestants. Cette extrême violence du côté des nervis de ce parti (et plus globalement des autres partis serbes) est-elle fréquente ?
Malheureusement, oui. Un peu comme en Russie. Le pays a toujours connu cette alliance avec la mafia. On sait qu’Aleksandar Vučić, comme tous ceux qui l’ont précédé, y est lié. Il a été obligé de s’allier avec la mafia dans certains domaines pour que la police puisse continuer, tout simplement, à contrôler quand même le trafic de drogue. Et ceci mène à ce qu’on appelle une « voyoucratie ». D’ailleurs, Aleksandar Vučić était jadis connu comme l’un des leaders des hooligans du club de foot de l’Étoile rouge. Et il a maintenu des contacts avec eux par la suite. C’est un mélange entre pouvoir, mafia, hooligans.
Depuis quatre mois, les manifestants sont des milliers à défiler. Mais, selon vous, ce mouvement a-t-il atteint son stade maximal avec cette démission du Premier ministre ou se dirige-t-on vers une réelle libéralisation ?
Entre les deux. Autrement dit, le pouvoir va pas être complètement déstabilisé. S’amorce sûrement une transition progressive d’un pouvoir lié à un parti vers un pouvoir peut-être un peu plus libéral.
Il faudra des années et des années pour remplacer toutes les personnalités qui ont été placées par le président Vučić dans tous les rouages du pouvoir, que ce soit dans la justice, dans les médias, etc.. Mais il est évident que, pour la première fois, ces manifestants ont eu gain de cause dans une certaine mesure parce qu’à la suite de la démission de Premier ministre, plusieurs changements pourraient intervenir à la tête du pays, et notamment au sein du gouvernement. Ce dernier va être remanié.
« Il faudra des années et des années pour remplacer toutes les personnalités qui ont été placées par le président Vučić dans tous les rouages du pouvoir, que ce soit dans la justice, dans les médias. »
Un schéma un peu similaire avait été observé en Italie, c’est-à-dire que le Président va choisir, je le crois, des personnalités de la vie civile qui vont remplacer certains ministres liés au parti. C’est assez fréquent dans beaucoup de pays de l’Est, contrairement à ce qu’on peut observer en France France.Un professeur d’histoire pourrait être nommé au ministère de la Culture, ou un universitaire en droit pourrait devenir ministres de la Justice. Donc, on assisterait à une transition douce après dix années de partitocrature.
Qu’appelez-vous « partitocrature » ?
Il s’agit du placement à tous les postes stratégiques et d’élite des proches du Président, ainsi que des membres de son parti. Que ça soit dans la justice, la police, les mairies, les directions d’aéroports… On ne peut pas qualifier la Serbie de système dictatorial mais le régime est clairement lié à un parti, le SNS, le fameux Parti progressiste serbe. Tous les postes politiques ou économiques sont occupés ces dernières années directement par le SNS. Dans le milieu économique par exemple, les entrepreneurs ne peuvent pas faire du business sans être adhérent au parti.
Comment qualifier alors le régime serbe ?
C’est un régime présidentiel fort.
Quelles sont les autres revendications des manifestants ?
Leur principale revendication est la fin de la corruption, laquelle a toujours existé depuis la chute du mur et reste importante. Les manifestants souhaitent la fin de cette omniprésence du parti unique, car, malgré les élections, ce sont toujours les personnalités du SNS qui sont au pouvoir. Les jeunes en ont assez de devoir prendre la carte du parti pour trouver un travail quand ils sont diplômés, ingénieurs ou autre. Ce n’est évidemment pas normal.
Plus largement, se pose la question des médias, qui est récurrente depuis vingt ans en Serbie. Il s’agit de « libérer » la télé, qui est trop liée au pouvoir, la rendre beaucoup plus indépendante. La chaîne 1, notamment RTS 1, mais aussi les grands journaux comme Politica, qui sont trop proches du pouvoir, pour faire que le paysage audiovisuel soit réellement pluriel.
« Chaque Serbe sait précisément quel groupe économique se cache derrière un titre de presse, quelle ingérence étrangère aussi existe, parce qu’il y a beaucoup de journaux possédés par des groupes allemands ou anglais. »
Il existe toutefois une transparence des médias plus importante qu’en France par exemple. Dans la presse, on sait exactement ce que gagnent les journalistes, quels sont les revenus exacts générés par telle télévision, telle radio. Chaque Serbe sait précisément quel groupe économique se cache derrière un titre de presse, quelle ingérence étrangère aussi existe, parce qu’il y a beaucoup de journaux possédés par des groupes allemands ou anglais. Il y a également une liberté de ton, parfois irrévérencieux. Néanmoins, la télévision reste trop inféodée au pouvoir.
La position de la Serbie sur la scène mondiale est complexe. La reconstruction de la gare de Novi Sad faisait partie d’un projet plus large d’infrastructure visant à relier, par une ligne de TGV, Budapest à Belgrade. Projet financé à hauteur de 3 milliards d’euros par la Chine. Que penser de cette intervention étrangère ?
Il y a une vingtaine d’années déjà, lors d’un colloque à l’EHESS, j’affirmais que la Chine et la Russie allaient supplanter l’Europe. L’énergie et les transports sont respectivement tenus par les Russes et les Chinois. En géopolitique, c’est ce qu’il y a de plus crucial. Les présences russe et chinoise sont très importantes en Serbie. La Turquie est présente également, avec 800 entreprises implantées sur le territoire serbe et de nombreux investissements. Sans compter les politiques du Moyen-Orient et des Qataris. Tout cela pour dire que l’Union européenne est en retard. Vraiment en retard.
En 2017, l’ambassadeur de France en Serbie de l’époque, Frédéric Mondoloni, estimait déjà qu’on avait perdu vingt ans. Nous devons rattraper ce temps perdu.
Ce qu’il faut comprendre, c’est qu’en Serbie, le but est de ne pas s’arrêter. Le pays est frontalier avec la Hongrie et c’est ce qui peut le relier à l’Europe. C’est pour ça que les Serbes développent cette ligne de TGV de Budapest à Belgrade, pour se raccrocher, ensuite, au TGV Paris-Milan-Budapest.
Faut-il objectivement déplorer les investissements en Serbie de la Chine et de la Russie ?
D’un point de vue économique, non. On ne peut s’en prendre à nous-mêmes. Je vais vous donner un exemple. En Bosnie, j’avais rencontré le Président des Serbes de Bosnie, à Banja Luka, au nord-ouest. Il organisait la fête de l’indépendance. Le taxi a préféré contourner la ville de Sarajevo et prendre une autoroute flambant neuve. Dans les montagnes den Bosnie, vous vous rendez compte,que le réseau routier a été entièrement refait par les Chinois, à vitesse « grand V ». Chaque année, la Chine construit des dizaines et dizaines de kilomètres d’autoroutes en Bosnie. Idem au Monténégro où elle monte une autoroute aérienne qui a pour but de raccrocher Bar, sur la côte monténégrine, à Belgrade, en Serbie. Ainsi, ces pays se rattacheront eux-mêmes au réseau européen.
Revenons sur la politique intérieure de la Serbie pour conclure. Quelles sont les principales oppositions aujourd’hui au SNS ?
Nous avons pratiquement le même schéma qu’en France. Il y a une opposition, en nombre de voix, qui est forte à droite, mais aussi très divisée. À droite, le Parti radical dont est issu Aleksandar Vučić, qui avait fait scission du parti radical (parti extrême-droite), n’existe pratiquement plus. Revient en force le parti de centre-droite de l’ancien président Vojislav Koštunica, le TSS, Parti démocratique de Serbie, après vingt ans de trou noir. À côté, il existe certains partis quasiment religieux, comme Tveri. Il faut noter que cette droite divisée n’est pas vraiment un danger pour Vučić. À gauche, le Parti communiste serbe n’existe plus, contrairement à la Macédoine et au Monténégro. C’est d’ailleurs étonnant, parce qu’il existe une véritable yougo-nostalgie en Serbie. Les habitants sont extrêmement nostalgiques, surtout face à la crise économique. Pour rappel, auparavant, il n’y avait pas ce souci d’argent. Certes, la population gagnait peu mais avait un appartement et les transports et l’école gratuits.
Parmi les ouvrages d’Alexis Troude :
Géopolitique de la Serbie, édition Ellipses, 2006.
Les Balkans : une zone grise au coeur de l’Europe, Perspectives libres, 2021.






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