Vaste question que celle-ci… Bien malin celui qui, aujourd’hui, saurait appréhender les vicissitudes diplomatiques à venir. En matière de relations internationales, tout l’art consiste à comprendre l’échiquier du voisin.
La Guerre froide a pris fin en 1991 avec le démembrement de l’URSS. Les années 1990, puis 2000 ont présenté quelques motifs de réchauffement des relations Est-Ouest. Reste que depuis quelques années, on assiste à un nouveau « refroidissement » des relations, quoique celui-ci soit moins prononcé que ceux rencontrés dans les années 1960-1970.
Des tensions existent et se matérialisent de plus en plus sur le flanc est de l’Europe. L’exemple de la crise ukrainienne et de la récente annexion de la Crimée par la Russie en est l’exacerbation parfaite. Mais cette tension est palpable bien au-delà de la frontière est de l’Ukraine. Elle court véritablement du nord de l’Europe à sa pointe sud. Les pays baltes (Estonie, Lettonie Lituanie), la Finlande ou encore la Suède s’intéressent de très près à leur grand voisin. Et pour cause : celui-ci en fait de même, promenant ses navires et ses avions dans les zones internationales, avec une fréquence jusque-là inhabituelle. D’ailleurs, les frontières ouest de l’Europe sont tout aussi visitées que ce soit dans les airs ou sur mer, et les rencontres entre avions militaires russes et français ou britanniques ne sont pas rares.
Aussi, les pays de l’est de l’Union européenne éprouvent une certaine difficulté à maintenir leur propre sécurité, et redoutent particulièrement que le cas de la Crimée ne soit que le commencement d’un vaste plan pour retrouver l’hégémonie d’une URSS déchue. Et de fait, ils seraient en première ligne. Aussi, à travers une organisation comme l’OTAN à laquelle ces pays adhèrent majoritairement, des mesures de « réassurances » sont mises en place pour confirmer la présence militaire otanienne dans cette région, ce qui passe essentiellement par la mobilisation d’unités militaires terrestres et aériennes, soit pour assurer la surveillance de l’espace, soit pour participer à de vastes manœuvres démonstratives. Autant dire que cela reste un jeu de miroir, car en réponse, les forces russes jouent les mimes de l’autre côté de la frontière.
La guerre focalisée aux confins de l’Europe
Si l’on a parlé du nord et de l’est, qu’en est-il du sud de l’Europe ? C’est là que se joue aujourd’hui un des enjeux majeurs du face à face Est-Ouest ; mais avec beaucoup plus de subtilité que lors de la crise des missiles de Cuba, ou que lors de la Guerre du Vietnam. En effet, à travers la coalition internationale, les pays de l’OTAN participent à une lutte contre Daesh en Irak et en Syrie. Certes, ce conflit, ou plutôt cet ensemble de conflits ne se situe pas géographiquement en Europe, mais il reste à la porte de celle-ci. Par ailleurs, il implique des pays qui sont des portes d’entrée sur l’Europe (Syrie), ou qui prétendent devenir membres de l’Union européenne car ils en partagent une frontière commune (Turquie).
En effet, le conflit irako-syrien est aujourd’hui à la porte de l’Europe, au même titre que l’était la guerre au Kosovo, ou celle des Balkans. Il s’y joue aujourd’hui une intense partie de poker entre les différents protagonistes mondiaux. Le territoire syrien concentre en effet des forces otaniennes, russes, kurdes, rebelles et a fortiori syriennes. C’est en réalité un bras de fer Est-Ouest qui s’y trame. Sous couvert d’un but commun – l’éradication de Daesh – des superpuissances s’y retrouvent alors que tous les opposent, mais avec des motivations différentes voire divergentes.
Les positions syriennes et turques sont d’autant plus centrales qu’elles font l’interface entre ces deux blocs de l’Est et de l’Ouest. Damas a été protégée par la Russie à diverses reprises ces dernières années, notamment en 2013 lorsque l’OTAN s’interrogeait sur sa légitimité. Et en 2015, la coalition a étendu son action sur le territoire syrien pour y débusquer Daesh. La Russie prête main-forte à Damas pour la destruction des ennemis du gouvernement, à savoir Daesh et les rebelles des forces démocratiques. Or ces derniers sont liés à l’OTAN qui les soutient.
Même analyse de la situation turque. La Turquie est soutenue depuis longtemps par le « bloc de l’Ouest », et ce à deux titres : 1) Elle est membre de l’OTAN et recèle des bases militaires américaines. Elle est dès lors un élément à part entière de la ligne de défense de l’OTAN ; 2) Elle est à cheval sur l’Europe et l’Asie d’un point de vue géographique et prétend devenir membre de l’Union européenne.
Or après certains incidents en 2015-2016 (1) entre la Turquie et la Russie, il semble qu’il y ait eu un transfert des intérêts turcs vers la Russie. De fait, ce récent rapprochement chamboule aujourd’hui l’équilibre diplomatique puisqu’il remet partiellement en cause la participation turque dans l’OTAN, mais aussi parce qu’il pourrait fragiliser la ligne de défense otanienne, en se comportant comme une pseudo tête de pont.
La réflexion peut être étendue à la Syrie également. Ce qui se passera après la lutte actuelle contre Daesh sera d’une importance capitale. Il conviendra de voir de quel côté basculeront Turquie et Syrie, et surtout comment seront traités les différends fondamentaux qui opposent actuellement les puissances en présence. Car sous couvert d’un but commun – le démantèlement de Daesh et du terrorisme – les forces en présence ont versé de l’eau dans leur vin et certains objectifs ou certains points litigieux ont été mis de côté : la question des milices syriennes, soutenues par l’OTAN, mais auxquelles s’oppose Damas ; les relations turco-syriennes au regard de ces mêmes milices ; la question des Kurdes, qui eux aussi sont soutenus par l’OTAN, mais combattus par la Turquie. Et la liste n’est pas exhaustive…
Le Levant, ou l’avenir des relations Est-Ouest
En définitive, il semblerait que de profonds changements diplomatiques s’opèrent actuellement dans la région. La présence de la Russie, avec, semble-t-il un arsenal militaire important posera rapidement la question du basculement des puissances d’un côté comme de l’autre. Il convient de fait d’imaginer que si le rapprochement de la Russie avec la Syrie et la Turquie se maintient dans le temps, les différends de ces deux pays avec l’OTAN pourraient devenir un sujet de bras de fer entre la Russie et l’OTAN, un peu comme en son temps Cuba fut le théâtre d’une rivalité qui dépassait largement sa sphère diplomatique et géographique.
Dans une vision à moyen terme, la Syrie et la Turquie, de par leur rangement du côté russe pourraient être à même de matérialiser une opposition Est-Ouest. C’est, certes, une lecture très pessimiste de la chose, mais elle n’est pas à négliger car les choses se poseront en ces termes rapidement. D’une part, la Turquie, qui fait partie de la ligne de défense otanienne, semble de moins en moins apte à satisfaire les critères de l’intégration européenne. D’autre part, la question de l’après Bachar El Assad se posera rapidement et ne verra peut-être pas un consensus immédiat entre l’OTAN et la Russie. Rappelons à ce titre qu’en 2013 ce sujet avait déjà trouvé de profondes divergences au sein de la communauté internationale.
Ainsi, le Levant semble être d’une importance capitale. Outre l’enjeu qu’il peut représenter en termes économiques pour le transport de marchandises ou le pétrole, il est fondamental de garder un œil sur cette région car elle pourrait devenir dans les mois ou années qui viennent le ventre d’une lutte ancienne et résurgente entre les deux « anciens » blocs de l’Est et de l’Ouest. En revanche, cela ne veut pas dire qu’il faut se focaliser sur cette région, et l’Afrique mérite également toute notre attention. Qui plus est, une attention devra être portée sur les choix des dirigeants, et cela a le pouvoir en soi de modifier de façon radicale la donne, à commencer par la récente accession de Donald Trump à la Maison Blanche, l’élection à venir en France, ou les choix dans la construction de l’Europe de la défense.
Note :
(1) Par ex. les tensions nées après qu’un avion Su 24 russe a été abattu en 2015 par l’aviation turque.