La mobilisation consécutive à la condamnation à dix ans de réclusion criminelle de Jacqueline Sauvage, reconnue coupable du meurtre de son mari violent, a payé. Sur le fondement de l’article 17 de la Constitution, le Président Hollande a accordé la grâce à cette femme désormais âgée de 68 ans. Plus que ce cas d’espèce, le principe du droit de grâce fait débat à la faveur de l’actualité.
La société civile a joué son rôle et l’a très bien joué. L’exemple d’une mère victime des coups de son époux pendant près de quarante ans, témoin des viols de celui-ci sur deux de leurs propres filles, fut une alerte forte et médiatisée sur la problématique des violences conjugales. En sollicitant du chef de l’État une mesure humaine et symbolique, ses soutiens ont mis en exergue le contraste entre la dureté de la peine prononcée – 10 ans de privation de liberté – et les affres de Jacqueline Sauvages, victime et criminelle à la fois. L’affaire est complexe, des zones d’ombre subsistent. L’ancien magistrat Philippe Bilger déplorait il y a quelques jours dans une tribune que l’opinion publique, étrangère aux détails du dossier, se substituât à la justice qui, par deux fois, avait écarté la légitime défense et condamné l’accusée (1). Il ne nous appartient pas de déterminer si la peine était méritée ou non, si l’intéressée a été bien ou mal jugée. Le Président de la République a pris une décision pondérée et évidemment conforme à la Constitution.
La grâce n’est pas l’amnistie
La grâce accordée à Jacqueline Sauvage est une grâce « à la Hollande »… C’est-à-dire une demi-mesure. Pour une fois, cette propension à vouloir sans cesse couper la poire en deux est à mettre au crédit du Président actuel. Celui-ci s’est contenté de concéder une réduction de peine de deux ans et quatre mois, ôtant surtout l’ensemble de la période de sûreté qui l’accompagnait (2). Il laisse à la justice le soin de décider de la remise en liberté immédiate que Mme. Sauvage est désormais en droit de solliciter. Sans la grâce, l’intéressée devait attendre le début de l’année 2017 et la fin de la période de sûreté pour qu’une telle demande lui soit ouverte. En tranchant ainsi, François Hollande a marqué son respect pour une décision de justice, qui plus est adoptée aux assises par un jury populaire. Il a fait montre du même coup de la compassion qu’on pouvait attendre de lui. Qu’il y ait particulièrement intérêt dans cette période où son image est de plus en plus écornée à gauche est assez évident. Qu’importe, il évite l’écueil de la démagogie totale qu’aurait constitué l’effacement complet de la peine.
Faut-il malgré tout s’indigner de l’exercice de la grâce, comme le font ceux qui, à l’instar du candidat Hollande lui-même en 2012, y voient une conception dépassée du pouvoir et une atteinte à la séparation de l’exécutif et du judiciaire ? Pas si vite… Un rappel basique du droit permet d’abord de bien se mettre en tête que la grâce présidentielle de l’article 17 de la Constitution (3) n’est pas une amnistie. Seul le Parlement décide de cette dernière. Autrement dit, la décision arbitraire du Président ne vient pas contredire la justice ou effacer le verdict : elle ne fait que dispenser de peine. L’amnistie, au contraire, efface l’infraction et se substitue donc à l’œuvre judiciaire. Différence de taille ! Il ne faut pas oublier de préciser non plus que le droit de grâce a fait l’objet d’une limitation par la révision constitutionnelle de 2008 (4), en supprimant la possibilité de grâce collective qui existait dans le texte original de 1958.
La chasse aux « survivances monarchiques »… à la carte
Le refrain est bien appris, l’argument répété machinalement et sans réelle réflexion derrière : « la grâce, c’est une survivance monarchique ! ». Entendez par-là : désuète et inutile, voire dangereuse et tyrannique. Historiquement, c’est exact : la grâce est un legs de la justice dite retenue qu’exerçaient en leur temps les rois de France. Si, à la Révolution, la séparation des autorités administrative et judiciaire est actée par la célèbre loi des 16 et 24 août 1790, le droit du chef d’État d’accorder sa grâce survit à tous les régimes, quelle que soit leur forme (5). Cela n’enlève rien à l’argument initial mais l’amoindrit : même sous nos républiques parlementaires (la IIIe et la IVe), le Président-arbitre détenait ce pouvoir. Pourquoi ne pas rappeler encore que c’est par cette affreuse prérogative monarchique que le Président Loubet délivra Alfred Dreyfus du bagne ? Dans d’autres démocraties, un droit semblable est accordé au chef de l’État. Par exemple le Roi d’Espagne et le Président fédéral allemand peuvent y recourir. Le Président des États-Unis également, alors même que ce pays n’a jamais connu de régime monarchique depuis son indépendance.
Le droit de grâce est bien moins une atteinte à la séparation des pouvoirs qu’un contre-pouvoir offert au chef de l’État face à l’iniquité. Il est d’autant plus excessif d’en faire le procès qu’il n’est utilisé qu’avec parcimonie par les différents locataires de l’Élysée. S’il faut trouver des causes d’injustices et de traitements de faveur dans notre République, ce n’est pas à l’article 17 de la Constitution qu’elles se dissimulent… Les coups de gueule faciles contre le droit de grâce sont d’autant plus absurdes qu’ils consistent à s’en prendre à l’arbre insignifiant qui cache une vaste forêt. Si le droit de grâce est une survivance monarchique, que dire du statut du Président de la Ve République ? Contrairement à bien des peuples d’Europe, les Français, guidés en cela par la classe médiatique et plus hypocritement par les politiques, ont pris en grippe les apparats du pouvoir royal, ou ce qu’il en reste. Les symboles de la sacralité du pouvoir, pourtant essentiels à l’assise d’un régime, sont décrochés les uns après les autres tandis que l’essentiel survit plus que jamais : l’héritage absolutiste de l’exécutif. Dans la politique quotidienne, c’est la concentration des pouvoirs – constitutionnels ou factuels – du Président de la République qui forme notre véritable héritage monarchique (6). Ne pas le voir et faire la chasse à un vestige aussi dérisoire que la grâce est au mieux de la mauvaise foi, au pire de la cécité.
Photo : La Nouvelle République, 2016.
Notes :
(1) Philippe BILGER, « Affaire Jacqueline Sauvage : ‘‘L’émotion ignorante et la compassion téléguidée !’’ », lefigaro.fr, 28 janvier 2016.
(2) Communiqué de la Présidence de la République, « Jacqueline Sauvage », 31 janvier 2016.
(3) Lequel dispose simplement « Le Président de la République a le droit de faire grâce à titre individuel ».
(4) Loi constitutionnelle n°2008-724 du 23 juillet 2008 de modernisation des institutions de la Ve République, article 7.
(5) Constitution du 16 thermidor An X (Consulat), article 86 ; Charte constitutionnelle du 4 juin 1814 (Restauration), article 67 ; Charte constitutionnelle du 14 août 1830 (Monarchie de Juillet), article 58 ; Constitution du 4 novembre 1848 (IIe République), article 55 ; Sénatus-consulte du 25 décembre 1852 (IIe Empire), article 1er ; loi constitutionnelle du 25 février 1875 (IIIe République), article 3 ; Constitution du 27 octobre 1946 (IVe République), article 35.
(6) Lire ou relire le brillant essai de Maurice DUVERGER, La Monarchie républicaine, Robert Laffont, 1974, 283 pages.