‘L’Âme et la Langue’ : une leçon de justesse linguistique par Dezso Kosztolanyi

L’amour de la langue est un sujet inépuisable et pourtant férocement actuel. Mais parmi tous ceux qui l’ont évoqué, peu l’ont fait avec autant de subtilité, d’impertinence et de délicatesse que le Hongrois Dezso Kosztolanyi dans L’Âme et la Langue. Ce petit bijou, traduit pour la première fois en français, devrait trôner sur la table de chevet de tout prosateur ou simplement de quiconque croit encore en la valeur d’une langue.

L’Âme et la Langue, ouvrage du célèbre écrivain hongrois Dezso Kosztolanyi, a enfin été traduit en français (1) cet automne, aux très belles éditions Vagabonde (saluons le remarquable travail de traduction de Thierry Loisel). L’ouvrage revêt une forme intéressante, un thème toutes les deux ou trois pages, ce qui permet de pénétrer d’autant mieux l’esprit du lecteur que l’opinion de l’écrivain est concise, ramassée et néanmoins piquante.

Les pensées de l’auteur, qui s’étalent de 1909 à 1935, s’attachent à un grand nombre de sujets touchant à la langue et à la linguistique. À commencer par l’essentiel : l’amour porté à une langue, en particulier à sa langue maternelle. Le sujet pourrait sembler vu et revu mais il n’en est rien. Loin des clichés du mélange illimité des langues ou du nationalisme linguistique obtus, Dezso Kosztolanyi oppose un patriotisme linguistique, une véritable ode à l’unicité de chaque langue et à la nécessité de la préserver. Son postulat de départ est simple : la langue maternelle est naturelle et s’accroche à nous toute notre vie.

Ode à la langue maternelle

Toute autre langue apprise, même de manière approfondie, ne saurait lui être comparée. Comme son titre le suggère, l’auteur estime que la langue maternelle reflète ce qu’il y a de plus enfoui en nous. Elle nous fait, nous permet d’être sans efforts indépassables. Il en déduit ainsi que « la langue maternelle est la seule dont on ne peut jamais être rassasié, la seule dont on ne peut jamais être écœuré, la seule que nous accueillons en nous sans réserve ». La notion d’accueil montre bien l’évidence d’apprendre sa langue maternelle, le côté essentiel de cette étape pour chaque habitant d’un pays.

Au contraire, apprendre une autre langue suppose de dépasser son identité linguistique, il faut devenir un « autre ». Les autres langues imposent une extension de l’esprit si bien que, d’après Dezso Kosztolanyi, « lorsque nous discutons dans une langue étrangère – aussi familiers que nous soyons avec cette langue – nous ressentons après quelques temps, une ou deux heures, une certaine fatigue. Notre attention faiblit, s’émousse ». L’écrivain pousse son raisonnement jusqu’à parier que l’apprentissage d’autres langues étrangères comporte nécessairement une sorte de plafond de verre intellectuel. Passé un certain niveau, la raison « ne peut plus monter ».

On saura gré à l’auteur qui, loin de condamner l’apprentissage des autres langues, se montre simplement clairvoyant sur les limites mentales d’un tel exercice, quand bien même le nivekosztolanyiametlangueau acquis serait très élevé. Lui-même maîtrise d’autres langues et c’est là la force de son avis : l’empirisme. Dezso Kosztolanyi témoigne de ce qu’il ressent en parlant. L’affaire pourrait sembler simpliste mais elle ne l’est pas. On n’évoque jamais, du moins pas suffisamment, ce que notre corps et notre cœur nous disent quand nous parlons car cela nous semble évident pour la langue maternelle ou car nous sommes finalement concentrés quand il s’agit de parler une autre langue. Bien loin du cliché des polyglottes qui étalent avec une apparente facilité leur maîtrise d’une langue, comme s’ils avaient réussi à se l’approprier totalement, l’écrivain déclare être « quelques peu intimidé » quand il parle dans une autre langue que le hongrois, se sentant « spolié du pouvoir de jouer sur les silences entre les mots ». Au fond, nombreux sont ceux qui se retrouveront dans cette sincérité quasiment enfantine. Et puis qui se soucie, du moins consciemment, du pouvoir des silences ? La langue est musique mais qui dit musique dit silences ou pauses. Là encore, le naturel du parler-maternel reprend ses droits.

Il témoigne également qu’il préfère user du hongrois pour déclarer sa flamme ou dire de choses agréables : « Ecrire de la poésie en hongrois mais rédiger des critiques, de préférence…en portugais. »

L’influence des langues étrangères dans une langue nationale

Après avoir aussi bien explicité le pouvoir de la langue maternelle, Dezso Kosztolanyi en vient à évoquer les influences réciproques des langues. Il sait se montrer nuancé mais ferme. Pas de « linguistiquement-correct » autrement dit d’apologie des remplacements de mots. Dès les années 30, l’auteur observe une montée en puissance des mots anglais, allemands, latins ou même français en Hongrie. Or, le problème est qu’ils ne sont pas venus s’ajouter aux mots hongrois mais les remplacer. En d’autres termes, face à de nouveaux mots étrangers et génériques, certains mots hongrois, qui servaient à montrer de multiples subtilités de situations, « stagnent, peu à peu deviennent superflus et vides de contenus, ils s’étiolent puis meurent ».

Certains verraient dans ce point de vue un caractère rétrograde et « fermé » au monde car c’est précisément là le seul prisme de lecture offert à notre époque : celle de l’ouverture et des multi-échanges. Toutefois, gageons que la langue comme garante d’une identité assumée et d’un corpus de références communes reste une opinion encore prégnante et évidente chez l’immense majorité des peuples.

L’argumentaire de l’auteur en faveur de la non-prolifération de mots étrangers dans le hongrois doit être replacé dans le contexte de cet Etat qu’est la Hongrie. Si tout peuple est légitime à souhaiter que sa langue soit préservée au minimum, le hongrois, rappelle l’écrivain, « reste une langue isolée ». Et si les emprunts du grec et du latin dans le français sont compréhensibles au vu de nos racines linguistiques, il n’en est pas de même pour cette langue finno-ougrienne sans « lien organique » avec les deux langues antiques.

En revanche, tout ce plaidoyer en faveur d’une langue qui ne se laisse pas travestir par des mots moins riches et nuancés ne fait pas tomber l’auteur dans un chauvinisme grossier. Il est juste question de patriotisme tranquille. Dès lors, Kosztolanyi précise que « ce serait une aberration de déclarer la guerre aux mots qui viennent du bulgare ancien, à nos mots turcs ou slaves […] auxquels nous avons maintenant accordé droit de cité ». La nuance est subtile : l’acceptation de mots de langues cousines ou du moins proches de la nôtre il y a des centaines d’années ne permet pas automatiquement d’accueillir des mots sans aucun lien organique aujourd’hui. Un bon compromis entre la préservation d’une langue et son enrichissement limité mais cohérent par d’autres mots. Et de conclure : « Celui qui ne connait pas sa langue maternelle ne saurait être humain. L’homme international n’existe pas. » On pourra malgré tout émettre une réserve sur l’avis tranché de l’écrivain sur l’apprentissage de plusieurs langues par les jeunes enfants. Si le bon apprentissage de sa langue maternelle prime évidemment sur le reste, force est de constater que l’enfance est le meilleur moment pour développer des capacités dans d’autres langues. Là où l’auteur ne voit « que de petits avortons intellectuels », on peut observer plutôt des humains miniatures au cerveau élastiques, ce qui constitue un atout pour apprendre des langues. En outre, en vivant dans leur pays de naissance, les enfants auront normalement tout lieu de pratiquer bien davantage leur langue maternelle.

L’esperanto, l’espoir de la langue universelle

Pourtant, et c’est là une surprise dans ce recueil de pensées, Kosztolanyi se montre extrêmement enthousiaste au sujet de l’esperanto. Or, les faits, un siècle plus tard, lui donnent plutôt tort. Dans un court texte daté de 1906, l’auteur affirme haut et fort son soutien à ce projet de Langue Universelle publié le 26 juillet 1887 par le médecin ophtalmologiste polonais Ludwik Lejzer Zamenhof. Il est même résolument convaincu que cette nouvelle langue aura tôt fait de s’imposer. Cent ans plus tard, l’Esperanto est parlé dans 120 pays et fait même l’objet de diplômes. Mais cette langue n’a objectivement pas atteint le but tant souhaité par son créateur, c’est-à-dire celui d’en faire la langue humaine et universelle de prédilection partout dans le monde. Dans ce rôle-là, l’anglais se révèle plus proche de cet idéal dans les faits.

Boulets rouges sur les écrivains et l’écriture

Kosztolanyi aborde aussi le thème des écrivains et de l’écriture, avec force humour et cynisme. Il s’attaque d’abord à l’éternelle dichotomie faite entre le fond et la forme. Pour lui, « la langue n’est pas quelque chose d’extérieur. Dans une œuvre poétique, elle seule est intériorité, instinct, esprit. Elle n’est pas une simple parure, elle en est le corps même. La graine et l’écorce tout à la fois… ». A-t-on souvent vu plus belle déclaration d’amour à la plume, au style, à la musicalité et au rythme des mots ? Et l’auteur reste fidèle à sa pensée.

De mauvaises phrases ne peuvent cacher un superbe fond puisque les deux sont intimement liés. Maniant allégrement l’humour, il ajoute même : « Si vous m’invitez au restaurant et que vous me faites servir de la langue de bœuf ou de la langue de veau, et si vous me demandez ‘’Comment trouvez-vous le dîner ?’’, je ne pourrai vous parler que de la langue. » Par sa visibilité, ce qu’on nomme la forme d’un texte « ne laisse aucune prise aux mensonges éhontés », ponctue-t-il. S’ensuit logiquement chez lui une critique assez acide des phrases ampoulées, des fioritures inutiles.

Cependant, loin de lui l’idée de critiquer les phrases longues, sans verbe ou parsemées de détails, sur un paysage, un lieu ou un personnage. Kosztolanyi rappelle juste que tout le monde n’est pas apte à le faire. Et quelle meilleure illustration aurait-il pu trouver qu’un long extrait d’À la recherche du temps perdu : Du côté de chez Swann ? Le passage s’étale sur une quarantaine de lignes, avec un seul point à mi-chemin, et garde un rythme, un équilibre proche de la perfection. Un tel talent n’a d’égal que sa rareté. Peu d’écrivains peuvent se targuer de n’avoir aucun mot à enlever à leur œuvre, comme Tolstoï par exemple, estime Kosztolanyi.

Raturer, le meurtre nécessaire de sa propre œuvre

Pour tous les autres, l’auteur incite à se plonger dans un exercice de base mais beaucoup plus ardu qu’il n’en a l’air : la rature, la correction. Ce thème est abordé avec humour et légèreté, au moyen d’un témoignage édifiant de Kosztolanyi lui-même quand il était correcteur dans un journal. L’écrivain considère qu’il n’y a pas « de plus grand art que celui de raturer ». Et d’expliciter même, avec malice, la façon dont il s’y prendrait s’il était professeur : « A mes élèves, je commencerais par leur faire lire un texte. Je les ferais concourir pour qu’ils le critiquent, le saccagent. » Le développement de l’esprit critique est ici à l’œuvre.

Quant à l’auto-correction, « il est difficile, douloureux de nous mutiler nous-mêmes », mais « cela ne pourra faire que du bien, tant à ce qui était bon qui deviendra excellent, qu’à ce qui était mauvais, qui à tout le moins deviendra passable ». Kosztolanyi brise le mythe de l’homme de lettres vaniteux et incapable de se remettre en question. Pour lui, un auteur sort grandi de cette épreuve de la rature. On peut rattacher ce dépassement de soi à la modestie des prosateurs, qualité que doivent revêtir les écrivains. La pédanterie du style, la non-remise en question, tout cela n’a rien à voir avec le métier de l’écriture, considère Kosztolanyi.

Fausse profondeur

Ce dernier prône la simplicité mais non le minimalisme qui serait le reflet d’une indigence. Il oppose cette simplicité à la soi-disant profondeur vantée par des auteurs ou des critiques littéraires. À tous ceux qui se pensent spirituels, alors qu’ils ne sont qu’abscons, Kosztolanyi oppose sa définition de la beauté, bien loin des lourdeurs stylistiques. Selon lui, la beauté va de pair avec la justesse et l’équilibre, le ni trop ni pas assez. Loin des effets de manche et des tournures alambiqués, il insiste sur le fait que « l’art préfère le moins pour exprimer le plus ».

Un point de vue qui se tient mais qui admet de nombreuses exceptions. En effet, le romantisme littéraire du XIXe siècle faisait la part belle aux effusions, à la passion, au lyrisme et a donné naissance à des écrivains et poètes considérés aujourd’hui comme de grands « faiseurs de Beau » (De Musset, Lamartine, etc). La beauté, si elle ne se trouve assurément pas dans les empilements d’adjectifs mal placés, est bien visible dans des styles d’écritures denses et pas forcément épurés. Cependant, quand on sait que l’auteur admire le style de Marcel Proust, on comprend qu’il ne faut pas entendre chez lui le mot « simplicité » comme on l’entend chez une Marguerite Duras…

Ainsi, bien loin des petites mesquineries et des querelles d’egos si fréquentes dans le monde de l’écriture et des mots, Dezso Kostolanyi parvient à nous rassurer : notre combat pour la préservation d’une langue, notre goût pour les mots, leur naissance, leur vie et leur mort, notre modestie face à ceux qui se prennent pour des rois de la profondeur, ne sont pas vains. Ils nous permettent encore de pouvoir être conquis, époustouflés, amoureux de l’écriture. Et surtout de pouvoir dire ces quelques mots sans aucune honte : « C’est beau ».


Note :
(1) Dezso KOSZTOLANYI, L’Âme et la Langue, éditions Vagabonde, 160 pages, 16 euros.

Auteur : Ella Micheletti

Journaliste indépendante. Ex-EPJ de Tours. M2 droit public. Fondatrice de Voix de l’Hexagone. Beaucoup de politique (française et étrangère). Animaux passionnément. Littérature à la folie.

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