S’il a gardé jusqu’au bout un contact avec les médias, auxquels il continuait de livrer des entretiens réguliers, Michel Rocard se savait condamné par la maladie depuis plusieurs mois. Sa disparition le 2 juillet a suscité une foule d’hommages (mérités) mais aussi des louanges surprenantes, à défaut d’être toujours sincères et cohérentes.
Michel Rocard a eu le défaut de ses qualités. Parce qu’il était un homme complexe sans être un habile manipulateur, il n’a pu gravir les faîtes du pouvoir. Parce qu’il était un penseur subtil, il a échappé aux caricatures et attiré le respect à gauche comme à droite. À l’opposé d’un François Mitterrand, qui restera son ennemi juré, il n’était pas de ceux qui attirent les passions béates ou conjuguent les rancœurs. Baigné dans la culture scientifique familiale, mâtinée de morale protestante, Rocard fut un homme de la raison, de l’ultra-rationnel même. Sa recherche d’un mieux vivre à partir des données du temps conduisit à la naissance de cette « deuxième gauche » aujourd’hui plongée dans une crise adolescente.
La course à l’héritage
Par une formule alambiquée dont il a le secret, le Président Hollande a rendu hommage à un « rêveur réaliste » (oui, ça existe), un « réformiste radical » (un révolutionnaire, Rocard ?) « animé par le mouvement des idées, le sort de la planète et la destinée humaine » (ce qui est vrai, en l’occurrence). On ne manquera pas de ricaner de la célébration d’« une conception élevée de la responsabilité politique » (1) de la part de celui dont Michel Rocard avait déclaré quelques mois avant sa disparition : « François Hollande est un fils de Mitterrand. Il est entré de plain-pied major de promo dans l’école Mitterrand dont le précepte principal était : ‘‘Tout ce qui n’a pas de signification, de traduction électorale forte et proche, n’a aucune importance. Il ne faut s’occuper que de l’immédiat, gérer au jour le jour !’’ » (2). De même, Christiane Taubira qui avait combattu Michel Rocard – au point de s’aligner contre lui sur la liste Tapie lors des élections européennes de 1994 – feignit-elle de perdre un modèle : « Rocard était de gauche, très soucieux de la justice sociale, il l’a démontré » (3).
Il n’est pas jusqu’à Jean-Luc Mélenchon, pourfendeur de la dérive libérale du PS et de l’Europe des marchés de saluer la mémoire d’un « éclaireur » du temps où « tous les socialistes étaient de gauche, même très différemment » et dont la « vie est une leçon » (4). Pour celui qui fut en effet un éphémère rocardien, le parcours du vieux maître et son honnêteté intellectuelle sont exemplaires. Au-delà de la personnalité et de la méthode, il n’est pas certain pourtant que le fondateur du Parti de Gauche puisse réclamer un héritage politique du Michel Rocard post-PSU, pour lequel la gauche française se mourrait de ses archaïsmes. Certes, il y eut le Rocard de la CSG et du RMI, celui aussi qui déclara que la France ne pouvait « héberger toute la misère du monde » mais doit « rester une terre d’asile politique » (propos trop souvent tronqués et détournés). Mais le Rocard des années matures est celui qui souhaite pleinement ancrer le socialisme dans l’ère libérale, préconise d’accepter l’inévitable mondialisation et le glissement du « gouvernement » vers la « gouvernance ». Des héritiers politiques, il en possède assurément. Ceux-là mêmes sont aujourd’hui voués aux gémonies par les tenants d’une gauche orthodoxe. À l’évidence, Manuel Valls et Emmanuel Macron sont aujourd’hui de véritables Rocard aux petits pieds. La contestation vive dont ils font l’objet au sein de leur propre camp contraste dès lors avec les lauriers tressés au défunt Premier ministre.
Le monde tel qu’il ne peut être autrement
S’il faut reconnaître en Michel Rocard un politique intègre et d’une redoutable intelligence – deux qualités finalement peu partagées au plus haut niveau de responsabilités – l’unanimité constatée autour de son œuvre politique est plus douteuse. Et l’on s’abstiendra, évidemment, de porter le moindre intérêt à la pique pathétique lancée par un Jean-Marie Le Pen qu’obsédera jusqu’à la mort l’affaire algérienne (5). Homme de son temps, visionnaire à coup sûr, Rocard n’a pas été tout-à-fait le « rêveur » que dépeint complaisamment François Hollande, une fois échouée l’expérience PSU. Il se montra plutôt pragmatique et soucieux de l’ordre établi. En rupture progressive avec le marxisme, il a réfléchi intensément à l’aménagement du monde tel qu’il est et des rapports de forces observés, sachant parfois prendre des positions courageuses et avant-gardistes, par exemple sur le nucléaire, qu’il combattait. À partir de la décennie 1980, jamais il n’a songé à renverser le dogme néolibéral, pas davantage il n’a remis en cause l’orientation de la construction européenne. Ceci le coupe indéniablement des courants émergents de refondation de la gauche à partir de la critique du capitalisme mondialisé. Michel Rocard tel qu’il était devenu avait ses tabous indépassables. Les hommages qui lui sont rendus démontrent que ces tabous conditionnent encore la pensée d’une vaste partie de la classe politique.
Notes :
(1) Communiqué de presse de la Présidence de la République, « Décès de Michel Rocard », 2 juillet 2016, consultable sur elysee.fr
(2) Renaud DÉLY, « Mitterrand ‘‘tueur’’ du socialisme et son ‘‘fils’’ Hollande : le testament de Michel Rocard », marianne.net, 3 juillet 2016.
(3) Christiane Taubira invitée de Léa Salamé, France-Inter, 3 juillet 2016.
(4) Série de tweets de Jean-Luc Mélenchon (@JLMelenchon) du 2 juillet 2016.
(5) « On oublie de dire que Michel Rocard fut un combattant d’Algérie : dans le camp de l’ennemi ! » ; « Michel Rocard se vantait d’avoir porté des valises de billets qui servaient au FLN à acheter des armes pour tuer des Français », série de tweets de Jean-Marie Le Pen (@lepenjm) du 3 juillet 2016.