Le 3 avril dernier, Lenin Moreno (Alianza Pais, parti majoritaire) a remporté l’élection présidentielle équatorienne avec 51,13 % des voix face au libéral conservateur Guillermo Lasso du parti CREO. Une élection très peu commentée par les médias occidentaux qui se révèle pourtant passionnante pour l’avenir du pays. Moreno incarnera-t-il la pérennisation de la présidence Correa ou s’en distinguera-t’il ?
Ce mercredi 24 mai 2017 a lieu l’entrée en fonction officielle du nouveau Président de la République de l’Équateur. Lenin Moreno, 54 ans, père de trois enfants. Sitôt élu, sitôt contesté et critiqué. Membre du parti Alianza Pais, coalition de gauche, socialiste convaincu, c’est un proche de Rafael Correa dont il a été le Premier ministre de 2007 à 2013. Son rival malheureux à la présidentielle, Guillermo Lasso, conteste sa victoire, en lançant des allégations de fraude et de corruption[1]. L’opposant, ancien banquier et homme d’affaires, a ainsi déclaré : « Une démocratie ne peut pas être complice d’une fraude[2]. » Des accusations qui placent le nouveau président dans une position inconfortable même si le Président du Conseil national électoral, Juan Pablo Pozo, a assuré que le peuple équatorien avait « décidé démocratiquement[3] ». Il a aussi appelé Guillermo Lasso à accepter « avec dignité » les résultats. Pour autant, le mois d’avril a été émaillé de manifestations de partisans de Lasso qui refusent le résultat du scrutin.
Une victoire « en demi-teinte », vraiment ?

Des opposants pointent également du doigt la victoire en demi-teinte et serrée du parti Alianza Pais. Au premier tour, Lenin Moreno a obtenu 39,2 % des voix, contre 29,2 % pour Guillermo Lasso. Au second tour, il a remporté l’élection avec 51,13 % des suffrages exprimés. De son côté, son opposant libéral a obtenu le score très honorable de 48,84 %. Il est vrai que seuls 3 % séparent les deux hommes, ce qui permet d’affirmer que la victoire n’est pas aussi éclatante pour Moreno qu’elle avait pu l’être pour son prédécesseur. En effet, lors de sa première élection, en novembre 2006, Rafael Correa avait obtenu un score de 56,67 % au second tour face à son rival de droite, Alvaro Noboa, considéré comme l’homme le plus riche de pays avec son commerce mondial de bananes. L’homme, dont les bananeraies sont souvent mises à l’index par des organisations internationales pour ses conditions de travail et l’emploi d’enfants[4], avait remporté 42,96 % des suffrages. Lors de sa troisième réélection, en 2013, on pouvait même parler de « raz-de-marée Correa » puisqu’il avait gagné dès le premier tour avec 57,17 % des voix. Guillermo Lasso, qui était son opposant de l’époque, arrivait très loin derrière avec seulement 22,68 %. Comme l’avait noté le journal El Pais, « Correa avait seulement besoin de 51 % des votes et il a réussi à frôler les 60 %[5] ». Le score de Lenin Moreno peut donc sembler moindre en comparaison. Mais les résultats des élections législatives du 19 février confirment la domination du parti Alianza Pais. Ce dernier gagne 74 sièges sur 137 députés, soit plus de la moitié des postes. Le parti CREO, de Lasso, arrive en seconde position avec 34 sièges. Pour être entendue convenablement, cette victoire doit être appréhendée au regard des règles électorales de l’Équateur. Sur 137 sièges, 116 sont attribués au scrutin uninominal majoritaire à un tour et 15 au scrutin proportionnel plurinominal. Le système majoritaire avantage intrinsèquement les grands partis et défavorise les petits ; au contraire, le système de la proportionnelle met davantage en avant les petits partis. Toutefois, quand on examine les résultats en nombre de voix au niveau national, on note que l’hégémonie d’Alianza Pais perdure. Cette coalition de gauche a recueilli quarante millions de votes (39,07 %) contre vingt millions (20,06 %) pour le parti CREO[6]. Alianza Pais confirme donc, une fois encore, son hégémonie politique.
L’héritage Correa, force ou handicap ?
En outre, Moreno doit gérer l’héritage de Rafael Correa, dont il se revendique tout en souhaitant imposer son propre style, sa personnalité. Un héritage lourd à porter à tous points de vue : en effet, l’ex-Président Correa est connu pour son arrogance, son insulte facile, son caractère autoritaire et colérique. De plus, les deux dernières années de sa présidence ont été entachées par des affaires de corruption, qui ont entraîné des manifestations contre lui[7]. Il faut dire que ses dix ans de présidence ont laissé un bilan mitigé. On ne saurait être manichéen en évoquant Rafael Correa même si la personnalité de l’homme donne l’image d’un Zeus omnipotent. Si on examine son bilan, on observe une réduction de la pauvreté. En 2006, 37,6 % des habitants vivaient sous le seuil de pauvreté contre 22,5 %[8] en 2014. En 2015, ce chiffre était de 23,3 %. Le PIB est, quant à lui, passé de 3,1 en 2006 à 6 % en 2015. Au cours des années 2000, le pays a enregistré une hausse régulière de sa croissance[9] : 4,5 % en 2013, 3,6 % en 2014. Hélas, la crise des prix des hydrocarbures a durement touché l’Équateur qui est largement pourvu en pétrole. À cause de ce choc économique, le pays est entré en récession pour la première fois en 2016 avec une baisse de la croissance – 2,2%, ce qui a participé à la vague de mécontentement envers Rafael Correa. Sous la présidence de ce dernier, une campagne contre l’analphabétisme a été lancée dès 2007, date à laquelle le taux d’alphabétisation oscillait autour des 84 %. Deux ans plus tard, il a atteint 93,29 %[10]. Le gouvernement de Correa est également connu pour ses nombreux investissements dans le domaine des infrastructures (secteur autoroutier et hydroélectrique, hôpitaux). Dans le domaine social, le pays a vu le salaire minimum augmenter au fil de la décennie, passant de 259 dollars par mois en 2006 à 433 en 2012[11], tandis que la mortalité infantile (24 ‰ en 2006) a elle aussi baissé[12] (18 ‰ en 2015). L’État équatorien, qui enregistrait un chômage d’environ 10 %[13] en 2004/2005 est tombé à 4,8 % en 2015 pour remonter, crise économique oblige, à 6,9 %[14] en 2017.
Parmi les critiques formulées à l’égard de Rafael Correa, on retrouve fréquemment celle de la dérive autoritaire envers les médias. L’ancien Président a en effet eu des rapports tumultueux avec la presse, rapports qui ont été jusqu’à l’insulte, Correa accusant les journalistes d’être des « hypocrites », des « corrompus[15] ». En 2013, le paroxysme du conflit est atteint avec l’adoption d’une loi sur la communication pour contrôler les médias. En 2015, 198 médias sur 1 144 enregistrés auraient été sanctionnés, d’après Carlos Ochoa, directeur du Bureau de l’Information et de la Communication[16]. Très peu disposé à entendre les arguments de ses opposants et à accepter la critique, Rafael Correa a constamment tiré sur le fil démocratique, en s’attaquant à des journalistes mais ne baïonnant pas toute opposition politique, comme on peut le voir au Venezuela. « Actuellement, parmi les dix plus grandes villes du pays, aucune n’est gouvernée par le parti majoritaire, a déclaré Andres Mejia Acosta, professeur équatorien du département de développement international du King’s College de Londres, à RFI[17].

Cette maîtrise du jeu politique, cette capacité à se faire à la fois adorer, détester mais pas haïr au point de punir son successeur dans les urnes (Lenin Moreno), participe à la séduction exercée encore aujourd’hui par Correa. Face à lui, il n’y a pas seulement des opposants acharnés mais aussi des soutiens tenaces, dont les comportements frôlent ceux de fidèles envers un saint, à l’instar de Sonia Arboleda, une quinquagénaire qui a assisté à la dernière rencontre informelle de Correa au parc Samanes le 20 mai : « C’est triste que ce moment soit arrivé. Nous allons regretter Correa pour tout ce qu’il a fait pour le pays ces dix dernières années. Pour moi, il a été l’un des meilleurs hauts dirigeants, et en plus il s’est préoccupé des plus nécessiteux[18]. »
Continuité et changements
Dès lors, que peut faire Lenin Moreno face à ce monstre sacré, tant aimé que vilipendé ? Face à un passé aussi bien synonyme d’oasis florissant que de dérives autoritaires ? On peut à la fois estimer que le nouveau Président compte poursuivre la Révolution citoyenne lancée par Correa, mais qu’il pourrait également se distinguer de lui, sur la forme et sur le fond. D’un côté, il a remercié Correa le 24 avril dernier à Quito « de laisser un chemin déjà tracé ». « Tu as laissé la barre très haut et nous devons encore faire mieux[19] », a-t-il ajouté, flatteur. La politique économique restera interventionniste et pro-nationalisations. Au niveau social, il y a de fortes chances pour qu’il marche dans les pas de son prédécesseur ; il désire notamment augmenter le Bono de Desarrollo humano (aide financière créée en 1998 pour les habitants les plus démunis) et construire 325 000 maisons supplémantaires[20].
L’opposition ne voit en Lenin Moreno qu’un futur pantin entre les mains de Correa. On peut néanmoins objecter que plusieurs signes laissent penser qu’il y aura des changements de fond comme de forme. Le nouveau Président se trouve désormais face à une foule d’enjeux qui devraient le pousser à modifier soit la ligne du gouvernement, soit le style de gouvernance. Sur la forme, Lenin Moreno se montre extrêmement différent de Rafael Correa. Drôle, affable, bien loin du Zeus tout puissant et sans concession qu’était Correa, Moreno apparaît plus proche d’un Hermès, toujours disposé au dialogue, plus médiateur que donneur d’ordre, avec une tendance à privilégier une approche ouverte pour résoudre les conflits, là où Correa imposait purement et simplement sa volonté, le fait du prince, avec virulence parfois. Juan Velit, politologue péruvien, pense que les choses peuvent changer sur le plan interne avec l’arrivée de Morano : « Nous pouvons penser que dans son exercice du pouvoir interne, il ne va pas être aussi arbitraire et vertical que Correa […] Il apparaît que Lenin Moreno est un homme ouvert au dialogue, il n’est pas aussi inflexible que Correa[21]. »
« Nous pouvons penser que dans son exercice du pouvoir interne, il ne va pas être aussi arbitraire et vertical que Correa. » (Juan Velit, politologue)
Moreno a d’ores et déjà mis en pratique son sens du dialogue en rencontrant, le 18 mai, des représentants de l’Association des banques privées de l’Équateur. Des échanges dans le calme dont se sont félicitées les différentes parties. Il a également rencontré le Président péruvien de centre-droit Pedro Pablo Kuczynski et le Président colombien centriste Juan Manuel Santos. Si ces échanges montrent la bonne volonté du nouveau chef de l’Etat, ils ne révèlent pas forcément un changement essentiel de la politique du pays. Correa n’était pas fermé à ses voisins, quand bien même le Président colombien n’était-pas du même bord politique que lui. Le 15 février dernier, Correa et Santos s’étaient encore rencontrés pour évoquer le problème des narcotrafiquants. Lenin Moreno se trouvera sûrement confronté à des enjeux de taille ne serait-ce que dans sa politique interne. Correa s’est mis à dos les indigénistes, en particulier l’ethnie Shuar[22]. Or, la défense de l’environnement est au cœur du programme de Moreno, qui rêve d’une Cour internationale des droits de la Nature et d’un Code intégral de l’Environnement. Moreno tentera-t-il d’arranger véritablement les relations avec les populations indigènes ? Difficile à dire, même s’il a déjà rencontré soixante représentants de douze populations indigènes le 12 avril.
En revanche, ce qui est sûr, c’est que Lenin Moreno aura un travail de titan pour les années à venir. De nombreuses problématiques l’attendent : rompre avec l’image agressive de Correa, restaurer des liens de respect avec les populations indigènes, réformer la loi de communication tant controversée, poursuivre les avancées sociales entreprises tout en faisant une place aux banques privées. Face à la montée de l’opposition du centre droit/droite qui l’a talonné au second tour, le nouveau Président aura difficilement droit à l’erreur s’il veut que les Équatoriens maintiennent leur confiance à Alianza Pais.
Notes :
[1] « Polémica en las elecciones de Ecuador: el opositor Lasso denuncia fraude del oficialista Moreno », Diarocritico, 3 avril 2017.
[2] Sara España, « Guillermo Lasso: “Un demócrata no puede ser cómplice de un fraude” », El Pais, 6 avril 2017.
[3] « Quien est Lenin Moreno, el nuveo Presidente de Ecuador ? », El Pais, 5 avril 2017.
[4] Juan Forero, « In Ecuador’s Banana Fields, Child Labor Is Key to Profits », New York Times, 13 juillet 2002.
[5] Francisco Peregil, « Rafael Correa arrasa en les elecciones presidenciales de Ecuador », El Pais, 18 février 2013.
[6] Le système électoral de l’Équateur permet aux électeurs de donner autant de voix préférentielles qu’il y a de places disponibles. Les Équatoriens peuvent aussi voter selon le système de panachage et mélanger les candidats de différents partis. Un bulletin n’est donc pas compté comme une seule voix, il peut comporter plusieurs suffrages exprimés pour des listes/partis différents.
[7] Marie Delcas, « En Equateur, la rue en ébullition contre l’arrogance du Président Correa », lemonde.fr, 3 juillet 2015.
[8] Voir les statistiques relatives à l’Equateur sur le site de la Banque Mondiale.
[9] Voir les principaux indicateurs économiques de l’Équateur sur le site de la Coface.
[10] Voir les chiffres de l’alphabétisation des adultes en Équateur sur le site Perspective Monde.
[11] Voir l’évolution des revenus par habitant en Équateur sur le site Le Journal du Net.
[12] Voir la courbe évolutive du taux de mortalité infantile en Équateur sur le site Actualitix.
[13] Voir le cours du Professeur Jean-Jacques Gabas intitulé « Parcours de développement de l’Équateur », année 2004-2005.
[14] Voir la fiche consacrée au contexte économique de l’Équateur sur le site Expert-comptable-international.info.
[15] Video : « Insultos del Presidente Rafael Correa a periodistas ecuatorianos », fundamedios.org, 19 avril 2012.
[16] « 198 medios fueron sancionados por la SUPERCOM, de 1144 registrados en el pais », El Telegrafo, 23 juin 2010.
[17] Fabien Leboucq, « L’Équateur vote et fait le compte des dix ans de présidence de Rafael Correa », rfi.fr, 4 avril 2017.
[18] « Emocion y nostalgia se vivieron durante el ultimo informe sabatino del presidente Rafael Correa », El Tiempo, 20 mai 2017.
[19] « Moreno afirma que el régimen saliente deja camino trazado », El Telegrafo, 24 avril 2017.
[20] « Lenin Moreno propone entregar 325 mil casas durante su Gobierno », Telesurf, 15 février 2017.
[21] Carlos Vigura, « Juan Velit : Lenin Moreno no sera tan arbitrario como Rafael Correa », peru21.pe, 3 avril 2017.
[22] Marcedes Alvaro, « Batalla en la Amazonia: Rafael Correa reprime a la etnia Shuar para avanzar con un proyecto minero chino », infobae.com, 24 décembre 2016.