Une génération après la transition démocratique amorcée au printemps 1989, le spectre du socialisme hante le gouvernement polonais au point de motiver, récemment encore, des mesures de décommunisation. Alors qu’un retour au régime déchu est totalement exclu, pourquoi le débat mémoriel n’est-il pas clos ?
Le passage d’un régime socialiste autoritaire vers la démocratie libérale a été accompagné de différentes politiques visant à désidéologiser le pays et porter à la lumière du jour le passé des hauts fonctionnaires. Ces mesures de « décommunisation » ont été indispensables à la réussite du projet démocratique mais devaient, par essence, n’être que temporaires. La première vague de mesures s’étale sur la décennie consécutive à la réunion de la Table ronde qui ouvrit la voie à la sortie du socialisme. Une deuxième vague, bien plus critiquée par les défenseurs des libertés, est identifiable au milieu des années 2000 ; elle est étroitement liée à l’exercice du pouvoir entre 2005 et 2007 par le parti conservateur Droit et Justice (PiS). Enfin, les polémiques autour de la période 1945-1989 ont repris de la vigueur depuis 2010, et plus encore depuis le retour au pouvoir du PiS en octobre 2015. Quoique comparables sur le fond, ces trois vagues ne répondent pas à la même finalité.
Vague I : La sortie effective du socialisme (1989-1997)
Au lendemain des élections semi-ouvertes de juin 1989, négociées entre le gouvernement et l’opposition emmenée par le syndicat Solidarność, la rupture avec le régime socialiste impliquait la fin du monopole institutionnel du Parti communiste (PZPL) et ses alliés. Le corolaire de l’introduction du pluralisme a été le retrait, dans la Constitution de 1952, des références symboliques à l’idéologie officielle. D’abord la fin de la République « populaire » au profit de la « République de Pologne », la suppression du rôle dirigeant du Parti communiste et la disparition du qualificatif « socialiste » accolé à l’État. Cette révision constitutionnelle, adoptée le 29 décembre 1989, a été la plus significative des mesures de « décommunisation ». D’autres se sont ensuivies avec par exemple, dès 1989, une première série de modifications de noms de rues à l’initiative des municipalités, parfois accompagnée de la destruction de monuments à la gloire de figures communistes ou de l’Armée rouge et du démantèlement de plaques commémoratives dans l’espace public.
Contrairement au scénario roumain de la révolution violente qui atteignit son paroxysme avec le jugement improvisé et la liquidation physique du couple Ceauşescu, la Pologne a connu une transition apaisée car négociée. Ont été évités de spectaculaires procès des anciens hommes forts du régime et la purge complète de l’administration. La dissolution du PZPL et la création sur ses ruines d’un parti social-démocrate – vainqueur des législatives de 1993 – a entériné la logique de l’évolution plutôt que celle de l’éradication des cadres de la République Populaire. La continuité a donc prévalu et c’est pour garantir la transparence de l’administration, non pour punir, que la première loi dite de lustration a été adoptée en 1997 par le Parlement (1). Il faut noter qu’à cette époque, une très large majorité de l’opinion publique pensait que les anciens collaborateurs de la police secrète communiste occupaient toujours de hauts postes et s’en indignait (2). La loi de 1997 imposait dès lors aux candidats à certaines fonctions publiques listées dans le texte de remplir une déclaration dans laquelle ils reconnaissaient avoir collaboré ou non avec les anciens services secrets. Si une enquête menée par un juge d’instruction spécial (le Défenseur de l’intérêt public, institution aujourd’hui disparue) mettait en évidence l’insincérité de la déclaration, l’intéressé ne pouvait exercer ses fonctions. Il ne s’agissait pas, comme on l’a trop souvent caricaturé dans les pays occidentaux, d’une chasse aux sorcières ni d’une épuration, mais d’une procédure de transparence, fruit par ailleurs d’un consensus parlementaire.
Vague II : L’instrumentalisation de la décommunisation (2005-2007)
La loi de 1997 avait été adoptée pour mener à bien la transition démocratique. Elle ne devait plus produire d’effets juridiques après le 15 mars 2007. La coalition conservatrice issue des élections législatives de 2005 (le parti PiS et ses alliés d’Autodéfense et de la Ligue des Familles Polonaises) a fait le choix de poursuivre la politique de lustration en la durcissant, alors même que la démocratie s’était stabilisée et que la Pologne avait rejoint l’Union européenne. La loi de lustration du 18 octobre 2006 (3), fut d’abord adoucie par un amendement présidentiel voté en février 2007. Mais les critiques de l’opposition restèrent très vives, à telle enseigne que des figures de la vie publique polonaise tel le regretté Bronisław Geremek se refusèrent à signer la nouvelle forme de déclaration exigée par la loi. L’objet de la discorde a été cependant censuré en grande partie par le Tribunal constitutionnel le 11 mai 2007. En particulier, la définition volontairement floue de la notion de « collaborateur » des services secrets a échoué dans les filets des juges.
Pour les frères Kaczyński, Lech Président de la République et Jarosław chef du Gouvernement conservateur, une politique de décommunisation après quinze ans de démocratie représentait une surenchère qui ne servait en rien les besoins du pays mais visait à mettre en difficulté le reste de la classe politique : les socio-démocrates comme héritiers du PZPR et les libéraux comme complices par complaisance. C’est d’ailleurs à cette époque que l’Institut de la Mémoire Nationale (IMN) (4) a mis en accusation le général Wojciech Jaruzelski, dernier dirigeant de la République Populaire, pour sa responsabilité criminelle lors de l’introduction de la loi martiale en décembre 1981. Ce procès, compliqué par l’état de santé déclinant de l’accusé, n’a jamais abouti.
Jusque dans les derniers mois qui précédèrent sa chute, la majorité conservatrice s’est attaquée au communisme où à tout ce qui s’en rapprochait. En témoigne la proposition d’amendement de la loi sur les vétérans de guerre déposée par le député PiS Artur Zawisza qui, au printemps 2007, envisageait de supprimer les pensions accordées aux combattants polonais engagés aux côtés des Républicains pendant la Guerre d’Espagne.
La fièvre décommunisatrice s’est apaisée en octobre 2007, après la sévère défaite de PiS et ses alliés lors des élections législatives anticipées. S’ouvrit une période de répit relatif avant que la mort accidentelle du président Lech Kaczyński ne favorisât le retour de l’anticommunisme, fer de lance d’une politique plus générale de révolution identitaire.

Vague III : La révolution identitaire (2015-2017)
La catastrophe aérienne de Smoleńsk survenue le 10 avril 2010 a généré une forme moderne d’anti-soviétisme. La peur du voisin russe, dont on a exacerbé l’image expansionniste, s’est accompagnée d’une nouvelle plongée identitaire. Pour que cette dernière fût complète, il fallait aussi qu’elle allât chercher une opposition, même moindre, avec l’Ouest. Tout est devenu prétexte à la rectification idéologique de la Pologne, sur le chemin suivi par la Hongrie de Viktor Orban, modèle avoué de Jarosław Kaczyński. Dans une interview accordée au Bild à l’automne 2015, au moment du retour au pouvoir de PiS (présidentielle d’avril 2015, législatives d’octobre 2016), le ministre des Affaires étrangères Witold Waszczykowski avait ainsi justifié la politique qu’entendait mener son gouvernement : « Le gouvernement précédent a tout fait pour enraciner en Pologne une conception gauchisante de la politique. Comme si le monde devait, conformément au modèle marxiste, avancer dans une direction unique, celle de la diversité culturelle, du métissage, du monde des cyclistes et des végétariens, fondé sur les énergies renouvelables et hostiles à toute forme de religion. » (5) Pour la droite conservatrice, la problématique était claire : sa révolution prendrait si les consciences y étaient sensibilisées. Cela signifiait reprendre en main le destin national en liquidant indistinctement le fantôme du socialisme et les mœurs dépravées de l’Occident décadent.
Après les élections de 2015, les règlements de compte avec l’ancienne République Populaire de Pologne ont donc repris. Aujourd’hui, l’IMN se montre plus agressif que jamais à l’égard de Lech Wałęsa, suspecté de collaboration depuis 2008 mais éclaboussé par de nouvelles révélations au début de l’année 2017. Une série de perquisitions menées en 2016 aux domiciles du général Kiszczak et du général Jaruzelski, tous deux décédés, aurait permis de collecter des documents déterminants pour l’enquête. Wałęsa dénonce des falsifications de preuves en vue de détruire sa réputation. Entre Wałęsa et son ancien directeur de cabinet Jarosław Kaczyński se prolonge une vieille lutte sur la captation de l’héritage de 1989.
Commentée jusque dans la presse française, la loi du 1er avril 2016 franchit une nouvelle étape dans la politique de rectification des noms de lieux publics. Entrée en vigueur le 2 septembre 2016, elle interdit toute référence au communisme ou à tout autre régime totalitaire dans l’espace public (bâtiments publics, rues, places, squares…). Les autorités locales sont donc contraintes dans le délai d’un an (article 6 § 1 du texte) de procéder aux modifications nécessaires, au besoin en sollicitant l’avis de l’IMN (6).
Dernier acte de cette surenchère de décommunisation, le Parlement a adopté le 16 décembre dernier une loi qui s’attaque au montant des pensions de retraite pour les anciens fonctionnaires de l’État socialiste (dévalorisées au niveau du montant moyen des pensions ordinaires) (7). L’objectif est, pour le pouvoir en place, de mettre fin à ce qui pouvait être perçu comme des privilèges concédés aux employés de l’ancienne administration.
Conclusion
Quand bien même la sortie du socialisme s’est déroulée de manière douce, le besoin de reconstituer l’héritage culturel du pays, de réintroduire le pluralisme des idées et d’édifier un régime vertueux impliquait l’adoption de mesures de décommunisation. Mais la transition démocratique – dont le point d’achèvement est sujet à débat mais qu’on pourrait situer au cours de la décennie 2001-2010 – impliquait par-dessus tout que de telles mesures fussent éphémères, vouées à disparaître une fois la démocratie établie. Le durcissement de la politique de lustration en 2007 était contradictoire avec cette idée d’effacement progressif du programme de décommunisation. Il répondait en réalité à l’engagement d’un bras de fer politique : les frères Kaczyński souhaitaient aller au-delà de ce que les précédentes majorités avaient entrepris pour s’offrir un brevet de lutte contre le communisme. Ce bras de fer se poursuit aujourd’hui encore, comme le montre l’acharnement de l’IMN, proche des thèses historiographiques de PiS, contre Lech Wałęsa, pourtant vrai héros de la transition. Mais il semble important de souligner qu’une autre partie se joue dans le prolongement de la récupération de l’héritage de Solidarność : le retour vivace de l’anticommunisme depuis 2015 participe de la volonté de réidéologiser la Pologne. La politique du gouvernement actuel se situe aux confins de la réécriture pure et simple de l’histoire dans la mesure où elle prétend combattre un ennemi pourtant mort et enterré : le communisme. Par la volonté d’en effacer toute trace dans les esprits et d’imposer en lieu et place une image mythifiée de la Pologne, les conservateurs sont en train d’accoucher de cette « démocratie illibérale » qu’ils projettent depuis plus de dix ans.
Notes :
(1) Loi du 11 avril 1997 sur la divulgation par les personnes exerçant des fonctions publiques du fait qu’elles ont été employées par les services de sécurité de l’État, ont travaillé pour eux ou ont collaboré avec eux entre 1944 et 1990, J.O. (Dz. U.), 1997, n°70, texte 443, pp. 2189-2196.
(2) Selon un sondage OBOP de décembre 1996, publié par Gazeta Wyborcza dans son édition du 3 février 1997, 72 % des personnes interrogées étaient les anciens collaborateurs comptaient parmi les hauts fonctionnaires et 77 % d’entre elles considéraient que ces collaborateurs ne devraient exercer aucune fonction publique. (Cité par Antoni DUDEK, « L’héritage et la politique de la mémoire », in Anna PACZEŚNIAK, Jean-Michel DE WAELE (dir.), Comprendre la Pologne, Paris, L’Harmattan, 2016, p. 58).
(3) Loi du 18 octobre 2006 sur la divulgation d’informations sur les documents des organes de sécurité de l’État des années 1944-1990 ainsi que sur le contenu de ces documents, J.O. (Dz. U.), 2006, n°218, texte 1592, pp. 10809-10837.
(4) Créé par la loi du 18 décembre 1998 et entrée en fonctions en 2000, l’Institut de la Mémoire Nationale (Instytut Pamięci Narodowej) enquête sur les crimes commis en Pologne entre 1939 et 1989, successivement par les nazis et les communistes. Il abrite les documents des services spéciaux du régime socialiste (1944-1989). Les procureurs qui lui sont rattachés sont chargés de contrôler les déclarations de lustration et de mener des investigations sur les soupçons de faits de collaboration avec les services secrets.
(5) Interview de Witold Waszczykowski au quotidien allemand Bild, 4 janvier 2016, p. 2.
(6) Loi du 16 décembre 2016 modifiant la retraite des agents de la Police, de l’Agence de sécurité intérieure, de l’Agence de renseignement, du Service de contrespionnage, du Service de renseignement militaire, du Bureau central anti-corruption, des Douanes, du Bureau de sécurité du gouvernement, des Services d’incendie d’État, de l’Administration pénitentiaire, et de leurs familles, J. O. (Dz. U.) 2016, texte 2270.
(7) Loi du 1er avril 2016 portant interdiction de promouvoir le communisme ou tout autre régime totalitaire par le nom des bâtiments, des installations et des équipements publics, J. O. (Dz. U.) 2016, texte 744.