Après avoir mis en lumière, du moins en partie, l’histoire du concept de grève générale et les points positifs et négatifs qu’il suppose dans les faits, cette seconde partie est consacrée à la question de la transposition de ce concept à notre époque. Une grève générale est-elle vraiment impossible de nos jours ?
On peut observer plusieurs obstacles qui se dressent aujourd’hui face à la mise en œuvre concrète de la grève générale. En premier lieu, le contexte et le niveau de pauvreté. Entendons-nous bien, la pauvreté existe encore et toujours, et elle tend même à augmenter en France. L’an dernier, la traditionnelle étude de l’INSEE estimait qu’un Français sur sept était pauvre et, qu’en l’espace de dix ans, un million d’individus en plus l’étaient devenus. Mais qu’est-ce qu’être pauvre ? Par convention, il faut se trouver en dessous du seuil de pauvreté pour être considéré comme pauvre, celui-ci étant fluctuant tout au long du XXe et du XXIe siècles. En France comme en Europe, le seuil de pauvreté se situe à 60% du revenu médian (qui divise la population en deux, une moitié qui gagne plus et l’autre moins), même si les calculs sont aussi faits à 50 %.
Selon les statistiques de l’INSEE de 2014, le revenu médian s’élevait à 20 670 euros annuels[1], soit 1 722,5 euros mensuels. En 2015, ce revenu était en légère augmentation, avec 20 300 euros annuels. Était donc considérée comme pauvre, en 2015, une personne qui touchait moins de 1 015 euros mensuels. En outre, comme l’étude de l’INSEE de 2014 l’explique, ce revenu salarial moyen de l’ensemble des salariés a progressé « de 1,0% en 2014 en euros constants. Il avait augmenté par an entre 1995 et 2009 puis diminué de 0,3% par an jusqu’en 2013 ». Un an plus tard, en 2015, la nouvelle étude[2] ajoute : « La pauvreté ainsi définie touche 14,2 % de la population, proportion stable par rapport à 2014. » On apprend aussi que 37,6 % des chômeurs vivent en dessous du seuil de pauvreté et 15,3 % des ouvriers. Pour autant, la situation ne peut être comparée à celle de la fin du XIXe siècle ou du début du XXe siècle. Avec l’accroissement de la population – un peu plus de 40 millions en 1901 et plus de 64 millions en 2017 -, le nombre de personnes pauvres a aussi augmenté, en dépit des périodes de prospérité et de développement. Les innovations technologiques, les progrès de la médecine et bien d’autres facteurs entrent aussi en ligne de compte.

Les mutations des formes de pauvreté
De façon générale, le XXe siècle a permis une amélioration des conditions d’existence. Cependant, la pauvreté est loin d’avoir disparu. Elle a surtout changé de forme au fil des évolutions de la société. Par exemple, en 1900, quasiment un Français sur deux travaillait aux champs[3]. Aujourd’hui, les paysans ne représentent que 3% des travailleurs. L’exode rural a aussi engendré une immense pauvreté urbaine. Là où un paysan se trouvait en situation de pauvreté, il vivait toutefois selon les coûts de la vie à la campagne et profitait de ses légumes et de ses animaux. La vie citadine après l’exode rural a participé – avec le développement du travail à la chaîne – à la rupture entre l’homme et la production (alimentaire, matérielle) et à la création du prolétariat. Autrement, dit, l’homme a pu toucher du doigt toutes les innovations que la vie urbaine offrait, tout en ne pouvant éviter une paupérisation due aux règles du jeu de cette vie en question. Dans sa célèbre chanson La Montagne, Jean Ferrat parle avec justesse du « revers de la médaille » de cet exode rural : « Il faut savoir ce que l’on aime, et rentrer dans son H.L.M, manger du poulet aux hormones. »
« La vie citadine après l’exode rural a participé – avec le développement du travail à la chaîne – à la rupture entre l’Homme et la production (alimentaire, matérielle) et à la création du prolétariat. »
Un phénomène qui s’est accéléré au cours du XXe siècle. En 1960, 62 % des Français vivaient en ville[4]. En 2017, ce taux est passé à 80 %. Le paradoxe est éclatant : un paysan du début du XXe siècle pouvait manger son cochon. Aujourd’hui, des Français, objectivement plus riches que ce même paysan, n’achètent pas de viande pour des motifs économiques. Et de nombreux hommes et femmes peinent de plus en plus à subvenir à des dépenses médicales et à payer leur électricité. Les raisons sont multiples : d’un côté, le coût de la vie est infiniment plus cher (nourriture, logements, transports) ; de l’autre, les modes de vie ont aussi évolué. On ne dépense plus pour les mêmes choses. Sans vouloir faire de généralisation abusive, tout un chacun peut se livrer à une banale analyse sociologique des caddies, depuis l’américanisation de la façon d’acheter qui date années 1950. Parfois, en ôtant des plats préparés, des boissons sucrées et des gâteaux, on peut aisément mettre à la place deux côtelettes de porc (viande la moins chère). Les modes de consommation ont changé, au profit d’un consumérisme irraisonné qui lui-même nuit à la qualité de la nourriture et à la santé des individus. La majeure partie de la population mange globalement assez, parfois très mal. Ce qui n’empêche pas 5 millions de Français de souffrir de la faim et d’avoir besoin de l’aide alimentaire (dont 52,4 % de femmes).
Une grève générale de la consommation ?
Quel peut être le lien entre les mutations des formes de pauvreté, l’évolution des modes de consommation la grève générale et la lutte sociale ? Anne Steiner, sociologue et maître de conférences en sociologie à l’Université Paris Ouest Nanterre, est spécialiste des luttes sociales à la Belle Époque et de l’anarchisme. Dans une interview au Comptoir, elle fait un judicieux parallèle avec la mondialisation et explique pourquoi notre société actuelle est inadaptée à l’idée de grève générale : « La division internationale du travail est telle qu’une grève générale dans un seul pays (déjà difficile à concevoir) n’aurait aucun sens aujourd’hui. Et imaginer la réaliser à un niveau planétaire paraît tout à fait déraisonnable […] la plupart des biens de consommation sont produits hors d’Europe. Comment, dans ces conditions, une grève générale pourrait-elle déboucher sur l’avènement d’une société autre ? » [5]

Son raisonnement est d’autant plus pertinent que les pratiques de consommation ont évolué par rapport à cette américanisation/mondialisation : circuits-marchands gigantesques, lieux entièrement dédiés à la surconsommation. La « délocalisation » de la production à l’étranger – de par le libre-échange – détruit les possibilités de luttes sociales internes. Contrairement à l’idée d’union mondiale ouvrière que les internationalistes brandissaient à travers le slogan « Prolétaires du monde entier, unissez-vous ! », la mondialisation divise pour mieux régner et verrouille les luttes sociales. Sa logique va de pair avec celle des grandes multinationales qui s’engraissent sur le dos des ouvriers. Elle est simple : ramollir le bouillonnement social des peuples en les transformant en des consommateurs abêtis, qui mangent de la nourriture ou utilisent du matériel dont la production et la fabrication sont dispatchées sur les cinq continents, autrement dit en exerçant un soft-power pernicieux, une violence imperceptible.
Comme le note bien Anne Steiner, l’idée de grève générale est impossible dans le contexte mondial actuel. La solution, souvent diabolisée car remettant en cause les règles du jeu économique européen et mondial, serait de retrouver un souverainisme économique, et donc social, quitte à prendre des mesures fermes et économiquement protectionnistes. Une grève générale, soit au sens de blocage généralisé des secteurs clé soit au sens de changement de société, ne peut avoir lieu que dans le cadre interne. Les détracteurs du souverainisme économique dégaineront volontiers l’argument oiseux du « populisme d’extrême droite » pour verrouiller le débat, alors même que des voix à gauche (membres de la France Insoumise ou de l’aile gauche du PS comme Arnaud Montebourg, certains écologistes, le MRC) et à droite (Henri Guaino, le Républicain Julien Aubert, Jean-Frédéric Poisson, François Asselineau, pour ne citer qu’eux) avancent des idées originales sur le sujet.
« La logique de la mondialisation et des grandes multinationales qui s’engraissent sur le dos des ouvriers, est simple : ramollir le bouillonnement social des peuples en les transformant en des consommateurs abêtis, autrement dit en exerçant un soft-power pernicieux. »
À la place de la grève générale, Anne Steiner appelle plutôt à une grève générale de la consommation : « C’est le seul levier sur lequel nous pouvons agir. C’est-à-dire qu’il faut réduire de façon drastique sa consommation de biens industriels, se détourner au maximum des circuits marchands, et produire autrement ce que nous considérons comme nécessaire à notre bien-être. » Là encore, son idée est judicieuse à bien des égards. Choisir de consommer ou non et surtout décider quoi consommer reste le seul champ d’action possible pour les Français. En choisissant de se détourner des grands circuits internationaux de production (et donc des multinationales qui vont avec), en se dirigeant vers les circuits-courts, locaux, propres, les modes de consommation pourraient sûrement faire basculer le système social.
Mais cette idée implique différents vecteurs qui doivent nécessairement se rejoindre, chose qui n’est pas aisée. Déjà car pareille grève ne pourrait se dérouler que sur le long-terme et surtout lentement sinon elle provoquerait l’effondrement de nombreuses activités, donc des pertes d’emplois pour des milliers d’ouvriers. Il faudrait s’assurer en amont de la faisabilité d’un tel projet, en veillant à ce qu’aucun travailleur ne reste sur le carreau. Il doit s’agir d’un travail de longue haleine, d’une politique des petits pas où chacun fait des efforts à son rythme. On ne peut d’ailleurs forcer les citoyens à consommer de telle ou telle manière. Au mieux peut-on les informer, leur laisser la liberté de choisir et les encourager.
Individualisme versus Grève générale
La théorie d’Anne Steiner suppose un profond changement de paradigme : pour arriver à concevoir l’idée de grève générale de la consommation ou de grève générale aujourd’hui, il faut refaire nôtre l’idée de lutte collective et de bien commun. Or, notre époque marque l’apogée de l’individualisme. Seuls des sentiments de sacrifice et de dépassement des intérêts particuliers pourraient favoriser une lutte générale. Non que les formes de solidarité sociale aient disparu actuellement mais elles sont plus « auto-centrées » dans cet ère individualiste, au sens où chacun ne défend que la cause qui le concerne professionnellement ou socialement et non pas les causes sociales qui pourraient faire du bien à tous les travailleurs.
Cela ne signifie pas que les citoyens soient incapables de soutenir des causes ne touchant pas directement leur secteur d’activité, voire même à rejoindre des grévistes. À titre d’exemple, un article du Figaro, daté de juin 2016, cite un sondage BVA qui notait que 54 % des Français s’opposaient à la poursuite des grèves, contre 48 % qui la soutenaient. Cependant, le papier précisait que, trois semaines auparavant, le même sondage avait donné le résultat inverse soit 54 % des Français favorables [6]. Ce résultat montre que l’opinion des Français sur la grève n’est pas noire ou blanche. Elle fluctue et peut ainsi basculer. Rien n’est impossible.

De façon générale, souhaiter des conditions de vie relativement confortables pour pouvoir vivre mais aussi se faire plaisir et faire des projets, est compréhensible. Ce désir (légitime) de confort que nous partageons tous et ces rêves individuels que nous caressons notre vie durant doivent-ils nous faire oublier l’essentiel, à savoir que notre position et nos droits actuels n’existerait pas sans les luttes de nos prédécesseurs ? L’individualisme est louable et profitable, tant qu’il ne rend pas déshumanisé et insensible.
Repenser un combat commun
Rajoutons à cette ère individualiste que les théories marxistes sont régulièrement qualifiées (à tort) d’obsolètes. Notre société se révèle également fragmentée, situation qui ravit logiquement ceux qui s’opposent aux luttes sociales car ce morcellement des combats empêche précisément de concevoir une grève générale. L’urgence face au monde consumériste et clinique qu’on nous propose est de repenser le concept de combat commun. S’interroger sur ce qui nous rapproche, nous la majorité des Français, dans l’idée de lutte globale, au-delà de nos différences de niveau de vie, de corpus de références culturelles, etc.
En creusant dans notre passé politique, on trouve déjà quelques pistes potentielles. Dans son livre Jaurès et le réformisme révolutionnaire[7], l’historien Jean-Paul Scot se montre très précis concernant l’avis de Jean Jaurès sur la grève générale. Pour ce dernier, elle ne peut être acceptable et réussie que sous trois conditions décrites par l’auteur : « Qu’il [le mouvement ouvrier général] suscite une forte adhésion chez les ouvriers, qu’il apparaisse légitime pour la majorité de l’opinion et enfin qu’il soit la simple extension du droit légal de grève. » Jaurès s’oppose ouvertement à l’idée d’une grève générale décidée par une minorité. Selon lui, une grève générale nécessite l’union des ouvriers, de la paysannerie, des classes moyennes et intellectuelles. Opinion vilipendée à l’époque par certains syndicalistes révolutionnaires pour sa « mollesse ». D’un côté, l’opinion de Jaurès serait peut-être plus facile à mettre en place à notre époque, en ce qu’elle ne balaie pas d’un revers de main le concept de grève générale mais l’envisage sous certaines conditions dont celle de l’adhésion majoritaire. D’un autre côté, il est aussi vrai que sans l’action radicale d’une minorité déterminée, bien peu de combats sociaux auraient pu être gagnés… Des combats qui ont apporté des droits à tous. On pourrait ajouter que l’individualisme intrinsèque évoqué plus haut constitue un obstacle à une grande union des citoyens. Toutefois, en cette période de défiance et d’insatisfaction[8] générale de la population envers le politique, de détricotage social et de déconnexion des élites, la croyance en une alliance massive de citoyens exaspérés est loin de paraître utopiste.
Notes :
[1] INSEE, « Le revenu salarial s’établit à 20 670 euros en moyenne en 2014 », Focus, n°75, paru le 19 janvier 2017.
[2] INSEE, « Les niveaux de vie en 2015 », Première, n°1665, , paru le 12 septembre 2017.
[3] Éric DE LA CHESNAIS, « En 1990, près d’un Français sur deux travaillait dans les champs », Blog Le Figaro La plume dans les champs, 24 septembre 2012.
[4] Population urbaine, données fournies par la Banque Mondiale.
[5] Interview d’Anne Steiner : « Il faut faire la grève générale de la consommation », par Kévin Boucaud-Victoire, Le Comptoir, 4 janvier 2016.
[6] « Loi travail : 54% des Français contre les grèves », lefigaro.fr (avec AFP), 5 juin 2016.
[7] Jean-Paul SCOT, Jaurès et le réformisme révolutionnaire, Le Seuil, 2014, 368 pages.
[8] Bruno CAUTRES, « Démocratie française : toujours l’insatisfaction », CEVIPOV, 5 janvier 2015.