Ce dimanche, se déroule le premier tour de l’élection présidentielle en Pologne. L’issue du vote, quelle qu’elle soit, ne devrait pas bouleverser profondément l’orientation d’un pays qui se projette désormais en puissance européenne. Pour comprendre les ressorts de cette ambition, le récent essai du diplomate Pierre Buhler publié chez Tallandier mérite une lecture attentive.

Kiev, 10 mai 2025. Aux côtés du Premier ministre britannique, du Chancelier Allemand et du Président français : Donald Tusk. L’ex-président du Conseil européen est, depuis un an et demi, le chef du gouvernement polonais, fonction qu’il avait déjà occupée de 2007 à 2014. L’image des quatre « européens » exhortant de concert Vladimir Poutine à accepter un cessez-le-feu immédiat en Ukraine fait alors le tour des médias. Certes, l’opération n’a pas eu le succès escompté ; c’est un doux euphémisme… Elle aura néanmoins permis à la Pologne de se frayer une place à côté de trois « grands », dont l’un n’est d’ailleurs plus membre de l’Union européenne.

Ce n’est pas seulement la proximité géographique avec la zone du conflit qui rendait légitime la présence du Premier ministre Tusk à Kiev. Plus sûrement, l’effort de réarmement initié par Varsovie pour devenir une véritable force militaire sur le continent en fait un partenaire incontournable quand il s’agit de vouloir peser au nom  de l’Europe sur la scène internationale. Une surprise ? Plus vraiment… Dans son essai paru au début de l’année, Pologne, histoire d’une ambition, l’ancien ambassadeur de France à Varsovie (2012-2016) Pierre Buhler revient sur les grandes étapes de la construction du pays, depuis sa date de naissance symboliquement associée à la conversion au christianisme du roi Mieszko Ier en 966. Le passé mouvementé du pays permet de mieux saisir ce que sont aujourd’hui ses obsessions, ses ressentiments ou ses alliances stratégiques. Il explique aussi fondamentalement pourquoi la Pologne se rêve en puissance.

Rempart et rebelle

Plusieurs caractéristiques saillantes se dégagent d’une histoire pluriséculaire, marquée par un combat incessant pour la sauvegarde de l’indépendance nationale. Ancré dans l’inconscient collectif, le rôle de rempart de l’Occident joué par la Pologne trouve aujourd’hui un écho particulier alors que la guerre est à ses portes. Les Polonais se sont historiquement perçus comme la pointe avancée du christianisme dans un monde slave multiculturel, mais aussi comme les protecteurs d’une culture menacée par l’hostilité des puissances impériales voisines. Parmi elles la Russie, qui participa à plusieurs reprises à son agression ou son dépeçage, notamment à l’occasion des partages successifs de 1772, 1793 et 1795, lesquels firent disparaître l’État de la carte. Ses rapports à l’espace géographique correspondant à l’Ukraine actuelle se sont avérés également conflictuels, ponctués d’exactions réciproques et de disputes territoriales. L’ambivalence demeure dans leurs relations. Bien que la Pologne apparaisse comme un soutien militaire et logistique actif de Kiev dans la guerre qui l’oppose à Moscou depuis le 24 février 2022, elle s’est montrée intransigeante sur la question des importations de céréales lorsqu’elle imposa, en septembre 2023, un embargo unilatéral de plusieurs mois contre l’Ukraine. En outre, elle conditionne son soutien à l’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne au rétablissement de la vérité historique sur les massacres de Volhynie, commis contre des civils polonais entre 1942 et 1944 par l’Armée insurrectionnelle ukrainienne. Les relations cordiales dorénavant entretenues, à sa frontière ouest, avec l’Allemagne n’épargnent pas ce pays de plaines (il doit son nom au terme pole, le champ) de ressentir encore une angoisse obsidionale. Le refus de disparaître, dévorés par leurs voisins, a forgé le caractère rebelle des Polonais. À l’origine de nombreuses insurrections tout au long du XIXe siècle mais aussi, bien sûr, sous l’occupation nazie, la nation polonaise a démontré sa faculté de résistance contre l’oppression exercée depuis l’étranger. Pendant la période socialiste, elle a été à l’avant-garde du combat des peuples d’Europe centrale contre la dictature, ce qui fait écrire à Pierre Buhler que « dans aucun ‘‘pays frère’’ [le pouvoir communiste] n’a rencontré une opposition aussi coriace et indomptable, trempée dans une culture nationale de la résistance et du soulèvement ».

La Pologne a rejoint l’Union européenne le 1er mai 2004, lors du plus vaste élargissement qu’ait connu l’organisation, s’ouvrant alors à l’Europe centrale et orientale. Elle a assurément bénéficié de cette adhésion grâce aux subventions versées sans le handicap économique qu’aurait constitué l’euro, puisque la Pologne demeure pour l’heure fidèle à sa devise, le złoty. Cela lui permet de s’afficher comme un moteur de croissance et d’attractivité en Europe, même si, rappelle Pierre Buhler, ces bonnes performances économiques sont à relativiser en valeur absolue. La Pologne ne figure encore à ce jour qu’au 20e rang mondial du PIB par habitant (750 milliards d’euros en 2023 en volume, soit un quart du PIB de la France et moins d’un cinquième de celui de l’Allemagne). Qu’en sera-t-il de ses rapports à l’Union européenne lorsqu’elle deviendra contributrice nette au budget européen ? Sans être à proprement parler anti-européenne, encore moins « polexiteuse », la droite conservatrice a montré ces dernières années, y compris au pouvoir, quelques signes d’insubordination envers un ordre européen que certains dirigeants de la région – tel le Tchèque Vaclav Klaus, il y a quelques années – n’hésitent plus à comparer à la défunte Union soviétique…

Voie libérale ou voie conservatrice ?

Depuis la disparition du régime communiste en 1989-90, la Pologne a connu une série d’alternances politiques confrontant, jusqu’au milieu des années 2000, les anciens opposants au régime socialiste et les ex-apparatchiks reconvertis. Depuis, la quasi-liquidation de la gauche post-communiste a laissé le champ libre à un duel entre les libéraux pro-européens de la Plateforme civique (PO), dont Donald Tusk est aujourd’hui encore la figure de proue, et les conservateurs nationalistes du parti Droit et Justice (PiS), placés sous l’autorité de Jarosław Kaczyński. Au pouvoir entre 2003 et 2007, puis de 2015 à 2023, ces derniers ont tenté de s’inscrire dans les pas de la stratégie mise en place en Hongrie par Viktor Orban, analyse Pierre Buhler. Il se sont attaqué en particulier aux institutions judiciaires et au système médiatique, susceptibles de remettre en cause leur révolution nationaliste. La défaite du PiS au terme des législatives de l’automne 2023, arrivé en tête mais mis en minorité par une coalition parlementaire constituée de l’ensemble des autres forces politiques représentées, a stoppé le mouvement conservateur sur le plan interne. Elle n’a pas remis en cause la politique internationale du gouvernement, qui fait l’objet d’une forme de consensus sur les objectifs de défense et sur la nécessité de prévenir tout conflit futur avec la Russie. Le nouveau gouvernement Tusk a ainsi poursuivi l’effort engagé par l’équipe de Mateusz Morawiecki. Entre 2022 et 2024, la Pologne a quasiment doublé ses dépenses militaires, passées de 2,2 à 4,2 % de son PIB, pour un objectif fixé à 4,7 % en 2025. Au sein de l’Union européenne, elle mobilise le quatrième budget militaire en valeur absolue et occupe la position de tête en matière d’acquisition d’armement, essentiellement auprès de fournisseurs américains et sud-coréens.

Au pouvoir, les conservateurs nationalistes ont tenté de s’inscrire dans les pas de la stratégie mise en place en Hongrie par Viktor Orban, analyse Pierre Buhler. Il se sont attaqué en particulier aux institutions judiciaires et au système médiatique, susceptibles de remettre en cause leur révolution nationaliste.

L’élection présidentielle du 18 mai et du 1er juin 2025 devrait permettre à PO de ravir également la présidence de la République, détenue par la droite sous les deux mandats du sortant, Andrzej Duda. Cette victoire pronostiquée mettrait fin à la « cohabitation » actuelle, état de fait sans grande conséquence pour le gouvernement dans un régime parlementaire où le Président ne possède que des prérogatives limitées. Le maire libéral de Varsovie Rafał Trzaskowski est le grand favori du scrutin et devrait l’emporter, sauf surprise qui n’est pas à exclure totalement, à l’issue du second tour. Le pays devrait connaître ainsi une réelle stabilité politique jusqu’au prochain scrutin majeur, les législatives de l’automne 2027. Les astres s’aligneraient donc dans un contexte où, écrit l’ancien ambassadeur, « les difficultés du tandem franco-allemand ainsi que les incertitudes politiques dans ces deux pays nourrissent les spéculations sur la vocation de la Pologne à assurer une forme de leadership de l’UE ».

L’ouvrage de Pierre Buhler puise aux sources historiques de référence sur la Pologne, notamment dans les monographies de Norman Davies, François Bafoil et Daniel Beauvois. La synthèse de cette épopée slave complexe s’avère réussie, accessible et présentée avec objectivité par l’auteur. En revanche, ceux qui y cherchent une étude approfondie de la société et de la politique polonaise actuelles resteront sans doute un peu sur leur faim, tant le nombre de pages consacrées à la décennie en cours sont réduites. En dépit de son sous-titre Comprendre le moment polonais, l’essai propose surtout de montrer d’où revient la Pologne et comment son passé éclaire sa trajectoire actuelle.


Réf. : Pierre Buhler, Pologne, histoire d’une ambition, Paris Tallandier, coll. « Essais», 2025, 265 pages. Prix éditeur : 19,90 €.

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