Jean-Numa Ducange est un historien spécialiste de l’historiographie de la Révolution française, de l’histoire des gauches françaises et germanophones, ainsi que de l’histoire des marxismes. Son dernier essai, un très remarqué JeanJaurès, paru chez Perrin, éclaire sous un jour nouveau la finesse et la complexité d’un homme qui, toute sa vie, a voulu concilier défense de la République et marxisme. Entretien.
Voix de l’Hexagone : Question volontairement cabotine pour ouvrir l’interview. Pourquoi ce livre sur Jaurès, alors que de nombreuses biographies ont déjà été écrites sur lui ? N’avions-nous pas, au fond, tout dit de cette figure quasi légendaire ?
Jean-Numa Ducange : Il y a quelques années, j’avais commencé par écrire une biographie de Jules Guesde. Elle est parue en 2017 (une version revue augmentée paraît en janvier 2026) . J’avais travaillé sur l’introduction du marxisme en France à travers lui. J’avais également beaucoup étudié la social-démocratie allemande et autrichienne. C’est ainsi que j’ai croisé Jaurès à travers l’Internationale, par le regard d’autres militants et d’autres sections internationales.
À partir de là, j’ai commencé à rassembler une série d’informations qui me semblaient intéressantes sur le plan archivistique – plutôt des archives internationales d’ailleurs. J’ai également trouvé des documents en Russie, grâce à une collègue russe, d’un certain Boris Kritchevsky*, immigré venu en France à la fin du XIXᵉ siècle. Ces archives contenaient des éléments concernant Jaurès. Par ailleurs, de nombreux documents n’avaient pas encore été explorés, notamment les archives de police permettant de suivre Jaurès. Autre découverte surprenante : on a retrouvé, il y a une dizaine d’années les archives de Pierre Renaudel, socialiste et, pourrait-on dire, « second couteau de Jaurès ». À travers lui, on apprend comment Jaurès a concrètement construit le Parti socialiste avant 1905, puisqu’il y avait alors deux partis socialistes. Il était utile de mettre en cohérence tous ces apports empiriques.

L’aspect interprétatif était également intéressant. S’agissant de Jaurès, on a tendance soit à le « repeindre en rouge » en ne retenant que ses phrases les plus collectivistes et les plus « lutte des classes », soit, au contraire, à insister sur ses aspects les plus consensuels. J’en suis arrivé à la conclusion qu’il fallait penser ensemble les différentes facettes de Jean Jaurès. C’est quelqu’un de fortement influencé par le marxisme d’un point de vue analytique, quand il s’agit de comprendre la société capitaliste. Il est réellement séduit par Marx, d’où certaines formules radicales sur la critique de la propriété. Néanmoins, il est aussi une personnalité profondément républicaine. Il est prêt à des alliances très larges à gauche, voire jusqu’au centre droit, comme il l’a fait dans sa carrière politique. Il est particulièrement stimulant de redécouvrir Jaurès aujourd’hui, trente ans après la chute de l’URSS : cela montre qu’on peut à la fois respecter le cadre analytique marxiste et demeurer convaincu que la République n’est pas un vain mot.
Reprenons la vie de Jaurès depuis ses débuts, à commencer par son environnement familial. Pouvez-vous nous en dresser un bref panorama ?
On compte beaucoup de militaires dans sa famille, ce qui peut sembler contre-intuitif, tant on conserve une image d’Épinal de lui, avec la lutte contre le militarisme et la guerre. Jaurès grandit dans un environnement où les guerres comptent. Il est né en 1859. La guerre de 1870 est finalement proche, et la France du XIXᵉ siècle est encore marquée par le souvenir napoléonien. Un de ses oncles a participé à la guerre de Crimée et à plusieurs campagnes.
Cet entourage familial est donc assez héroïque et favorable à l’armée. Cela le marque, puisqu’il lit beaucoup sur les questions militaires. Il faut rappeler aussi que Jaurès n’a pas publié tant de livres, même s’il a énormément écrit. L’un de ses ouvrages les plus structurés, à la fin de sa vie, est L’Armée nouvelle. De son enfance à ses derniers textes, la question militaire demeure centrale pour lui. Jaurès n’est pas un antimilitariste de principe : il veut réformer l’armée dans un sens républicain, afin qu’elle serve le peuple.
Cette proximité avec le milieu militaire a-t-elle influencé, voire nourri, ses réflexions et son œuvre ? Si oui, de quelle manière ?
Bien sûr. Il ne faut pas faire de Jaurès un doux philosophe socialiste – ce qu’il est aussi – opposé aux « méchants militaires ». Comme je le disais, la thématique militaire est fondamentale pour lui, y compris dans ses aspects techniques. Il suit la littérature militaire. Rappelons également que, dans le marxisme des origines, Engels était surnommé « le Général », non seulement en raison de son rôle politique, mais aussi parce qu’il était fasciné par les questions militaires. À la fin du XIXᵉ siècle, certains socialistes sont très anti-militaristes et rêvent d’abolir toutes les armées. Jaurès, lui, s’inscrit dans une tradition où la question militaire est prise au sérieux.
Vous décrivez une scolarité exemplaire chez Jaurès, marquée par une grande passion pour les classiques grecs et romains. Se distingue-t-il, par ce goût, de ses contemporains ? Comment cette appétence irrigue-t-elle ses réflexions et ses discours ?
La formation classique, avec le latin et le grec, est alors bien plus répandue qu’aux périodes ultérieures pour ceux qui atteignent un haut niveau scolaire. Mais n’imaginons pas que tous les députés ou élites d’alors maîtrisent réellement le latin. Jaurès arrive premier au concours d’entrée de l’École normale supérieure, troisième à l’agrégation de philosophie. Il rédige deux thèses : une en français sur la métaphysique et une thèse complémentaire, entièrement en latin, sur les origines du socialisme allemand.
Il possède un niveau exceptionnel en langues anciennes. Il traduit du grec et du latin, et baigne dans la littérature classique. Dans sa bibliothèque figurent Ovide, Plutarque… Lorsqu’il écrit son Histoire socialiste de la Révolution française, il explique que trois auteurs l’ont inspiré : Michelet pour le lyrisme, Marx pour la lecture économico-sociale de l’Histoire, et Plutarque pour les Vies parallèles. À cette époque, Jaurès est un cas assez singulier. Il est également très imprégné de culture révolutionnaire : il rejoue, à sa manière, ce que les acteurs de 1789 avaient déjà fait, en s’identifiant à de grands personnages de l’Antiquité.
Concernant son entrée en politique, un point m’a paru très intéressant : l’évolution de sa ligne sur la question ouvrière. On comprend que Jaurès est solidement arrimé à la République, mais qu’il ne s’adresse pas d’emblée aux masses ouvrières. Comment expliquer ce décalage ? Quels événements le font évoluer ?
Il faut savoir que Jaurès n’est pas un fils du peuple. Il ne vient pas d’un milieu ouvrier et n’a pas de famille socialiste. Chez lui, on trouve plutôt des notables républicains classiques. Il se lance très jeune en politique : élu député à 26 ans, en 1885, il est alors le benjamin de la Chambre. Il ne vient pas à la politique par la question sociale, mais par la défense de la République. Nous sommes à une époque où la République, consolidée à partir de 1880, reste fragile. La Première et la Deuxième Républiques n’ont pas duré, et la Troisième est menacée, notamment par le nationalisme. Pour les hommes de gauche, la défense du régime est essentielle.
« Jaurès est séduit par le socialisme sur le plan théorique. Il pense que la description du capitalisme par Marx dans Le Capital est brillante et utile pour comprendre son temps. »
Au départ, Jaurès est donc davantage préoccupé par la République et la laïcité. Il est « ferriste », proche de Jules Ferry, et participe à la mise en place des lois scolaires. Mais il évolue pour deux raisons : l’une intellectuelle, l’autre pratique. D’abord, sa formation intellectuelle. Sa thèse sur les origines du socialisme l’a conduit à lire en allemand toute la tradition philosophique allemande de Luther à Hegel. Il est séduit par le socialisme sur le plan théorique. Il pense que la description du capitalisme par Marx dans Le Capital est brillante et utile pour comprendre son temps. Ensuite, la raison pratique : Jaurès est élu du Tarn, un département encore rural mais comprenant des concentrations ouvrières, notamment à Carmaux. Il y découvre les mineurs durant une grande grève. Ce sont alors les ouvriers les mieux structurés et les plus disciplinés. Ce contact direct l’amène à articuler ce qu’il a appris dans les livres avec la réalité ouvrière. Il se dit alors qu’il doit devenir le porte-parole de ces travailleurs, sans renoncer à son logiciel républicain. Le socialisme lui apparaît comme la meilleure manière de défendre ce monde ouvrier. Très tôt, il veut rendre le socialisme compatible avec les impératifs républicains.
Quel était le rapport personnel de Jaurès à la religion ? Dans La Question religieuse et le socialisme, il affirme que le socialisme peut accomplir les promesses du christianisme. Pensera-t-il toujours ainsi ?
Jaurès est un défenseur ardent de la laïcité et de la séparation des Églises et de l’État. Mais quant à sa croyance personnelle, il n’était probablement pas athée. La Question religieuse et le socialisme est un ouvrage qu’il n’a jamais publié. Né au milieu du XIXᵉ siècle, Jaurès appartient à une génération où nombre de socialistes sont croyants. L’historien américain Frank Paul Bowman a décrit ce phénomène dans Le Christ des barricades. Chez certains, on observe une forme de « christianisme rouge ».
Pour plusieurs socialistes, le socialisme sécularise en quelque sorte le message évangélique. Jaurès s’inscrit plutôt dans cette logique, tout en pensant que le pouvoir de l’Église doit être réduit et séparé de l’État. Ce sont deux dimensions distinctes. Sa fille fera sa communion ; lui-même ne revendique pas publiquement de croyance en Dieu, mais certains adversaires s’en serviront contre lui.
À l’époque, la famille socialiste débat des questions internationales : faut-il abolir les frontières ou défendre la patrie ? Où se situe Jaurès ? Patriote ? Internationaliste ? Les deux ?
Certains socialistes sont des internationalistes radicaux, comme Rosa Luxemburg, qui refuse par exemple de réclamer l’indépendance de la Pologne au nom de l’abolition des frontières. Elle dépasse le marxisme classique par la gauche. Jaurès, lui, se considère comme Français, et estime que la patrie et la nation doivent être défendues. Il croit à des structures internationales permettant de coordonner l’action socialiste, surtout en Europe. Mais pour lui, l’héritage républicain français est indépassable.
L’équilibre de Jaurès lui vaut souvent des critiques. Vous employez l’expression de « voie étroite » entre marxisme et socialisme. Quelles difficultés concrètes rencontre-t-il ?
Il ne faut jamais sous-estimer l’étroitesse d’esprit de certaines personnalités politiques. À l’époque de Jaurès, on trouve d’un côté des marxistes un peu dogmatiques, notamment Guesde et les guesdistes, et de l’autre des républicains qui refusent d’intégrer vraiment la question sociale. La voie de Jaurès est effectivement étroite.
Aujourd’hui, nous avons l’impression que ces éléments se combinent facilement. Mais Jaurès, lui, doit composer avec des interlocuteurs rigides. Plusieurs de ses camarades républicains sont choqués par son appropriation du marxisme. Aristide Briand, par exemple, refuse d’adhérer au Parti socialiste en 1905. Pourtant, Jaurès continue à travailler avec lui sir la loi de séparation. Tout en étant influencé par le marxisme, il cherche régulièrement des alliances à gauche. C’est pourquoi il tente de trouver un terrain d’entente avec Clemenceau en 1906, sans renoncer à ses références marxistes. Pour lui, on ne peut se passer ni du marxisme, ni de la République.
Un chapitre porte justement sur le lien Jaurès-Clemenceau. Sur quoi portait la fracture entre eux ?
Entre les deux, c’est, fondamentalement, une rencontre manquée. Dans les années 1880, Jaurès est moins à gauche que Clemenceau. Ce dernier est non seulement un dreyfusard mais aussi celui qu’on surnommera le Tigre. Il faut rappeler que Clemenceau, c’est alors la gauche – n’en déplaise à ceux qui verraient en lui un homme de droite. La droite de l’époque le déteste : c’est un « bouffeur de curés ». Il reproche même à Jaurès d’être trop modéré en matière de laïcité, jugeant que la loi de 1905 ne va pas assez loin.
La fracture porte sur la question sociale et la violence de leur affrontement verbal est à la hauteur, à mon avis, de la déception. Une célèbre joute oratoire à l’Assemblée les oppose sur la priorité à accorder ou non à cette question. Jaurès rompt alors, estimant que Clemenceau privilégie l’ordre républicain au détriment des réformes sociales.
Clemenceau réprime durement certains mouvements de grève, c’est un fait, allant jusqu’à faire arrêter presque tout le bureau confédéral de la CGT, même s’il refuse de dissoudre la confédération (NDLR. Le sujet avait été mis sur la table à un moment). Mais il crée aussi le ministère du Travail…
Jusqu’au dernier moment, Jaurès conserve l’espoir de sauver la paix. On apprend qu’il comptait se rendre à Vienne fin août 1914 pour l’Internationale. Assassiné en juillet, il n’en aura pas le temps. Sait-on ce qu’il comptait y dire ?
On sait qu’il aimait voyager, autant que les circonstances le permettaient. Il était allé en Amérique latine. Il souhaitait aller en Europe de l’Est pour mieux comprendre les questions nationales minoritaires, notamment dans les Balkans.
Vienne était par ailleurs une grande capitale culturelle, artistique et politique. Le congrès de l’Internationale devait s’y tenir en août 1914. Tout le monde savait qu’il voulait y assister. Ce que j’ai découvert, c’est qu’il avait aussi prévu une série de rencontres à Prague et à Budapest, pour discuter avec des socialistes confrontés à des problématiques différentes, notamment sur la question nationale, qui ne se posait pas dans les mêmes termes.
Pour Vienne, il devait rédiger un grand rapport sur l’impérialisme. Le terme est aujourd’hui galvaudé, mais à l’époque il est nouveau. Ce qui nous manque, et dont nous n’avons pas trace, est précisément ce discours sur l’impérialisme pour un congrès qui n’a jamais eu lieu. Peut-être retrouvera-t-on un manuscrit un jour.
Que peut-on retenir de Jaurès pour les temps présents et à venir ?
Jaurès nous rappelle que la République n’est pas un régime neutre, dépourvu d’enjeux. Selon lui, il existe un minimum idéologique et moral à défendre. Mais, en même temps, il faut une analyse marxiste des rapports sociaux, sans quoi on passe à côté du social – et cette intuition demeure juste.
La difficulté contemporaine tient au régime ultra-présidentiel dans lequel nous vivons, avec ses échéances et ses contraintes. Jaurès n’a pas connu cela : il est un homme du parlementarisme. Or, un régime plus parlementaire – avec ses défauts – aurait l’avantage d’ouvrir davantage le débat sur le contenu et les programmes, ce qui est très compliqué actuellement.
*Né en 1866 en Russie, il était militant social-démocrate, puis militant syndicaliste révolutionnaire. Il entra par la suite à la rédaction de L’Humanité où il traita des questions de politique étrangère.





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