Tel Henri Pourrat ou Emile Guillaumin, Henri Vincenot (1912-1985) appartient à une génération d’écrivains quelque peu tombés dans l’oubli. Les jeunes générations ne les connaissent pas. C’est là un grand tort des magazines littéraires et des médias en général que de négliger ces auteurs qui représentent des hommes et des femmes qui ont été ou restent le poumon de la France.
En un siècle, la France dirigée par les chevaux et les charrues, la vie rurale et les travaux des champs dictés par les saisons ont laissé en grande partie place à une société toujours plus urbanisée, plus rapide, où l’instantanéité est le nouveau dogme. Cette France parfois même d’avant les chemins de fer et les voitures est aujourd’hui quasiment éteinte. S’il existe toujours des paysans – épuisés, négligés et pourtant fiers de leurs racines – et de superbes campagnes au gré des régions, on ne saurait guère trouver ou retrouver le mode de vie ancestral égrené au fil des livres d’Henri Vincenot. Si ce brillant écrivain semble à première vue « passé de mode », c’est parce qu’il tisse les louanges d’une France dédaignée, oubliée, qu’on a cherché à détruire. Sa France, c’est avant tout la Bourgogne. Il lui voue un amour incommensurable pour ses paysages, ses habitants, ses villages, ses vignes, ses églises où un curé trinque pendant la semaine sainte avec un ancien militaire laïc.
La France des campagnes et des racines
Sa France est celle de l’enracinement local. Chacun peut être évidemment attaché à une région ou une autre. Cet amour de l’enracinement, on le retrouve encore chez des hommes, des femmes, vieillards ou jeunes, chez des enfants qui n’ont pas encore oublié l’odeur du foin sec, de la terre dévastée après avoir essuyé un orage, des moutons ou de l’auge des cochons. Ces hommes et femmes, ces Français, sont pourtant devenus minoritaires. L’urbanisation a fait son chemin, dès la seconde moitié du XIXe siècle, pour solidement s’implanter et devenir la norme au cours du XXe. Face à la promesse d’un monde sans limite, l’enracinement est raillé et perçu comme ringard, peu ambitieux voire dangereux.
Dans les livres d’Henri Vincenot, ce sont les urbains des années 60 et 70 qui sont la cible de taquineries. L’auteur n’y va pas de main morte pour se gausser d’eux. Dans Le Maître des Abeille, c’est à travers la bouche du truculent Balthazar qu’il donne clairement son avis : « Regarde-les… Regarde ces ilots urbains dans les couloirs du métro ! Regarde-les tes Parisiens châtrés de demain, tes esclaves ! »
Le mode de vie totalement urbanisé et soumis au marché du travail et au célèbre « métro/boulot/dodo » est attaqué par ce même personnage qui fait une analogie avec le mode de vie des abeilles : « Pauvres bêtes qui courent, courent toute la journée, toute la nuit […] toujours toutes à la queue leu leu victimes d’une spécialisation absolue et sacrifiées, toutes à la productivité et à l’efficacité du monstre État… »
Il est intéressant à ce titre de noter que ce genre de propos qui pourraient être taxés de réactionnaires sont les mêmes tenus par des mouvements altermondialistes qui cherchent, à juste titre, à libérer l’homme des chaînes du néo-libéralisme économique. On ne saurait que saluer leur combat. Prôner un amour de la terre, une cadence de travail humaine et respectueuse de la nature défie les clichés politiques. Il s’agit tout simplement de bon sens et d’humanité.
Le système agricole basé sur la productivité et la compétitivité est aussi une cible de prédilection de l’écrivain, toujours dans Le Maître des Abeilles : « Nous avons là une société qui a été entièrement pervertie […] et sacrifiée sur l’autel du productivisme. »
Dans Les Chevaliers du Chaudron, plusieurs protagonistes restent fidèles à leurs idéaux jusqu’au bout, quitte à être de véritables caricatures. En effet, l’histoire se passe en 1853, à l’arrivée progressive des chemins de fer. Soyons sincères : personne ne se verrait revenir à une époque antérieure aux trains ou voitures car nous y sommes tout simplement habitués et dépendants. Encore une fois, ces deux moyens de transports ont servi un nouveau mode de vie urbanisé qui, comme tout progrès, a aussi eu des effets néfastes. Certes, on aurait du mal à croire que Vincenot n’ait pas souri en traçant le portrait du Colonel Joubert qui attaque les trains à cheval, sabre au poing. Le personnage est manichéen, anti-moderne et borné à bien des égards, surtout pour nous contemporains du XXIe siècle, mais on ne saurait que louer son courage et son intégrité morale face à ce qui est synonyme de marche forcée : « J’ai donc l’honneur de vous informer que je combattrai par tous les moyens, les armes à la main. Sur tous les points du territoire, j’attaquerai, sans préavis, la voie ferrée, les convois et les gares jusqu’à ce que l’attention des pouvoirs publics ait été attirée sur la précarité, la fragilité l’inanité et la malfaisance de ce dérisoire et dangereux moyen de transport. » On sort même attendri par les passages le mettant scène tant son côté grotesque se révèle touchant. Tel un chaton qui s’en prend à un tigre, le Colonel Joubert, juché sur son cheval, est évidemment inoffensif face au train et se fait battre à chaque fois par Lazard, le mécanicien et conducteur.
Adapte-toi ou crève
C’est là tout l’enjeu des Chevaliers du Chaudron : la bataille entre la vieille et la jeune génération. Le Colonel est obligé de fuir face à un Lazard qui ne ménage pas sa peine sur la voie ferrée. Il se fait aussi « voler » sa fille par le mécanicien. En effet, la fille, Incarnacion, toute aussi haute en couleurs, choisit de rejoindre Lazard et de tenter d’abandonner ce monde d’antan auquel elle appartient. Elle essaiera de se calquer à la vie du jeune homme mais en vain. Incarnacion représente parfaitement les difficultés voire l’impossibilité viscérale qu’ont eu les enracinés à prendre le train de la modernité en marche. C’eut été pour elle renoncer à ce qui constitue l’essence de son identité, sa sauvageonnerie assumée et extrêmement touchante, son incapacité à rester enfermée, à calquer sa vie sur un emploi du temps très précis, à se « faire à la vie moderne ». Elle en mourra même. Abandonnée par Lazard qui se rend compte que ses besoins sont ailleurs (vers une femme de son époque, qui se sent à l’aise dans l’univers des chemins de fer, des horaires journaliers réglés comme du papier à musique), Incarnacion choisit de se jeter sous un train. La métaphore n’aurait pas pu être plus parlante : la jeune femme, que Lazard appelait Bohémienne même si elle ne l’était pas, préfère conserver sa liberté et surtout abréger ses souffrances face aux délires de son vieux père. Incapable de s’adapter à la « vie moderne » dont Lazard se fait le chantre, elle reconnait en somme sa défaite en se suicidant sur une voie ferrée. Son père constate aussi son échec à ramener l’idole Cheval dans l’esprit des gens déjà subjugué par le train. Son suicide révèle la fin d’une époque vaincue par le nouveau culte du Progrès, à qui personne ne peut résister.
La critique du Progrès, pour éviter toute naïveté
Le Progrès s’impose à tous et n’est cependant pas sans tumultes ou défaites. Le personnage de Lazard lui-même subit un retournement intérieur. Il se montre utopique à la limite de la bêtise au début du livre. Pour lui, l’arrivée des chemins de fer ne peut avoir que du bon, aucune dérive n’est possible, le monde est devenu autrement plus beau et humain : « Plus de guerre possible, dans un monde où les capitales ne sont plus qu’à quelques heures de route, où les produits peuvent être transportés en masse d’un bout à l’autre de l’Europe en une seule journée…. ! Morte la disette, morte la famine, morte la guerre ! », lance-t-il à son ami l’abbé qui regarde d’un œil sceptique cette nouvelle avancée.
Puis le héros perd peu à peu ses illusions après sa découverte d’un patronat indifférent au sort des cheminots (on le force à conduire alors que son train manque d’eau, on lui fait convoyer des soldats alors qu’il croyait naïvement au pacifisme tiré de ce nouveau moyen de locomotion) et le procès d’un de ses amis qui s’est endormi de fatigue en conduisant un train à cause du trop grand nombre d’heures de travail.
Ces injustices le pousseront à revoir son jugement tout fait et à lutter pour un meilleur sort des ouvriers, ces derniers étant utilisés comme du bétail dupé au nom du Progrès par les puissants et les élites : « Que veut-on de nous ? Nous faire perdre l’habitude de manger et de dormir et prendre celle de travailler sans arrêt ? Alors le progrès réalisé dans le monde serait payé par l’abêtissement de toute une corporation et ce ne serait plus le progrès. Car peut-on appeler le progrès ce qui grandit une partie de la société en abaissant l’autre plus bas que les esclaves de l’Antiquité ? »
Lazard de ne devient pas extrême comme le Colonel Joubert. Toutefois, il réalise le jeu de dupes qui se joue dans toute innovation, quel qu’elle soit : les puissants gagnent et ont tous les autres, les autres rien. La liberté tant attendue par le progrès du train se trouve volée et il faut se battre pour la reconquérir (la fin du XIXe serait aussi celle de Zola et de la lutte pour les ouvriers), alors que Lazard n’avait jamais été aussi libre de sa vie que lorsqu’il vivait à la campagne, à Châteauneuf.
Dans La Billebaude, Henri Vincenot conte ses souvenirs d’enfant chez ses grands-parents et, là encore, met en garde contre l’idéologie du progrès qui conduira l’homme à un bras de fer avec la nature. Il reprend ainsi une citation de l’écrivain Bernard Shaw : « Les gens intelligents s’adaptent à la nature, les imbéciles cherchent à adapter à eux la nature, c’est pourquoi ce qu’on appelle le progrès est l’œuvre des imbéciles. »
Le retour à la Terre, pour échapper au vide existentiel
Le Maître des Abeilles procède au cheminement inverse chez ses personnages. Les protagonistes sont des parisiens coincés dans une vie étriquée, qui ont perdu toute notion de la beauté, celle de la nature, de l’air, des ruisseaux, de la terre. Le père rêve une nuit de la destruction de la maison de son enfance et quitte précipitamment le domicile parisien déserté par sa femme et fille, en embarquant son fils toxicomane et oisif à souhait. Et là, le miracle s’accomplit. Père et fils découvrent et redécouvrent la campagne bourguignonne, ses habitants folkloriques mais profondément humains, les ruches de Balthazar, l’église avec les chamailleries bon enfant du curé avec l’ancien militaire laïc, le lien social qui unit ce petit nombre de personnes, la solidarité rurale, le travail et la saine fatigue, la récompense par la bonne nourriture, l’amour stable mais non moins passionné…
Le fils ne repartira jamais de ce village où il se sent heureux, de cette nature où il revit, oublie sa morosité et comble enfin le vide qui le hantait, lui le jeune désabusé à qui la société avait promis monts et merveilles en ville. Il donne enfin un sens à sa vie, comme le paysan et apiculteur avant l’heure, Balthazar, l’avait prédit au père : « Laisse-le-moi don’ ton p’tiot. Une semaine ou deux à Montfranc, tu verras comme ça va le requinquer ! […] Il ne peut pas être mieux qu’ici, 592 mètres d’altitude, 8 juments, 10 000 hectares de bois […] Et les abeilles… T’entends Louis ? Les abeilles ! Elles vont bien te le retaper ton pourri… »
La campagne bourguignonne où Loulou trouve le bonheur fait office de paradis perdu. C’est pourquoi le jeune homme s’oppose au retour de son père, Louis, à Paris. Les bouchons dans lesquels le patriarche se trouve coincé à la Porte d’Italie crée un spectaculaire effet de contraste ; de façon générale, Henri Vincenot est maître en la matière pour donner de la chair à ses récits, pour nous faire imaginer le goût d’un miel ou d’un vin. Les campagnes sont superbement décrites et servent à structurer les habitants par des solidarités locales, familiales, amicales, au contraire de l’individualisme des villes où seuls les klaxons dans les bouchons viennent répondre à notre solitude.
Dans Le Pape des Escargots, le héros, un jeune sculpteur très doué, effectue aussi un retour à la terre, après une période laborieuse passée à Paris où il a tenté de se faire connaître. Des mécènes et membres de galeries d’art à sa chambre dortoir à Montparnasse en passant par ses rencontres avec une étudiante ou un ingénieur, Gilbert perd toute inspiration dans ce cadre urbain qui ne lui sied pas. Il ne retrouvera son talent, sa motivation et même son bonheur et son âme qu’en retournant dans sa Bourgogne natale. Il ne l’a quittée pour ne finalement que mieux la retrouver. Un parcours un peu similaire avec celui d’Henri Vincenot qui a été forcé de vivre longtemps à Paris et qui s’est senti un autre homme quand il a pu repartir en Bourgogne, là où toute sa vie a commencé et où elle finira.
Cette idée des campagnes en tant que paradis perdu et des êtres déracinés se retrouve dans La Billebaude où Vincenot décrit ses grands-parents, des vieux paysans émouvants, surtout le grand-père Tremblot. Les deux lui apprennent tout simplement à vivre, à sentir, à regarder, à découvrir le monde autour de lui ; les autres habitants, tous bons-vivants, participent aussi à leur manière à cette auto-révélation de l’auteur. Discussions avec une vieille guérisseuse,, promenades dans la nature, tout est prétexte à apprendre et à s’émerveiller de ces petits rien du quotidien qui forment les grands tout de l’existence.
S’il n’est pas possible, et même d’ailleurs pas souhaitable de renoncer à tout progrès, Henri Vincenot pousse au moins à se pencher sur la notion de modernité, sur les enjeux qu’elle implique et sur ce fil perpétuellement ténu où l’Homme oscille entre intégrité (illusoire?) et aliénation, utilité et création d’un faux besoin. Le tout, pour Vincenot, est de ne pas oublier d’où l’on vient, de ces campagnes enfouies, discrètes mais qui restent le cœur battant historique de notre passé commun. En effet, au moins pour une bonne partie d’entre nous, nos ancêtres sont de cette famille d’hommes qui ont travaillé durement la terre, par tous les temps, la foulant, tantôt avec respect, tantôt avec lassitude mais avec, parfois, cet incomparable goût de liberté au bord des lèvres. Une liberté qui avait l’âpreté d’une piquette mais aussi la douceur du miel.