Le Chili a élu, dimanche 14 décembre, un président d’extrême droite, José Antonio Kast, 35 ans après la fin de la dictature d’Augusto Pinochet. Plus largement, toute une partie de l’Amérique latine opère très nettement un tournant à droite. Que révèle cette dynamique, comment Kast a-t-il séduit son électorat, que laisse présager cette élection? Pour répondre à ces interrogations : Vincent Arpoulet, doctorant en Histoire économique à la Sorbonne Nouvelle, spécialiste des politiques minières & pétrolières en Amérique du sud.


Voix de l’Hexagone : La récente élection au Chili a conduit à l’arrivée au pouvoir d’un président d’extrême droite. Quelles sont les grandes lignes idéologiques de José Antonio Kast ? À quoi peut-on s’attendre sur les plans économique, social, politique ou mémoriel ?

Vincent Arpoulet : Kast a mené une campagne étonnamment peu programmatique. Il n’a jamais vraiment défendu de propositions précises. Son discours s’est presque exclusivement concentré sur l’insécurité, qu’il a systématiquement associée à l’immigration. Au Chili, ces dernières années, l’arrivée de migrants vénézuéliens a été importante, comme ailleurs dans la région. Certains responsables politiques établissent un lien entre cette migration et une hausse de l’insécurité, mais ce lien n’est pas démontré empiriquement. Les chiffres montrent que la violence n’a que faiblement augmenté : on compte environ, selon l’ONU, 6,7 homicides pour 100 000 habitants au Chili, ce qui reste faible à l’échelle sud-américaine, où la moyenne dépasse souvent les 20.

Pourtant, le sentiment d’insécurité est bien réel.

Oui, car la violence est devenue plus visible. On observe depuis quelques années une irruption de groupes liés au narcotrafic dans l’espace public, avec des assassinats commis en pleine rue. Cela marque davantage les esprits, même si le niveau global de violence n’explose pas. Cependant, le narcotrafic prospère moins là où l’immigration augmente que là où la régulation étatique est faible, notamment dans des contextes de crise économique, ce qui est le cas depuis la pandémie de Covid-19 dans de nombreux pays de la région, Chili compris.
L’Équateur est un exemple paroxystique de cette logique, la drastique cure d’austérité engagée par Lenin Moreno (puis consolidée par ses successeurs) ayant constitué un terreau particulièrement fertile pour les gangs. En l’absence de programmes sociaux susceptibles de pallier les pertes massives d’emplois durant la pandémie, le narcotrafic vient se substituer à un État qui apparaît incapable de garantir des conditions de vie décentes à sa population. Or, si le Chili est indéniablement plus institutionnalisé que l’Equateur, l’héritage constitutionnel de Pinochet (auquel s’identifie justement Kast) confine justement l’État aux marges du marché …

Vincent Arpoulet.

Et sur le plan économique ?

Kast s’inscrit clairement dans une continuité néolibérale assumée, héritée de l’ère Pinochet. Il propose notamment d’importantes baisses d’impôts, de l’ordre de plusieurs milliards de dollars en moins de deux ans, ce qui impliquerait nécessairement des coupes budgétaires sévères.
Il reprend aussi un discours classique sur la « dépolitisation » de la fonction publique, dénonçant ce qu’il appelle des cooptations. Mais, dans l’ensemble, son projet vise à approfondir un modèle néolibéral qui n’a jamais été véritablement remis en cause depuis la fin de la dictature, seulement régulé à la marge durant la période de la Concertation.

Peut-il réellement mettre en œuvre un programme ?

Rien n’est certain. Il n’existe pas de majorité claire au Parlement. La gauche est arrivée en tête aux législatives avec environ 60 sièges sur 155, tandis que la coalition de Kast en détient 42. Il devra donc, à l’image de Milei en Argentine, composer avec l’aile droite de la « caste » qu’il prétend combattre (la droite traditionnelle ayant conservé une trentaine de sièges), voire avec le courant représenté par Franco Parisi, libéral « antisystème » au positionnement ambivalent sur le spectre politique. Cela devrait contribuer à déradicaliser le projet de Kast.

Son élection était-elle prévisible ?

Oui, largement. Dès le premier tour, la droite, toutes tendances confondues, totalisait environ 50 % des voix. La gauche, quant à elle, était rassemblée autour d’une candidature unique, celle de Jeanette Jara, sans véritables réserves de voix. Par ailleurs, avec le rétablissement du vote obligatoire, les électeurs auparavant abstentionnistes se tournent massivement vers la droite, ce que laissait déjà présager le référendum constitutionnel de 2022 soumis aux mêmes modalités.

Point intéressant : Kast a été candidat en 2017, en 2021 et en 2025. En 2017, il n’est arrivé que 4ème avec 7,9 % des voix ; en 2021, il a effectué une très importance percée avec plus de 44% des voix (mais avait finalement perdu face à G. Boric). En 2025, il est élu avec près de 60 % des voix. Quelles raisons (économiques, politiques, sociales, régionales) expliquent une telle montée en puissance en 8 ans seulement ?

Plusieurs facteurs se combinent. D’abord, une déception vis-à-vis du gouvernement Boric, qui avait suscité de grands espoirs de rupture sociale mais s’est heurté à l’impossibilité de réformer en profondeur sans changer la Constitution.
Ensuite, il existe au Chili une dynamique d’alternance quasi mécanique : depuis vingt ans, chaque élection porte l’opposition au pouvoir. Pour la première fois, ce balancier ne s’est pas fait entre une gauche et une droite traditionnelles, mais entre une gauche se voulant plus radicale et une droite radicale émergente.

« Cette évolution s’inscrit dans un phénomène régional : on observe un affaiblissement des droites traditionnelles au profit de droites autoritaires, néolibérales ou libertariennes. »


Enfin, cette évolution s’inscrit dans un phénomène régional : on observe un affaiblissement des droites traditionnelles au profit de droites autoritaires, néolibérales ou libertariennes, influencées à la fois par le trumpisme et par des figures comme Nayib Bukele au Salvador.

Peut-on parler d’un basculement régional durable à droite ?

Il y a bien un retour des droites au pouvoir, mais elles sont très différentes selon les pays. En Bolivie, par exemple, la droite arrivée au pouvoir promeut un « capitalisme populaire », via une réduction du poids de l’État au profit de la consolidation des petites économies locales, ce qui la distingue fortement du néolibéralisme chilien ou du libertarianisme radical incarné par Javier Milei en Argentine.
C’est comme ça que Paz a gagné d’ailleurs : parce qu’il était opposé au premier tour à un candidat, Tuto Quiroga*, qui est une des figures des élites économiques assez classiques en Bolivie et qui était au pouvoir au début des années 2000.

Paz, en Bolivie, se distingue tout de même d’ un néolibéralisme plus traditionnel comme chez Kast au Chili. Chez ce dernier existe l’idée de conserver un État assez fort, mais pour que celui-ci organise son propre retrait du marché. Et c’est encore différent du libertarianisme de Milei en Argentine, lequel s’inscrit plutôt dans la tradition anarcho-capitaliste.
Le point commun, en revanche, réside dans la popularité croissante de discours libéraux ou anti-étatiques auprès de classes populaires profondément désabusées par les institutions démocratiques.

Pourquoi ces classes populaires adhèrent-elles à des discours qui semblent contraires à leurs intérêts ?

Parce qu’elles ont le sentiment que les institutions ont échoué à répondre à leurs besoins fondamentaux, notamment en matière de sécurité et de conditions de vie. Le discours valorisant l’entrepreneuriat individuel et dénonçant l’État comme un frein trouve alors un écho puissant.
Au Chili, cela s’est ajouté à une forte instrumentalisation de la question migratoire dans des régions déjà marginalisées et fortement précarisées, notamment au nord du pays, près de la frontière.

Qu’a manqué la coalition de gauche réunie autour de Jeanette Jara selon vous pour capitaliser plus de voix ?

Elle n’a pas su incarner la rupture attendue. Paradoxalement, la candidate communiste, pourtant la ministre la plus à gauche du gouvernement Boric, a fini par représenter une forme de continuité, en raison de la nécessité de rassembler une large coalition, du centre gauche aux démocrates-chrétiens. C’est pourtant elle, en tant que ministre du Travail, qui a fait passer la loi sur les 40h hebdomadaires.

« Paradoxalement, la candidate communiste, Jeanette Jara, pourtant la ministre la plus à gauche du gouvernement Boric, a fini par représenter une forme de continuité. »

Ce recentrage a affaibli son discours, tandis que Kast a su capter le rejet de la classe politique traditionnelle. C’est ce décalage qui explique en grande partie l’issue du scrutin. De plus, Jara ne pouvait pas vraiment mettre en avant son caractère communiste pour incarner la rupture, parce que le communisme au Chili est assez compliqué à revendiquer ouvertement. Gladys Marín est la seule autre candidate communiste qui s’est présentée à une présidentielle au Chili. C’était en 1999 et…elle avait fait 3%. Aujourd’hui, Jara était à la tête d’une grande coalition de toute la gauche. Évidemment, elle a fait un score beaucoup plus important. Mais, face à cette rhétorique anti-communiste qui tend à revenir sur le devant de la scène, cela était difficile à assumer.

*Quiroga a été vice-président de l’ex président Hugo Banzer Suárez (1997-2001) puis président de la république bolivienne (2001-2002).

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