L’ancien Premier ministre et candidat à la primaire Les Républicains vient de publier un nouveau livre, faisant suite à trois ouvrages-programme sortis ces derniers mois (1). De vous à moi – Le bonheur d’être français est présenté comme un écrit plus personnel et comme la synthèse de ses projets pour la France.
C’est sans doute parce qu’il est gratuit (distribué notamment via les réseaux sociaux) que le quatrième livre de campagne d’Alain Juppé est court : 85 pages dans sa version numérique. Le favori de la primaire dite de la droite et du centre voulait prouver qu’il possédait une vision globale pour la France – sans répéter le détail de son programme ni se perdre en chiffres – et qu’il n’était pas ce technocrate glacial que l’on dépeint à l’envi. Le lecteur découvrira plutôt un échantillon, ou teaser si l’on cède au jargon de l’économie de marché, des ambitions du candidat pour notre pays.
L’homme au Perrier-tranche
De l’enfance d’Alain Juppé à Mont-de-Marsan n’émerge qu’un florilège d’anecdotes. Rassemblées, elles dessinent le portrait d’un jeune garçon rempli de curiosité, indéniablement ouvert sur le monde et doué. L’enfant de chœur qui, petit, rêvait de devenir pape (sic !) se mua en normalien-énarque bien décidé à servir son pays. Le chapitre est court, comme balayé. Il faut bien parler de soi, même quand on déteste cela. Tombé sous le charme de Jacques Chirac, Alain Juppé se laisse tenter par l’aventure politique et se présente aux législative de 1978 dans la circonscription de ses origines. Il n’emporte pas le siège mais il gagne une image, peu flatteuse, dont il ne s’est toujours pas détaché. Et Alain Juppé d’accuser ce Perrier-tranche (appellation landaise du Perrier-rondelle, paraît-il !) qui contrastait ridiculement avec la Suze avalée au même comptoir de bistrot par son volubile et démonstratif mentor, Chirac. On imagine la scène à merveille. Le politicard techno contre l’élu du peuple. Une erreur de débutant (2).
Bilan(s) et légitimité
Il se sent prêt aujourd’hui à conquérir l’Élysée. Quelques mots d’encouragement, prononcés par un inconnu boulevard Saint-Germain un jour d’automne 2013 (3) ont peut-être été l’élément déclencheur. Mais la candidature de l’ancien Premier ministre ne s’appuie pas sur l’expression des soutiens militants. Alain Juppé écarte pareillement le conflit personnel ou le plan d’obstruction : il n’a pas un mot plus dur que l’autre sur celui qui sera son principal adversaire, Nicolas Sarkozy. Quand il l’évoque, c’est avec ce respect qu’il pense réciproque. Il n’est donc pas le candidat de l’anti-sarkozysme. Il souhaite « un vote d’adhésion, un vote de conviction et un vote d’espoir et non un vote de rejet, un vote de revanche ou un vote par défaut » (4). Il se veut le candidat d’un projet et d’une solide expérience.
Avec De vous à moi, Alain Juppé fait le tour (au pas de course…) de ses passages dans les cabinets ministériels et solde le crédit de ses services à la mairie de Bordeaux, sa fierté. À propos de son bilan au Quai d’Orsay sous la précédente législature, il juge que « de bonnes décisions ont été prises et le rôle de la France a été actif et digne dans un contexte que les bouleversements géopolitiques et la très rude crise financière rendaient incroyablement difficile » (5). Le lecteur attentif s’étonnera de ne lire aucun mot sur l’intervention en Libye et ses désastreuses conséquences… Non, pour Alain Juppé, son bilan aux Affaires étrangères est positif, un point c’est tout.
Le bât blesse encore lorsqu’il s’agit d’analyser les causes de l’impopularité des mesures prises d’abord comme secrétaire d’Etat au Budget (gouvernement Chirac, 1986-1988) puis comme Premier ministre (1995-1997) dans le chapitre « Jours troublés à Matignon ». En mal d’originalité, Alain Juppé montre les limites de l’autocritique et ressert l’argument facile du manque de pédagogie… Il aurait donc mal expliqué, et partant mal été compris. Ce (petit) mea culpa le met en cohérence avec une autre réflexion, assez juste celle-ci, sur la politique : les Français ont soif de politique, mais ils rejettent la manière dont elle est menée. Alors Alain Juppé propose son antidote. Au diable les fameux « cent jours » déterminant après l’élection, tout se jouerait avant celle-ci ! Il occupera en conséquence les cent derniers jours de campagne à détailler ce qu’il accomplira une fois élu. Lui, Président de la République assure que chaque année du quinquennat sera employée à réformer. Lui, Président de la République, sera fin prêt à l’exercice du pouvoir, les projets de loi déjà rédigés dans la mallette. Lui, Président de la République, promet une stabilité ministérielle aux administrations régaliennes. Lui, Président de la République, ce sera enfin du sérieux !
« J’aime la France ! »
En fin d’ouvrage est révélée la vision d’ensemble qui doit devenir le fil rouge de la présidence Juppé. Sur les traces de ses prédécesseurs – dont le premier fut Valéry Giscard d’Estaing – Alain Juppé n’imagine pas la France sans l’Europe. Son gaullisme revendiqué s’arrête là où commence l’adhésion sans faille à la doxa européaniste. Voici donc que le souverainisme « a peu à voir avec la souveraineté […] et ne signifie rien d’autre, en réalité, que la tentation du repli et le fantasme d’une France barricadée à l’abri des grands mouvements du monde » (6). Caricature habituelle… L’Europe est en crise, le maire de Bordeaux le reconnaît et préconise avec bon sens l’arrêt des élargissements. Mais on lira sous sa plume, sans franche surprise, que pour guérir l’Europe, il faut plus d’Europe. Renforcer la zone euro, faire converger les systèmes fiscaux et sociaux, aller vers une armée européenne (quid de la diplomatie ?) et changer la manière dont l’Union fonctionne (comment ? pas l’esquisse d’une idée). Tout faire pour sauver cette « construction admirable sans autre exemple dans le monde entre des Nations qui se sont tant battues » (7). Quelques pages plus haut, le libéral Juppé s’était montré particulièrement ambigu sur ses intentions à l’égard du TTIP/TAFTA. On croit déduire de ses propos qu’il conviendrait de le renégocier, mais les (é)lecteurs, à ce stade, n’en sauront pas davantage (8).
Qu’est la France, indissociable aujourd’hui de l’Union européenne ? Alain Juppé ne cesse d’écrire que le peuple demeure le seul souverain. Dans la théorie juridique, oui. Dans les faits, certainement pas. Le destin du pays n’appartient pratiquement plus aux Français. Ceux-ci devront donc se contenter de « faire Nation » en revendiquant l’amour de leur patrie. L’auteur du livre leur montre la voie, qui évoque aussi bien les grandes lignes de l’Histoire que la haute ligne des Pyrénées, à la manière dont Natacha Polony était parvenue – avec plus de brio quand même ! – à donner esprit et corps à la France dans son essai publié l’an dernier (9). L’exercice est un peu convenu et la profession de foi ne suffira pas à réconcilier un peuple avec sa patrie à l’image dégradée. Si son intelligence et le travail accompli pour sa candidature ne font aucun doute, si le personnage n’est aucunement antipathique, Alain Juppé échoue pourtant une fois encore à nous prouver que, chez lui, la passion est à la hauteur de la raison.
Notes :
(1) Alain JUPPÉ, Mes chemins pour l’école, JC Lattès, 2015, 306 pages ; Alain JUPPÉ, Pour un État fort, JC Lattès, 2016, 250 pages ; Alain JUPPÉ, Cinq ans pour l’emploi, JC Lattès, 2016, 250 pages.
(2) Alain JUPPÉ, De vous à moi – Le bonheur d’être français, 2016 (édition numérique), p. 30.
(3) « Allez Monsieur Juppé ! Faut y aller, surtout ne lâchez rien, on est avec vous ! ». L’ouvrage s’ouvre d’ailleurs sur cette anecdote (ibidem, p. 3).
(4) Ibid., p. 8.
(5) Ibid., p. 54
(6) Ibid., p. 43
(7) Ibid., p. 80.
(8) Ibid., p. 45.
(9) Natacha POLONY, Nous sommes la France, Plon, 2015, 216 pages.