En pleine période électorale, les sociologues Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot publient un nouvel essai sur les rapports des décideurs à l’argent. La marche du monde semble conforter les analyses que les auteurs ont proposé toute leur carrière durant. Le sort de la démocratie est entre les mains de ceux qui gardent les coffres.
L’élection présidentielle 2017 a été marquée par l’essor des discours « populistes », définis schématiquement comme se réclamant du peuple et dirigés contre les élites. Débarrassé de sa connotation péjorative dans la pensée d’une théoricienne comme Chantal Mouffe (1), le populisme remet au goût du jour la dialectique de la lutte des classes ou des castes que l’on croyait obsolète depuis l’échec des expériences communistes du XXe siècle. Qu’il vienne de la droite, de la gauche ou même – ce fut inédit ! – d’un prétendu centre, le nouveau populisme exprimé en France visait tantôt le « système », tantôt « l’oligarchie ». On pourra toujours ironiser sur le « système », d’abord parce que ses contempteurs en sont le plus souvent issus, ensuite parce que toute société organisée possède nécessairement son système, qui, une fois détruit, est immédiatement remplacé. Ainsi la noblesse d’Empire se substitua-t-elle à celle d’Ancien régime. L’« oligarchie » soulève bien d’autres questions. Le mot désigne le pouvoir confisqué par un petit groupe d’individus dominant la société. Fantasme ? Complotisme ? La lecture des Prédateurs au pouvoir (2) de Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot ne laisse guère de doute sur l’existence d’une véritable oligarchie – d’une ploutocratie plus exactement – dont les intérêts conditionnent la politique des États, la France incluse.
L’argent devenue finalité
Si l’on considère la densité de l’œuvre des deux sociologues et le souci du détail dont ils s’honorent (3), leur nouveau livre relève davantage du tract que de l’essai. Il manque à ce court pamphlet les références bibliographiques que le lecteur pouvait attendre au regard de la gravité des faits mentionnés. Quant aux illustrations du phénomène oligarchique, elles sont si nombreuses qu’elles ne permettent pas de longs développements individuels. Les Prédateurs au pouvoir n’a aucune prétention à constituer un dossier d’instruction méticuleux. Puisse-t-il au moins devenir un « détonateur de conscience », pour qu’explose aux yeux du plus grand nombre la réalité des réseaux d’influences.
Accepter de suivre les auteurs dans leur démonstration, c’est avant tout se confronter aux faits. Aux États-Unis, Donald Trump a puisé dans l’abondant vivier des grandes banques pour composer son administration : Gary Cohn se retrouve directeur du Conseil économique national après avoir été vice-PDG de Goldman Sachs, entité encore représentée par Steve Bannon (éphémère conseiller et chef de la stratégie), Anthony Scaramucci et Jay Clayton. Quant au secrétaire d’État aux Affaires étrangères, Rex Tillerson, il est l’ex-PDG de la compagnie pétrolière ExxonMobil, comme si, finalement, banques et multinationales étaient devenues les meilleures des universités. Bien sûr, « l’œuvre » de Trump ne se limite pas à quelques nominations : le POTUS qui vient de fêter ses 100 jours au pouvoir peut s’enorgueillir d’avoir taillé en pièces la loi sur la régulation de la finance introduite par Barack Obama en 2008…
En France, la politique étrangère et de défense s’est progressivement soumise aux intérêts économiques, quitte à « donner la priorité aux armes plutôt qu’aux valeurs de la République », déplorent les auteurs. On se souviendra d’ailleurs que les errements de cette « diplomatie économique » chère à François Hollande avaient été sévèrement critiqués par Christian Chesnot et Georges Malbrunot dans l’un de leurs récents ouvrages (4).
L’argent, à la fois finalité et sésame, conditionne les politiques mises en œuvre dans des domaines de plus en plus vastes, y compris ceux qui devraient échapper à la logique du profit. « La concentration de l’argent en quelques mains permet d’attaquer sur tous les fronts : les droits sociaux, la démocratie, l’environnement, jusqu’à l’humanité même », écrivent les sociologues. L’Union européenne a ainsi mis en place – à travers l’ETS (European Trading Scheme) – le principe du crédit carbone affecté individuellement à chaque entreprise, lequel peut être revendu par une firme peu pollueuse à une autre, qui rejette plus de gaz à effet de serre. C’est l’offre et la demande qui conditionnent alors le coût de la tonne de CO2. Monique et Michel Pinçon-Charlot doutent aussi de l’efficacité réelle de la politique climatique à l’échelle mondiale, étant constaté, en vingt ans d’existence des conférences internationales sur le climat, que les émissions de dioxyde de carbone ont augmenté de 60 %. La santé n’est évidemment pas épargnée par la logique financière comme le symbolise le développement du business du sang aux États-Unis en lieu et place du don bénévole. Le très discret TISA (Trade In Service Agreement), actuellement négocié par des dizaines de pays dont la France, pourrait bouleverser le commerce des services au point de faire planer une « menace mortelle pour les services publics : la santé, l’éducation ou l’aide aux démunis sont sur la table des négociations ». L’avancée des tractations est objectivement favorisée par le battage autour des autres traités de libre-échange et de libéralisation de service, tels le CETA et le TAFTA.
Macron, Fillon, Le Pen : trois visages de l’oligarchie ?
Il existe une connivence entre la classe politique française et le milieu opaque des affaires. C’est en tout cas la thèse défendue dans l’ouvrage, qui passe au crible trois des principaux candidats à la présidentielle. Sous l’intitulé « Solidarité familiale des Fillon », Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon reviennent sur le feuilleton qui a émaillé la campagne. S’avouant « surpris » par les révélations, ils font les comptes de l’argent accumulé par le couple sartois grâce à l’enveloppe parlementaire, grâce à leur proximité avec le milliardaire Marc Ladreit de Lacharrière (propriétaire de La Revue des Deux Mondes… et décoré Grand-Croix de la Légion d’honneur en 2011 à la demande de François Fillon) et grâce aux activités de la société de conseil 2F. Sont clientes de cette dernière la société Fimalac de Lacharrière et le cabinet de conseil aux entreprises de René Ricol, ancien commissaire général à l’investissement nommé sous le gouvernement Fillon… Derrière les emplois fictifs mis en avant par les médias, court le spectre des conflits d’intérêts.
Un autre chapitre est consacré à la famille Le Pen et ses rapports à l’argent. Rappel y est fait de l’enquête ouverte en janvier 2016 pour la sous-estimation de leur patrimoine et des soupçons pesant sur le financement de toutes les campagnes électorales du Front national depuis 2011 (sauf les sénatoriales de 2011) avec à la clef treize mises en examen. Le décalage entre le discours politique et les pratiques des cadres frontistes devient même abyssal lorsqu’on ajoute à la liste des griefs le système des emplois fictifs instauré par le parti au Parlement de Strasbourg et l’approbation de tous les députés européens FN à la directive consacrant le secret des affaires.
Dans ce tableau non-exhaustif de la compromission des politiques, comment ne pas évoquer la figure du président de la République fraîchement élu ? Les Prédateurs au pouvoir tordent définitivement le cou à l’argumentaire confortable de la « théorie du complot », qui détourne des constats embarrassants. La réalité du « réseau Macron » est parfaitement admise. La « toile d’araignée » s’est construite habilement dans les couloirs de la banque Rothschild et les allées de Bercy avec ses utiles ramifications dans les sphères de la finance et du monde médiatique. Ces aides sonnantes et trébuchantes – Emmanuel Macron n’a jamais accepté de publier la liste de ses donateurs – n’ont pas dissuadé le candidat d’En Marche ! de profiter de l’argent public de son ministère (120 000 euros) pour régler la note de ses premiers déjeuners de campagne… Devenu millionnaire en deux ans, le nouveau chef de l’État s’est laissé aller, lui aussi, à la sous-estimation de son patrimoine pour éviter l’ISF, cet impôt qu’il est « de gauche » de vouloir supprimer, prétend-il… « Si les oligarques se regroupent massivement autour de la candidature Macron, c’est parce qu’il présente un recours présentable à tous les citoyens qui ne sont plus en mesure, du seul fait de leur lobotomie effectuée par les médias des patrons du CAC 40, de comprendre que c’est un requin de la finance qui offrira les ors de la République à ses camarades classe », jugent sévèrement les sociologues. Dans le tourbillon électoral qui se prolonge avec les législatives, on en oublierait presque que le vertueux rénovateur de la vie politique est visé depuis mars 2017 par une enquête préliminaire du Parquet de Paris pour « favoritisme, complicité et recel de favoritisme » dans l’affaire du séjour ministériel de Las Vegas.
Idéologues déclinistes ou chercheurs éclairés ? Qu’importe, Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot restent constants dans leur analyse des rapports sociaux. Tant le contexte international que les résultats de l’élection présidentielle française semblent leur donner raison lorsqu’ils concluent que « [l]a pensée néolibérale est une catastrophe intellectuelle à laquelle ont œuvré d’un commun accord droite et gauche de gouvernement, sous la bénédiction d’une technocratie européenne incontrôlable par les peuples, qui enveloppe la guerre des classes d’un brouillard dense et d’une nuit impénétrable ».
Notes :
(1) Lire à ce sujet Chantal Mouffe, « La ‘‘fin du politique’’ et le défi du populisme de droite », Revue du MAUSS, 2002/2, n°20, pp. 178-194.
(2) Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, Les Prédateurs au pouvoir. Main basse sur notre avenir, éd. Textuel, Paris, avril 2017, 63 pages. Prix éditeur : 8,00 EUR.
(3) Lire ou relire par ex. : Les Ghettos du Gotta (2007), étude sociologique de l’entre-soi cultivé par la bourgeoisie d’affaires et de l’ancienne noblesse ; Le Président des riches (2010) consacré au quinquennat de N. Sarkozy ; ou plus récemment La Violence des riches (2013) plutôt axée sur l’ère Hollande.
(4) Christian Chesnot et Georges Malbrunot, Nos très chers émirs, éd. Michel Lafon, Paris, 2016, 299 pages. Les deux journalistes évoquent notamment les conséquences de cette politique sur la compréhension de la situation syrienne (voir pp. 168-169).