Où est la gauche ? Le dilemme de la girouette ou de la boussole

Des militants interloqués, des frondeurs réveillés, des syndicats atterrés, un programme piétiné… Le gouvernement de Manuel Valls, à peine remanié, fait souffler un vent de tempête sur toute la gauche avec le projet de réforme de Code du travail. Au point que les gardiens du temple s’en émeuvent. Invoquer les mânes de Jaurès et de Blum n’y changera rien : le Parti socialiste parachève sa mutation. Que cela passe ou casse.

Le projet de loi El Khomri pour l’emploi, présenté par la ministre du Travail essuie de véhémentes attaques venues de la gauche(1), et des contestations quelque peu convenues de la droite. Si cette dernière proteste mollement, c’est que ce projet porte tout ce qu’elle n’a jamais osé faire au pouvoir. Non, les calculs d’arrière-boutiques ne sont pas étrangers avec ce qui apparaît comme l’ultime provocation de ce mandat. Une question est sur toutes les lèvres : qui est vraiment derrière ce texte ? L’ambitieux Macron, qui en quelques mois est parvenu à ringardiser Manuel Valls et gagner la sympathie des Français ? Le Premier ministre lui-même, qui veut laisser (à toutes fins utiles…) une empreinte de réformateur de son passage à Matignon ? Ou serait-ce François Hollande dans l’espoir que ce coup de poker provoque une vague immédiate d’embauche qui lui assurerait de pouvoir se représenter voire de triompher en 2017 ? Répondre est périlleux, chacun ayant grand intérêt à pouvoir, au besoin, revendiquer la paternité de la loi… ou se défausser ! À l’image des passagers du train du Crime de l’Orient-Express, ils se retrouvent, pour la circonstances, alliés objectifs. La politique de la girouette est à l’œuvre, mais l’explication tacticienne a aussi ses limites.

En route vers le social-libéralisme

Ni la position ferme affichée sur les questions de sécurité ni la tentative de réforme du Code du travail, déjà placée sous la menace d’un recours à l’article 49, al. 3, de la Constitution (2) ne sont des anomalies. Sous Hollande comme sous Mitterrand, le Parti socialiste à l’exercice du pouvoir n’a jamais été aussi cohérent – quoi que l’on pense de ses choix sur le fond – que lorsqu’il se défait de ses dogmes d’apparat. Depuis 1983 et le fameux « tournant de la rigueur », depuis l’espoir rocardien de la « Deuxième gauche », depuis la déification de l’apôtre de la dérégulation Jacques Delors, le social-libéralisme est le point de mire des socialistes français. Leur boussole pointe inexorablement vers le modèle européen de la gauche de gouvernement.

Si erreur il y eut, elle est à mettre au débit des électeurs qui crurent sincèrement, en 2012, aux discours de campagne volontairement gauchisés du futur Président de la République. Alors que le quinquennat semble perdu, François Hollande choisit la politique de la terre brûlée. Laminer ce qui reste de la gauche jaurésienne en ancrant définitivement le PS dans le social-libéralisme. Lever enfin l’hypocrisie savamment entretenue dans les hémicycles parisiens, celle-là même dont sont débarrassés de longue date les élus du PS au Parlement européen de Strasbourg. Le Président trouve en Manuel Valls et Emmanuel Macron deux alliés de poids, convaincus de longue date que ce pragmatisme est la seule solution pour moderniser la gauche. Reste à savoir s’il s’agit bien de pragmatisme et non pas de conformisme.

Auteur d’une tribune cosignée par plusieurs personnalités de gauche (3), Martine Aubry s’étouffe : la ligne politique du gouvernement, ce n’est pas ça la gauche. À tout le moins, ce n’est pas sa gauche. Elle-même pense incarner ce qui en a encore la couleur et les valeurs. L’échange verbal par radios interposées entre l’ancienne maire de Lille et la ministre El Khomri, en début de semaine, avait quelque chose de pathétique. Jouer à qui est plus à gauche que l’autre ou à qui parle pour la vraie gauche traduit le manque de ligne dominante au sein d’une famille morcelée. Le mouvement ouvrier, avec sa cohérence et ses déclinaisons, est bien mort.

Ce ne sont pas les idées ni les modèles de société qui font défaut à la gauche d’aujourd’hui. Les mouvances qui s’en réclament sont si variées qu’elles rendent de plus en plus insoluble la définition même de ce que serait la gauche. Il est de plus en plus difficile en effet de trouver un dénominateur commun entre un PS hollando-vallsiste et des zadistes en rupture de bans avec le modèle capitaliste, entre une écologie à la José Bové construite sur les traditions et les enthousiastes des biotechnologies, entre les derniers porte-étendards du marxisme et les tenants de la décroissance. En engageant définitivement la gauche de gouvernement dans l’orbite libérale, le PS tente avec vingt ans de retard le pari que ses homologues européens avaient réalisé. Sans même voir que fleurissent et prospèrent les courants antisystèmes…


Photo : Matthieu Alexandre/lexpress.fr


Notes :
(1) Voir par ex. la pétition « Loi Travail : non, merci » lancée par la féministe Caroline de Haas. Elle vient de dépasser le cap des 700 000 signataires.
(2) Abusivement appelé article « 49-3 », ce qui est en réalité le troisième alinéa de l’article 49 de la Constitution du 4 octobre 1958 permet au Gouvernement de considérer comme adoptée une loi sans le vote de l’Assemblée nationale, à moins qu’une motion de censure n’y fasse obstacle.
(3) Martine AUBRY (et al.), « Un affaiblissement durable de la France se prépare », Le Monde, 24 février 2016.

Auteur : Pierre-Henri Paulet

Contributeur et éditorialiste de 'Voix de l'Hexagone'. Rédacteur en chef de la revue 'Cité'.

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