Spécialiste des théories politiques islamiques et de droit public, le professeur Yadh Ben Achour a écrit de nombreux ouvrages, notamment sur l’articulation entre la démocratie, les droits de l’homme et l’Islam ou le droit administratif. Lors de la révolution tunisienne de 2011, il est nommé à la tête d’une commission de réforme des textes et des institutions, chargée de débarrasser le droit tunisien des dispositions du régime déchu de Ben Ali. Dans son dernier ouvrage, L’Éthique des révolutions, il développe la théorie selon laquelle les révolutions seraient mues par une éthique. Un panorama riche des siècles de l’histoire humaine, où se répondent les époques, les civilisations et les luttes contre la souffrance humaine universelle. Entretien.


Voix de l’Hexagone : S’il est vrai que l’histoire des faits révolutionnaires par le monde, leur déroulé ou leurs causalités ont été examinés par des historiens, ce n’est pas le cas du vaste sujet de l’éthique des révolutions. Comment expliquer pareil manque (que votre livre est venu combler) dans les milieux universitaires ? Comment vous est venue cette idée d’essai, L’éthique des révolutions ?

Yadh Ben Achour : Tout d’abord, l’analyse des révolutions est loin d’être l’apanage des historiens. Des poètes, des romanciers, des philosophes, des philosophes du droit ou de l’histoire, des utopistes, des acteurs politiques ont consacré une partie de leur pensée à analyser, glorifier ou dénigrer le phénomène révolutionnaire, dans une perspective éthique. Kant affirmait dans la Querelle des facultés que la Révolution est « un témoignage décisif de la tendance morale de l’humanité ». Hegel, avec son langage particulier, et sa méthode téléologique, peut être considéré comme un défenseur de l’idée d’éthique dans les révolutions. Considérez également l’idée de vertu dans les idées politiques de Robespierre ou de Saint-Just et notamment le discours de Robespierre « sur les principes de morale politique qui doivent guider la Convention nationale dans l’administration intérieure de la République »

Le professeur Yadh Ben Achour

Ce qui est remarquable, c’est que cette optique des révolutions se retrouve même chez les penseurs marxistes de première importance, comme Trotsky dans son Histoire de la révolution russe. Des poètes, comme Victor Hugo, André Chénier, Vladimir Maïakovsky, Pablo Neruda, René Char ou Aragon ont joué un grand rôle dans le surgissement ou la légitimation des révolutions. Il est incontestable que la poésie d’Abu al-Qâcem al-Chebbi a préparé aussi bien la révolution tunisienne nationale de l’indépendance que celle de 2011.

Ce que j’ai essayé de faire dans l’Ethique des révolutions, c’est de synthétiser et de « densifier » cet aspect que j’estime primordial. Évidemment, la révolution tunisienne de 2011, avec ses idées de la dignité, de la liberté et de la justice, jetées spontanément à la face de la dictature, a constitué pour moi la source de jaillissement de cette idée. La révolution tunisienne m’a suggéré qu’une révolution n’était que l’expression de l’indignation, face au mal-vivre. C’est cette indignation qui est la source de toutes les révoltes, les résistances et les révolutions.

En introduction, vous cernez le noyau de cette problématique révolutionnaire, à savoir ce que vous appelez un « non-à-la-souffrance », de l’Antiquité jusqu’à aujourd’hui. Dans l’Histoire, certains esprits ont théorisé des formes étatiques censées assurer le bonheur pour tous (et par ricochet l’éradication du malheur, de la souffrance et de l’injustice) par le biais de l’utopie (comme Thomas More) ou le communisme (avec les affres du stalinisme que l’on connaît). Pourtant, la fin de la souffrance universelle n’a jamais eu lieu. Est-ce à dire que les révolutions ont vocation à être éternelles et renouvelées tant qu’il y aura des Hommes sur terre et donc des inégalités (sociales, politiques, économiques) ?

Tant qu’il y aura des hommes, il y aura de la souffrance. Ici, nous sommes face à notre nature, face à notre constitution fondamentale, en tant qu’êtres humains. Cette humanité, féroce et vorace, nous dirige vers la guerre, la soif de domination et d’exploitation de l’autre, l’intérêt personnel, la cruauté, le carnage, l’injustice et le mensonge. La fin universelle de la violence n’aura jamais lieu, l’homme étant ce qu’il est. Et c’est parce qu’elle n’aura pas lieu qu’il existera toujours des révolutions. Les révolutions constituent une réponse éthique, donc spirituelle, à cette cruauté. Elles révèlent une autre dimension de l’humanité, l’esprit de justice, dont les utopies constituent l’une des expressions. L’esprit de justice n’appartient pas à la nature brute, mais à la pensée et à la réflexion sur notre condition, c’est-à-dire, en un mot, à la nature civilisée, celle qui est passée par le crible de l’éthique.

Vous écrivez que les révolutions ont vocation à « ouvrir les portes d’un monde nouveau avec des principes en vérité aussi anciens que le monde ». Pouvez-vous expliciter cette pensée ?

Vous n’avez pour cela qu’à remonter le cours de l’histoire pour chercher quelles idées, quels sentiments, quelles passions, quels slogans animent le cours des révolutions. Depuis la haute Antiquité mésopotamienne, jusqu’à nos jours, en passant par la Grèce antique, la République romaine puis l’Empire romain, les Abbassides, les Fatimides, les Almohades, le Moyen Âge, l’ère moderne, le monde contemporain, vous retomberez toujours sur des idées d’une certaine banalité, mais d’une incroyable générosité, se répétant sans cesse depuis la nuit des temps : justice, liberté, égalité, dignité, fraternité, solidarité, etc. Partout dans le monde, ces idées ont été exprimées et portées par des révolutions, comme les révolutions serviles, les révolutions indépendantistes, les révolutions anti-raciales, les révolutions des classes opprimées ouvrières ou paysannes. Ces idées ne vieillissent pas pour la simple raison, que leur contraire ne vieillit pas non plus. Une révolution, c’est la lutte de la culture et de l’humanité civilisée, contre la nature et l’humanité sauvage. C’est l’indignation qui dit non à l’indignité.

Qui dit révolution dit changement ou espoir de changement. Mais vous expliquez que les révolutions ne profitent pas forcément à tous. Exemple en est de la révolution américaine vis-à-vis des esclaves et des Amérindiens ou de la Révolution française vis-à-vis des ouvriers et paysans. Néanmoins, toute révolution n’est-t-elle pas finalement « destinée » à devenir un combustible, un leitmotiv pour toutes les victimes d’oppression laissées pour compte, qui peuvent retourner un idéal révolutionnaire afin d’obtenir les mêmes droits ?

Une révolution constitue toujours l’espoir d’un changement. Ma leçon inaugurale au Collège de France en 2021 s’intitulait : « La révolution, une espérance.» Sans cette espérance, elle ne pourrait jamais avoir lieu. Évidemment, elle ne profite qu’à ceux qui l’ont conduite et dirigée. Ce fut notamment le cas des révolutions indépendantistes aux États-Unis, en Amérique latine, en Afrique du Sud. Ces révolutions, dirigées contre les nations mères, comme l’Angleterre ou l’Espagne, tout en profitant à leurs protagonistes, ont souvent accentué les inégalités avec les autochtones ou les autres communautés raciales et leur exploitation. D’une manière plus générale, les idéaux révolutionnaires ont souvent été utilisées par la suite par les victimes d’une domination, coloniale ou autre, pour revendiquer les mêmes droits prônés pour son propre compte par la puissance dominante. C’est ce qu’on fait les grands chefs ou inspirateurs des révolutions nationales, comme Gandhi, Nehru, Soekarno, Bourguiba, Messali Hadj, Léopold Sedar Senghor et tant d’autres. Cela ne se limite pas exclusivement au rapport entre colonisés et colonisateurs, mais, d’une manière plus générale, au rapport entre dominateurs et dominés.

Ce qui est extrêmement intéressant dans votre ouvrage, c’est que vous montrez qu’une révolution n’a pas besoin d’être multifacettes (sociale, économique, politique, culturelle) pour pouvoir être qualifiée de « vraie » révolution. Ainsi, la Révolution américaine était une révolution principalement politique et indépendantiste. Loin d’être un bloc monolithique, les révolutions seraient-elle donc toujours sectorielles, même si elles reflètent toutes in fine un « non-à-la-souffrance » ?

Les révolutions n’ont pas la même densité, ni la même portée. Certaines, comme les révolutions indépendantistes ou les changements révolutionnaires de gouvernement, peuvent être des révolutions strictement politiques et toucher exclusivement la forme ou l’origine du gouvernement ; d’autres, comme les révolutions socialistes, peuvent atteindre le niveau social et économique ; d’autres, comme la Révolution française de 1789 ou la Révolution turque de 1924, peuvent aller encore plus loin, et toucher également la sphère culturelle ou religieuse, ou même linguistique. Il y a donc, en définitive, différentes échelles de révolutions. Et ce n’est pas parce qu’une révolution n’atteint pas le degré supérieur qu’on doit lui refuser le caractère de révolution. C’est la trame de mes deux ouvrages, Tunisie : une révolution en pays d’islam et L’éthique, des révolutions.

Nous avons coutume de lier les concepts de révoltes et de révolutions. Les premières tendent à apparaître en amont des secondes. Et certaines révoltes sont brisées avant d’avoir abouti à des révolutions. Parfois, les deux sont éloignées de plusieurs décennies ou plus. Vous prenez l’exemple passionnant de la Révolution tunisienne de 2011, avec de possibles causes remontant au XIXe siècle, au début du XXe, aux années 1970, 1980 et même 2000. Pouvez-vous nous préciser les événements phares visés (révolte des Oudernas, Jeudi noir, émeutes du pain…) ? Comment des événements « anciens » ont-ils pu être « transmis » ainsi de génération en génération pour constituer un terreau de colère, en l’occurrence dans cet exemple tunisien de 2011 ?

Une révolte, c’est une alerte. Lorsqu’elle est écrasée, il ne faut pas croire qu’elle est enterrée. Elle demeure toujours sous la cendre. L’anéantissement d’une révolte laisse des traces profondes dans les cœurs et dans les esprits, des désirs de vengeance, un héritage de haine et de rancœur, une sourde colère qui attend son heure. Ces sentiments, ces angoisses, ces soifs de revanche peuvent resurgir et se déclarer par la suite, avec des laps de temps plus ou moins longs, et peuvent également se transmettre de génération en génération. La révolte des pénitents a été totalement écrasée par la dynastie Omeyyades en 65 de l’hégire (685 du calendrier grégorien). C’est pourtant l’une des causes principales de l’apparition du schiisme, comme mouvement de dissidence religieuse et politique au sein de l’islam. La révolte protestante des Camisards en 1702 en France, et la féroce violence qui l’entoure, est visible encore aujourd’hui dans la vie quotidienne des populations dans les Cévennes. En Tunisie, la Révolution de 2011 a été précédée par de multiples soulèvements anciens, comme celui d’Ali Ben Ghedhahem en 1864, ou celui de Kasserine et Thala en 1906, ou des Oudernas en 1915, ou des Mrazigh en 1944. Mais elle a été précédée par des mouvements protestataires plus proches, comme les évènements du Jeudi noir, en janvier 1978, ou les Émeutes du pain, en janvier 1984 ou encore la révolte du bassin minier en 2008. Toutes ces révoltes, matées par la violence répressive, produisent des effets de longue durée qui finissent par une conflagration révolutionnaire. C’est ce qui est arrivé en 2011.

Parlons maintenant de la violence révolutionnaire et contre-révolutionnaire. S’agissant de la première, vous citez de nombreux exemples éloquents, de la Révolution culturelle en Chine, en passant par les purges staliniennes. Ces exemples semblent avoir en commun d’avoir voulu radicalement changer le système, voire l’Homme tout court. Selon vous, des révolutions de ce type portaient-elle en germe cette violence ou ces dérives sont-elles le fait d’aléas (politiques, sociaux et individuels – liés à un dictateur) ?

Il faut nous méfier des optiques angéliques sur l’histoire et les évènements historiques. Les révolutions dérangent énormément de monde. Les autorités et les bénéficiaires du régime ancien, les catégories sociales qui les soutiennent et profitent de leur situation, leurs administrations, leurs troupes, leurs forces de police, leurs milices ne peuvent se laisser dépouiller de leurs privilèges sans réagir. Ils vont se défendre et pour cela utiliser les armes. Les forces révolutionnaires, non plus, ne peuvent laisser s’échapper leur chance de prendre le pouvoir. Et quand ils le prennent, ils ne peuvent se laisser déborder par leurs ennemis.

« La violence se trouve au cœur des révolutions. Cependant, cette règle ne constitue pas une loi générale. Les révolutions peuvent avoir lieu dans un contexte de non-violence, comme le prouve la révolution nationale indienne et les idées du Mahatma Gandhi. »

Par conséquent, comme l’ont affirmé plusieurs historiens, la violence se trouve au cœur des révolutions. Cependant, cette règle ne constitue pas une loi générale. Les révolutions peuvent avoir lieu dans un contexte de non-violence, comme le prouve la révolution nationale indienne et les idées du Mahatma Gandhi. Par ailleurs, des forces révolutionnaires peuvent accéder au pouvoir par la voie légale. Ce fut le cas des Tupamaros qui passèrent des armes aux urnes en 1994, puis en 2009, année au cours de laquelle José Mujica fut élu Président de la République. L’accession au pouvoir de forces révolutionnaires par la voie légale est illustré également par l’élection de Salvador Allende, en 1970, en tant que président de la République du Chili. En définitive, la violence est constitutive des révolutions, à condition de ne pas en faire une loi générale de l’histoire.

Concernant la répression anti-révolutionnaire, vous estimez qu’elle peut s’avérer payante à court terme (exemple : la Commune de Paris) mais rarement à moyen ou long terme. Pour quelles raisons ?

Pour les raisons que nous avons indiqué précédemment, en réponse à la sixième question. La répression peut éteindre le feu. mais n’atteint pas les cendres.

Les révolutions au cœur de l’histoire en islam constituent une partie très intéressante de votre ouvrage. Vous expliquez que l’islam représente non seulement une révolution politique mais aussi sociale, avec la remise en cause des mœurs et traditions de la société tribale pré-islamique. Pouvez-vous nous citer des exemples de coutumes qui ont ainsi été bannies ?

La coutume la plus profonde qui a été remise en cause est certainement l’esprit clanique étroit, c’est-à-dire l’identité par la seule référence au lignage. Le premier Islam a posé un nouveau principe, à la fois politique et social, la référence à une communauté spirituelle, l’ummah, dépassant le lignage, sans l’anéantir. Du coup, et par cette faille, s’est introduit le principe d’égalité entre les croyants. Cela mettait automatiquement fin à la suprématie de la société oligarchique, fondée sur l’honneur et la puissance des ascendants qui se transmettaient aux descendants. Avec cette nouvelle approche de la société, certaines traditions ancestrales, parfois des plus barbares, ont été écartées. La plus forte, sur le plan symbolique et sur le plan pratique, a été l’abolition du sacrifice des nouvelles-nées. Il était alors légitime, dans cette société de pénurie, de les enterrer vivantes. Cette pratique a été abolie et blâmée dans le Coran lui-même. Dans le même ordre d’idées, le Prophète, sans abolir l’esclavage, en a tout d’abord limité les sources, ensuite a considéré que l’affranchissement d’un esclave devait être considéré comme une œuvre de bienfaisance rétribuée par Dieu. Plusieurs autres coutumes ou pratiques d’ordre moral, économique ou domestique ont été touchées, comme la polygamie illimitée, la vengeance d’honneur qui donnait le droit à une victime de se rendre justice elle-même par le meurtre, l’usure dans les transactions civiles, les sacrifices païens, les pratiques mortuaires démesurées, la divination par les fléchettes, la magie des « souffleuses dans les cordelettes » (al nafathât fil ‘uqad), le libertinage, le lévirat, etc.

Vous écrivez que le monde musulman se trouve aujourd’hui tiraillé entre d’un côté les promoteurs d’une pensée révolutionnaire (tournée vers la pensée laïque) et d’un autre les défenseurs d’un retour au temps inaugural. Quelles sont les grands lignes politiques de ces deux tendances ? Les populations concernées sont-elles actuellement déchirées entre ces deux tendances antagonistes ?

Il faudrait nuancer cette idée. Il est vrai que le retour au temps inaugural, constitue le soubassement des idéologies fondamentalistes. Cependant, cette approche rétrospective a servi également à justifier des réformes modernistes. L’exemple typique est celui de la suppression de l’esclavage en Tunisie, en 1846. L’abolition de l’esclavage a été justifiée par l’idée que le premier Islam, celui du Prophète, était foncièrement hostile à l’esclavage. Il demeure cependant vrai que les lignes de fracture de la pensée islamique actuelle sont celles que vous venez d’évoquer. Mais, là encore, il ne s’agit pas véritablement d’un rejet ou d’une acceptation du temps inaugural, mais plutôt de son interprétation.

« Les modernistes interprètent le temps inaugural, comme un temps ouvert à l’évolution, ce qui les amène à admettre l’autonomie du politique par rapport à la religion, et, dans le sillage, à accepter l’autonomie de l’individu et de l’État. Ce fut le cas par exemple de l’Égyptien Ali Abdurrazak ou du Soudanais Mahmoud Mohamed Taha. »

Les modernistes, disons pour simplifier, interprètent le temps inaugural, comme un temps ouvert à l’évolution, ce qui les amène à admettre l’autonomie du politique par rapport à la religion, et, dans le sillage, à accepter l’autonomie de l’individu et de l’État. Ce fut le cas par exemple de l’Égyptien Ali Abdurrazak ou du Soudanais Mahmoud Mohamed Taha, partisans d’une pensée de la libération. Les conservateurs islamistes, comme Mawdudi, Nabhani ou Sayed Qutb, interprètent en revanche le temps inaugural dans sa lettre et dans sa fixité et refusent la nécessité de l’évolution.

Les révolutions africaines et dans le monde arabe ont innervé puissamment l’histoire du XXe siècle, en particulier au moment des décolonisations. Mais, plus récemment, les révolutions démocratiques dans le monde arabe ont été des échecs. Pour quelles raisons ?

Il faut se méfier des échecs dans l’histoire. Comme je vous le disais, il y a un instant, l’échec n’est jamais définitif. Il laisse toujours des traces. Les révolutions démocratiques dans le monde arabe se heurtent effectivement à des obstacles qui paraissent insupportables. Mais toutes les révolutions ont pratiquement connu le même sort. Jamais une révolution ne débouche sur un succès immédiat. Au contraire, elle est souvent suivie, dans l’immédiat, de soubresauts multiples caractérisés par la dictature, la violence, la guerre civile etc. Prenez pour exemple la Révolution française. Ses promesses, son espérance n’ont été accomplies que bien plus tard, après de multiples gouvernements autoritaires, plusieurs restaurations monarchiques, plusieurs révolutions, y compris la Commune de Paris. Le soulèvement syrien a été suivi d’un raidissement du régime de Bachar al-Assad. Qui eut cru que ce régime serait renversé ? Pourtant il l’a été. Je ne dis pas que le gouvernement actuel est un gouvernement démocratique. Je laisse tout simplement à l’histoire la possibilité de se développer sans déterminisme.

Toujours dans le monde arabe, vous observez notamment une « surchauffe idéologique » du monde arabe, entre le communisme, le libéralisme, le nationalisme nassérien, le salafisme, l’islamisme… De nombreuses idéologies là-encore aux antipodes les unes des autres. Pourquoi, pour reprendre vos mots, ces tentations idéologiques n’ont-elles pas été des réussites « dans le champ de l’expérience concrète » ? Quelles voies seraient les plus à même de conduire à l’émancipation des peuples et aux libertés individuelles dans ces pays ?

Elles n’ont pas été des réussites dans le champ de l’expérience concrète, parce que, dans l’ensemble des contradictions vécues par le monde arabe, il existe rarement une contradiction dominante, autour de laquelle pourrait s’articuler une expérience révolutionnaire. La surchauffe idéologique part dans tous les sens. Une captation par une force politique dominante devient problématique. Cela explique aussi bien le caractère anarchisant des systèmes socio-politiques arabes que le caractère systémique de la prise du pouvoir par l’armée et l’installation de gouvernements autoritaires. La violence et la répression deviennent les instruments principaux de gouvernement, reléguant au dernier plan les forces vives de la société civile et des partis politiques. C’est ce qui se passe actuellement en Tunisie, en Algérie ou en Égypte. Cependant, l’histoire ne s’arrête pas. Ces gouvernements autoritaires peuvent devenir le point d’ancrage de futures révolutions démocratiques, comme cela a été le cas en 2011 en Tunisie, en Égypte, en Syrie, en Libye, au Yémen. Une révolution démocratique, c’est qu’un peuple peut espérer de meilleur.

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