La France compte soixante-six millions de citoyens. Soixante-six millions d’acteurs de la vie publique, du figurant à la superstar. Soixante-six millions d’observateurs, du simple curieux au chercheur émérite. Et soixante-six millions de médecins capables de diagnostiquer les maux dont souffrent son pays. Jacta volant, scripta manent ; il en fut ainsi de l’Antiquité romaine au monde interconnecté d’aujourd’hui. Aussi dérisoire soit-elle, chaque pensée citoyenne exprimée sur Internet possède une poussière de valeur. L’état institutionnel, politique, social et culturel de notre pays a inspiré la création de « Voix de l’hexagone » et en nourrira le contenu.
Avec un chômage à la hausse, dépassant déjà les 10 % de la population active, une croissance encore inférieure à 1,5 % par an, des entreprises qui hésitent à l’embauche en raison d’une politique fiscale versatile, une transition énergétique enclenchée sur le tard, la situation économique de la France n’est pas brillante. Sans être catastrophique (l’Espagne et la Grèce affichent respectivement 21 et 25 % de chômeurs), elle est pourtant la cause d’une partie du mal-être de la société.
Plus encore, les Français craignent l’avenir et doutent de leur pays. La progression du vote Front National sur une période de trente ans en fait foi. Comme naguère l’abstention massive – « naguère » car si elle demeure encore forte sur certains scrutins moins médiagéniques (régionales, européennes), l’abstention n’est plus une arme contestataire lors des grandes échéances (présidentielle, législatives) – le vote FN est le symptôme d’un dérèglement grandissant de la vie publique. La parenthèse sarkozyste de la France n’a été que l’illusion d’un recul : ce dernier fut purement électoral, à l’évidence momentané.
La vie politique est tourmentée par ce qui peut ressembler à un début de tripartisme opposant deux formations usées, divisées de l’intérieur par un tiraillement de sensibilités (ou d’égos), et une formation qui n’a pas l’expérience du pouvoir ni un ensemble de cadres solides. En toute logique, face à cette situation nouvelle qui rompt leur hégémonie et les vicissitudes ordinaires de l’alternance politique, le Parti Socialiste et Les Républicains se braquent contre la troisième force, laquelle devient leur obsession. Débute alors un jeu malsain : jeter l’opprobre (beaucoup), mais dans le même temps favoriser (un peu) ce FN, en espérant le placer dans les pattes de l’adversaire. Premier à expérimenter cette stratégie dévastatrice, François Mitterrand a fait des émules à gauche comme à droite.
C’est un fait acquis semble-t-il, de l’avis des observateurs (journalistes, politologues, élus) : la présidentielle de 2017 se jouera au premier tour. L’heureux qualifié du PS ou des Républicains l’emportera contre Marine Le Pen. Le scénario sera inédit s’il se confirme… Dire que l’élu de 2017 aura triomphé dans un combat des chefs court-termiste et politicien sans que cela ne referme les plaies béantes du pays est un truisme.
Le grand divorce de l’élite et des masses
La première des ruptures est le divorce en instance entre la trop fameuse élite politico-médiatique (européaniste par conviction, capitaliste par nécessité, optimiste par confort) et une partie toujours plus grande de l’électorat. Le géographe Christophe Guilluy y voit là l’opposition entre la métropole, mondialisée et la périphérie, victime des choix économiques de ces élites (1). On pourrait rétorquer qu’il n’y a plus réellement de pensée unique dans les médias et c’est exact. La pensée unique (formule très « années 1990 ») a laissé place à une pensée dominante qui condamne ceux qui lui échappent. Les Onfray, Debray, Finkielkraut ont leur place sur le divan des émissions télé… mais au prix de Unes impitoyables publiées par les gardiens du « Temple du Progrès »… S’ils n’ont pas forcément raison, condamnable reste la volonté de les disqualifier parce qu’ils sortent des limites imposées au débat par la majorité, ainsi que l’avait si bien prédit Alexis de Tocqueville. C’est là une dérive potentielle en démocratie : « l’écrivain est libre ; mais malheur à lui s’il ose [sortir des limites]. Ce n’est pas qu’il ait à craindre un autodafé, mais il est en butte à des dégoûts de tous genres et à des persécutions de tous les jours. […] Il cède, il plie enfin sous l’effort de chaque jour, et rentre dans le silence, comme s’il éprouvait des remords d’avoir dit vrai. » (2).
L’écho obtenu par les transgresseurs parmi la population est difficilement contestable, en témoigne le succès du dernier livre du polémiste Eric Zemmour. Rien de nouveau : le référendum de 2005 symbolisait déjà à merveille le décalage entre le pays légal (le Parlement réunit en Congrès adopte aux trois cinquièmes de ses membres la révision constitutionnelle nécessaire avant la ratification du Traité établissant une Constitution pour l’Europe) et le pays réel (le corps électoral français en écarte la ratification par 54,68 % des suffrages exprimés).
L’épuisement des formations politiques traditionnelles
Dès lors, s’opposent il est vrai, très schématiquement, une France qui doute d’une mondialisation dont l’Union européenne est le vecteur et une France qui souhaite poursuivre sur la voie engagée de l’intégration européenne. Or, il ne s’agit plus d’une opposition droite/gauche… Dans chacun de ces « blocs », se trouvent ainsi les courants de pensées les plus disparates et d’ailleurs inconciliables… Le temps du choc frontal entre socialisme et libéralisme est révolu. Parce que les partis de gouvernement sont tous devenus sociaux-libéraux (internationalisme, économie de marché, politiques sociales, encadrement du mode de vie allant de la prophylaxie alimentaire jusqu’à la diminution de la vitesse autorisée au volant), l’opposition, qui devient même une dissidence lorsqu’elle fait l’objet d’un tombereau de discours culpabilisateurs, est à rechercher ailleurs qu’au Parlement.
Loin du cœur embourgeoisé et passif de la Capitale – qui fut aux lointains XVIIIe et au XIXe siècle le théâtre de nos révolutions – l’opposition au pouvoir prend des formes multiples : un mutisme du désespoir qui pousse à la sortie pure et simple de la citoyenneté (ces non-inscrits sur les listes électorales), l’expression violente sur les réseaux sociaux devenus défouloirs pratiques, plus rarement par les grèves (leur nombre est en diminution en France) et par les manifestations massives (la Manif’ pour Tous est le seul exemple de vraie grande mobilisation ces dernières années).
Tout ceci aboutit à la démobilisation à l’égard des partis politiques traditionnels et la multiplication de micro-partis, de groupuscules non institutionnalisés, de think tanks également. Ces mouvements très actifs sur les réseaux sociaux – au point de créer le mirage d’une masse – balayent le spectre politique de l’extrême gauche à la droite identitaire. Mais le FN tire le gros des marrons du feu. Il est le réceptacle privilégié de la colère de ceux qui utilisent encore le vote comme arme politique et son propre attachement caricatural à une position « antisystème » vise précisément à conserver les faveurs de tous ces déçus.
Les ennemis de l’État
Enfin, la plus dangereuse des ruptures résulte de la volonté destructrice de fanatiques islamistes dont on peine à connaître le nombre et le degré d’activisme. Par les balles tirées sur des journalistes, par la participation au djihadisme international et même, il faut le dire, par la simple volonté de s’affranchir des règles nationales au nom de principes religieux, ces fanatiques mettent en péril la sécurité collective, la paix civile et au final la Nation elle-même. Les attentats de 2015 auront peut-être eu le mérite salutaire d’ouvrir les yeux sur une forme de violence imminente que bien des élus et bien des médias estimaient jusque-là relever du fantasme xénophobe. Le problème est d’autant plus profond et complexe qu’il se greffe sur le contexte international et l’envenimement de la situation au Proche-Orient. La France, comme d’autres États d’Europe, doit éviter toute complaisance face à la gangrène d’un nouveau totalitarisme.
À qui la faute ?
À la cherche de responsables à désigner, ces boucs-émissaires chers à René Girard (3), les responsables politiques accusent par réflexe, selon l’électorat qu’ils convoitent, les chaînes d’information en continu, les immigrés, les musulmans, les électeurs qui votent FN, les discours de leurs concurrents qui « rappellent les heures les plus sombres » ou même les fonctionnaires, ces éternels privilégiés. Chaque accusation portée contre un groupe ciblé au sein de la population est un coup porté contre la Nation. C’est jouer aux osselets avec les fragments de la mosaïque France plutôt que de tenter de les assembler à nouveau en une belle et grande image. C’est oublier enfin, que s’il y a bien des responsables du chaos vers lequel nous avançons, ce sont les dirigeants politiques eux-mêmes.
Difficile de dire quand s’enracina exactement le fléau de leur inconséquence. À droite, on a trop commodément pointé du doigt les années 1968 ou 1981. À gauche, on a voulu croire que deux mandats de Jacques Chirac et surtout un quinquennat de Nicolas Sarkozy avaient mis le feu au pays. En vérité, les gouvernements successifs n’ont jamais trouvé de parade à la fin des Trente Glorieuses. Ils ont été incapables de se montrer fiers et respectueux de l’Histoire de France, peu soucieux d’assurer un réel niveau d’instruction et de culture à tous (seul compte le nombre de diplômes distribués), impuissants à contrer le fléau du chômage, coupables de la ghettoïsation consciente des immigrés récents plutôt que garants de leur bonne assimilation. Comble de l’incurie, ils ont tranché leurs propres mains en bénissant les transferts successifs de souveraineté vers l’Union européenne. Sans doute était-ce une façon de se déresponsabiliser ? Toujours est-il que la marge de manœuvre pour redresser le pays est désormais étroite. Dans cette Europe des marchés, les politiques alternatives n’ont guère le droit de cité, le chef du gouvernement grec Alexis Tsipras vient d’en faire les frais.
Reconstituer la mosaïque
Bien malin est celui qui parvient, dans le paysage politique actuel, à identifier un programme politique réaliste qui saura recoller les morceaux d’une France si fragmentée. Mosaïque, la France l’a toujours été, en raison de sa construction à partir du modèle féodal du Moyen-Âge. L’absolutisme avait centralisé le pouvoir, unifié une partie du droit, sans gommer les particularismes culturels et juridiques des provinces. Ni le jacobinisme, ni le rapprochement des citoyens par le développement des communications n’a jamais empêché la diversité, marque de notre passé commun. Celle-ci s’est encore accrue, indéniablement, avec l’immigration venue du reste de l’Europe, du continent africain et dans une moindre mesure de l’Asie. Le défi premier du personnel politique aujourd’hui devrait être de parvenir à rassembler ces différences, atténuer la violence née des rancœurs, ressouder une population plurielle autour d’un ensemble de valeurs au contenu concret et assumé. Scander benoitement les mots « laïcité », « égalité », « république » n’apporte strictement rien. Mais la course à l’élection – l’élection présidentielle quinquennale surtout, l’une des grandes causes de la dégénérescence de la classe politique française – et l’incapacité des élites à faire bouger les lignes prime sur la recherche de solutions. Si le « rassemblement des Français » est omniprésent dans les discours (cf. l’esprit réducteur du « 11 janvier », après Charlie…), les actes n’ont jamais vraiment l’ambition de le réaliser. L’appel au rassemblement est devenu une cosmétique de la parole politique, comme si parodier la vision gaulliste allait faire d’un François Hollande ou d’un Nicolas Sarkozy le Général de Gaulle…
Ne soupçonnons pas les hommes politiques de ne pas voir ou de ne pas connaître les fractures du pays. Ils sont cyniques, mais pas idiots. Supposons plutôt qu’ils ne cherchent pas à les comprendre et les minimisent par crainte des douleurs qu’imposerait leur cautérisation. On prête à Louis XV, au crépuscule de sa vie, ces mots prophétiques : « après nous, le déluge ! ». Tel un mourant qui se félicite d’avoir pu vivre un jour supplémentaire, le responsable politique français de 2015 s’estime bien heureux de repousser la résolution des problèmes à plus tard, bien fier de savoir encore produire un succès électoral avec de simples discours-pommades. C’est avec cette façon de faire de la politique que la France-mosaïque doit rompre pour espérer se reconstituer.
Notes :
(1) Christophe GUILLUY, La France périphérique – Comment on a sacrifié les classes populaires, Flammarion, coll. « Champs actuels », 2014, 185 pages.
(2) Alexis de TOCQUEVILLE, De la Démocratie en Amérique, Flammarion, coll. « Le Monde de la Philosophie », 2008, 1185 pages. (Tome I, p. 375).
(3) René GIRARD, Le Bouc-émissaire, Grasset, coll. « Biblio essais », 1982, 313 pages.