Il est des questions qui taraudent les Français mais dont fort peu de sources médiatiques savent apporter une réponse convaincante… Comment notre pays a-t-il pu, en presque quarante ans, s’embourber dans le manque de compétitivité et le chômage, laissé fermer ses usines, démanteler ses fleurons industriels, péricliter ses services publics et exploser sa dette ? Le film Au Nom de l’Europe narre avec une cohérence et une précision implacables le récit d’une chute : celle de la puissance française, sous contrainte européenne.

Il n’est jamais trop tard pour une séance de rattrapage ! Pour ceux qui, comme Voix de l’Hexagone, sont passés à côté du film de Camille Adam Au Nom de l’Europe, sorti il y a bientôt un an, la découverte de cette enquête impeccablement présentée et sourcée est toujours possible – et ce gratuitement – grâce à la plateforme Youtube. Ancien avocat au barreau de Paris, Camille Adam a décidé de raccrocher la robe noire pour se consacrer entièrement à la réalisation et la production de documentaires. Avec désormais plus d’un demi-million de visionnages, son premier travail, Au Nom de l’Europe, se présente comme le contre-récit d’une construction européenne habilement portée par les mantras rassurants de la classe politique et médiatique. Ni de France plus forte dans l’Europe, ni d’Europe sociale, ni de croissance garantie par le libre-échange, encore moins de rempart contre la mondialisation… Ce qui ressort des témoignages recueillis (économistes, spécialistes de l’Europe, hommes politiques, chercheurs…), de l’examen des textes (traités, règlements et directives, jurisprudence…) et des statistiques économiques conduit à un bilan de la construction européenne sans complaisance, à des années lumières du narratif convenu.

Les textes européens : une « contre-Constitution libérale »

D’une durée totale de trois heures, le film ne s’attarde guère sur les premières décennies de la construction européenne (période 1951-1985). Il faut dire que la Communauté économique européenne, alors sous l’égide du traité de Rome de 1957, est constituée d’un nombre limité d’États encore capables de faire prévaloir leurs intérêts vitaux, ainsi qu’en témoigne la fameuse « crise de la chaise vide » provoquée par le général De Gaulle en 1965. Cette première Europe a contribué activement à la reconstruction et au développement du continent, bénéfique notamment aux exportations agricoles françaises.

Ce n’est qu’au milieu des années 1980 que se produit le basculement à l’origine du système européen tel que nous le connaissons et qui constitue le cœur des recherches de Camille Adam. Dans cette décennie fatidique, la vague néolibérale propulsée par Ronald Reagan aux États-Unis et Margaret Thatcher au Royaume-Uni emporte avec elle les équilibres de l’Europe de Rome. Le Français Jacques Delors, alors président de la Commission européenne, fait siennes les recommandation d’un lobby d’industriels réunis sous le nom d’ERT (European Round Table) pour proposer une refonte de la politique européenne sous le mot d’ordre de la dérégulation : la porte est ouverte à la libéralisation tous azimuts. Un nouveau traité, l’Acte unique européen, est ratifié par les États membres dans l’indifférence politique et médiatique quasi-totale en 1986. Le gouvernement de cohabitation de Jacques Chirac n’y voit pas même l’opportunité d’une saisine du Conseil constitutionnel. Et pourtant, le texte n’ouvre pas seulement la voie à une harmonisation des normes relatives aux biens et aux services en Europe ; il implique aussi la mise en concurrence des services publics par le démantèlement des monopoles d’État. Il acte, par ailleurs, la fin du compromis de Luxembourg acquis à l’issue de la crise de la « chaise vide ». Dès lors, les États commencent à perdre domaine après domaine leur pouvoir de blocage : les jours de la règle de l’unanimité sont comptés.

La récession et les destructions d’emplois, auxquelles s’ajoutent la chute des exportations et l’explosion des déficits publics, n’ont pourtant jamais été questionnées par la classe politique, qui a fait montre à cette occasion d’un consensus droite-gauche dans un objectif clairement énoncé : construire l’Europe des marchés.

Le documentaire détaille, texte après texte, initiative après initiative, les conséquences de l’application en droit français des normes concurrentielles européennes. La perte des grandes entreprises d’État (transports, télécommunications, électricité…), constitutifs d’un service public efficace directement inspiré du programme du Conseil National de la Résistance, s’est traduite par l’ouverture de leur capital puis leur privatisation, sans se voir opposer d’obstacle majeur de la part des juges, pourtant gardiens de la Constitution. Cette attitude de laisser-faire s’est d’ailleurs manifestée, quelques années plus tard, lors des débats juridiques sur la conformité à la Constitution française du traité de Maastricht. Par sa décision du 9 avril 1992, le Conseil constitutionnel a rappelé le principe de souveraineté nationale sans pour autant fixer de garde-fou aux compétences à concéder dans le cadre de la construction européenne. Pour Lauréline Fontaine, professeur de droit constitutionnel, il s’agissait à la fois d’un acte de pure communication destinée à la population par la réaffirmation de la souveraineté de la France, tout en permettant à la classe politique de surmonter le veto constitutionnel par une clause générale de transfert de souveraineté au bénéfice de l’Union européenne.

Les traités européens et le droit produit par les institutions européennes, dont la primauté est reconnue sur les normes nationales, en sont venus à former une véritable contre-Constitution, d’essence radicalement libérale puisque assise sur les principes de libre circulation des biens, des capitaux, des personnes et des marchandises. Cette politique économique libérale a été qualifiée de dogmatique par le Sénat lui-même, et ce dès 1993 dans l’un de ses rapports. De surcroît, en phase avec les obsessions allemandes en la matière, la gestion de l’euro, monnaie unique européenne introduite à partir du 1er janvier 2002, privilégie la lutte contre l’inflation au détriment de l’intérêt économique de la plupart des États (dont la France) pour lesquels il s’agit d’une devise surévaluée. Les deux longues séquences consacrées à la politique française du franc fort dans le cadre du système monétaire européen (qui précéda l’euro), puis à la politique de l’euro fort prônée par la Banque centrale européenne, sont les plus passionnantes, certainement aussi les plus spectaculaires d’Au Nom de l’Europe. L’application de ces théories monétaristes accouche d’un bilan économique catastrophique, d’autant plus édifiant qu’il est déjà contesté à l’époque du franc fort tant par certains économistes que par les chefs d’entreprise. La récession et les destructions d’emplois (le cap des 3 millions de chômeurs est atteint en 1993), auxquelles s’ajoutent la chute des exportations et l’explosion des déficits publics, n’ont pourtant jamais été questionnées par la classe politique, qui a fait montre à cette occasion d’un consensus droite-gauche dans un objectif clairement énoncé : construire l’Europe des marchés. « Quoi qu’il en coûte », préciserait-on aujourd’hui…

Le documentaire de Camille Adam illustre jusqu’à quel degré la construction européenne a été, depuis les années 1980, l’histoire d’une défaite française permanente.

Encore excédentaire en 2002, la balance commerciale de la France commence sa longue descente aux enfers avec l’introduction de l’euro. Celle de l’Allemagne débute au contraire son ascension, structurellement avantagée par une monnaie légèrement sous-évaluée et un marché du travail dérégulé par les lois Hartz. Avec son dumping social assumé et l’atout d’une gestion de l’euro directement calquée sur les doctrines de la Bundesbank, l’Allemagne apparaît, selon l’économiste Jacques Sapir, comme un « passager clandestin par rapport à ses partenaires en Europe ». Le déséquilibre entre États du continent à cause de l’euro est connu pour être dénoncé régulièrement depuis 2012 dans les rapports annuels du Fonds monétaire international. Ainsi, l’euro n’a jamais fait converger les économies, contrairement aux promesses faites au moment des débats sur l’adoption du traité de Maastricht. Présentée comme garante de la prospérité et de la croissance, la zone euro est en outre la zone de plus faible croissance dans le monde.

Fuite en avant européiste

Les décisions et recommandations européennes cadenassent depuis plus de 30 ans le débat politique national en effaçant toute marge de manœuvre. Élu président de la République en mai 1995 sur le thème de la fracture sociale, Jacques Chirac s’est, le premier, heurté au mur de Bruxelles en découvrant qu’il ne pourrait pas mettre en œuvre son programme ; la préparation de l’introduction de l’euro l’engageait alors à poursuivre une politique austéritaire. Désigné Premier ministre à l’issue de la dissolution de 1997, Lionel Jospin ne parvient pas davantage à renégocier la politique économique européenne ni à faire aboutir un vieux projet français : la mise en place d’un gouvernement économique, préconisé dès un rapport Delors de 1989 et évoqué dans le traité de Maastricht sans caractère contraignant. Pas davantage la France de Chirac-Jospin n’arrive à contrebalancer la politique anti-inflation nécessitée par l’euro au moyen d’un pacte pour l’emploi ou par l’harmonisation sociale et fiscale, initiatives rejetées dans une Union européenne dont les gouvernement sont pourtant majoritairement à gauche… Le documentaire de Camille Adam illustre ainsi jusqu’à quel degré la construction européenne a été, depuis les années 1980, l’histoire d’une défaite française permanente.

Communication de Jacques Delors sur l’harmonisation des normes européennes (26/09/1988)

Le sociologue danois Kenneth Haar souligne que l’obsession de la Commission européenne étant la limitation des salaires, l’accomplissement de cet objectif passe par l’imposition de réformes aux États. Durablement handicapée par son manque de compétitivité au sein du marché unique européen, la France a donc pris sous les présidence Sarkozy et Hollande le chemin de la dévaluation interne, c’est-à-dire de la réforme de son marché du travail par la diminution des charges et des salaires dans l’objectif de promouvoir la compétitivité. Les dispositifs en ce sens se sont multipliés : CICE, loi Macron, loi Travail… Sans grand succès.

Parce qu’elles sont confrontées au recul des indicateurs nationaux dans bien des domaines (industrie, commerce extérieur, protection sociale, finances publique…), les élites politiques françaises nourrissent le rêve fédéral, véritable fuite en avant vers une Europe destinée à aspirer toujours davantage de compétences auparavant dévolues aux États. Elles ont d’ailleurs été les premières à afficher ce plan de fédéralisation européenne, devenu projet politique de substitution pour le second septennat de François Mitterrand, à travers une ambition qu’il partageait, dans son camp, avec Jacques Delors, et avec son vieil opposant Valéry Giscard d’Estaing. L’euro avait pour vertu à leurs yeux de créer un effet d’« engrenage » entraînant l’européanisation de pans entiers de la politique des États en s’assurant de l’assentiment des dirigeants nationaux. Nulle interprétation complotiste derrière ce rappel à-propos, puisque la stratégie était énoncée par Jacques Delors lui-même : « Il y a une méthode commune à plusieurs hommes qui ont compté pour l’Europe. C’est-à-dire la méthode de l’engrenage : il faut donner aux chefs d’États, à ceux qui décident, l’impression que ce sont eux qui l’ont voulu, que c’est dans l’intérêt politique de leur pays et qu’ils puissent en tirer des profits politiques. »

Bien sûr, un documentaire consacré à l’Union européenne ne pouvait faire l’impasse sur son processus décisionnel. Après tout, rétorquent les défenseurs de la construction européenne, quoi de mal dans l’idée de forger un système quasi-étatique et démocratique pour assurer l’unité du continent et sa puissance ? Derrière les discours prônant les valeurs de transparence, de démocratie et de défense des individus, l’Union européenne est surtout devenue le centre mondial du lobbyisme et le temple du pantouflage, où intérêt public et intérêts privés s’entremêlent en permanence. Ce sont 30 000 lobbyistes qui travaillent à Bruxelles, avec une force de frappe particulièrement puissante… au sein de la seule institution d’origine démocratique : le Parlement européen (10 lobbyistes pour 1 député !). Chaque année, 3 milliards d’euros sont dépensés par ces groupes d’influence pour peser directement sur la rédaction des règlements et des directives européennes. Les liaisons dangereuses ne s’arrêtant pas en si bon chemin, d’anciens commissaires ou hauts fonctionnaires investissent les grandes banques, les fonds pensions et les géants du marché sans aucun contrôle efficace. L’inverse est tout aussi vrai, puisque le jeu de la confusion des intérêts permet aisément à d’anciens cadres de multinationales de se retrouver dans le fauteuil de commissaire européen.

L’Union européenne est devenue le centre mondial du lobbyisme et le temple du pantouflage, où intérêt public et intérêts privés s’entremêlent en permanence. Ce sont 30 000 lobbyistes qui travaillent à Bruxelles, avec une force de frappe particulièrement puissante… au sein de la seule institution d’origine démocratique : le Parlement européen.

Loin d’être le bouclier qui protège les citoyens de ses 27 États-membres, l’Union européenne est, depuis l’implantation de l’ERT en conseiller privilégié de la Commission et l’arrivée en masse des lobbys, le grand forum d’influence des milieux économiques et financiers, à l’origine de la plupart des normes adoptées à Bruxelles et imposées aux États. Dans l’esprit de la libre circulation postulée par l’Acte unique européen et le traité de Maastricht, l’Union européenne est allée plus loin encore que le marché unique européen en encourageant l’établissement d’un marché mondial dérégulé, comme en témoigne la centaine d’accords de libre-échange conclus avec des États-tiers (bien plus que les États-Unis par exemple). Tout en rejetant par principe toute protection de son propre marché ! Alors qu’une tendance mondiale se dessine aujourd’hui, celle du multilatéralisme et d’une relative démondialisation par le retour de mesures protectionnistes, la dynamique de l’Union européenne s’inscrit désormais à contre-courant de l’histoire. Elle n’a pas renforcé la croissance et la puissance de ses États-membres, mais les a affaiblies. Sous prétexte de « maîtriser la mondialisation », elle a fait l’inverse en dénonçant toutes les protections contre le marché. La globalisation économique et financière résultent ainsi d’une volonté de l’Union, ce qui permet à Camille Adam de conclure avec justesse que l’Europe « n’a pas protégé de la mondialisation : elle l’a faite ».


Réf. : Au Nom de l’Europe. Écrit, réalisé et produit par Camille Adam. Sorti en mai 2024. Disponible en ligne sur YouTube.

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