Chargé d’études documentaires aux Archives nationales, historien spécialiste de l’Espagne, essayiste et consultant régulier des médias d’information continue, Christophe Barret observe la crise catalane depuis la première heure. Revenu d’un séjour à Barcelone, il répond aux questions de Voix de l’Hexagone.
Propos recueillis par Ella Micheletti et Pierre-Henri Paulet.
Voix de l’Hexagone : Lors de la restauration de la démocratie entre 1975 et 1978, les Catalans ont été impliqués dans le processus de réflexion institutionnelle et la Constitution espagnole a été approuvée le 6 décembre 1978 par 91 % des Catalans, un taux supérieur même à la moyenne nationale (87,8 %). Quels ont été depuis quarante ans les principaux facteurs qui ont permis au séparatisme de prospérer dans cette Communauté autonome ?

Christophe Barret : Tout d’abord, l’adoption d’un statut au début des années 1980 a permis au gouvernement catalan de construire un « proto-État » – une structure étatique en devenir. Ce statut d’autonomie a permis aussi aux partis politiques catalans de renforcer leur propre identité, de se présenter comme tels aux élections législatives en Espagne. Et ce qui a beaucoup joué en leur faveur c’est d’avoir pu tenir un rôle d’arbitre, et de négocier à Madrid, tantôt avec la droite, tantôt avec la gauche, des avantages pour leur région. Par exemple, les dernières compétences accordées aux Mossos d’Esquadra (Police catalane) l’ont été par un gouvernement de droite, celui d’Aznar. De plus, la Catalogne fait partie des quatre régions historiques, des quatre nationalités traditionnellement reconnues en Espagne, avec les Asturies, le Pays Basque et l’Andalousie. C’est un élément historique important. Il faut mentionner par ailleurs que les Catalans ont toujours été très fiers de leur système éducatif : ils ont la possibilité d’établir leurs propres livres d’histoire en catalan et leurs programmes scolaires. Il ne s’agit cependant pas de tous les livres, mais d’une partie. Le problème, c’est que depuis quelques années les Catalans ont eu à reprocher au gouvernement central – avec l’ancien ministre de l’Éducation de Rajoy, José Ignacio Wert – la volonté d’imposer l’espagnol plus qu’il ne l’était auparavant. Dans les deux camps, vous trouverez des gens qui estimeront que l’autre camp manipule la question éducative en sa faveur.
VdH : Quelle responsabilité incombe au gouvernement central de Mariano Rajoy dans la radicalisation de la crise cet automne ?
Ch.B. : Pour ce qui est de la gestion de la crise actuelle, le gouvernement Rajoy a montré une attitude d’indifférence à la répression. C’est pour cela que celle-ci est venue aussi vite : Rajoy pensait que les choses allaient s’arranger ainsi. À sa décharge, il n’a qu’une majorité relative au Parlement de Madrid, ce qui explique aussi ses difficultés. Le Parti Populaire (PP) a une spécificité en Europe puisqu’il inclut des tendances qui vont du centre droit à l’extrême-droite. En Espagne, à l’exception d’un petit parti appelé Vox qui ne fait pas beaucoup parler de lui, il n’y a pas de formation d’extrême-droite. Les tendances les plus à droite s’expriment donc aussi dans le PP. Il inclut les héritiers du franquisme. En Catalogne, on reproche au PP de porter encore cet héritage. D’où les tags et les nombreuses références à Franco actuellement. « Franco, n’a jamais été aussi vivant qu’aujourd’hui », écrivait récemment un journal catalan… Il y a donc aussi une volonté de solder des comptes avec ce que certains appellent le « régime de 1978 » qui n’aurait pas été complètement un aboutissement démocratique. Ce que l’on vit, c’est l’épreuve de maturité de ce régime. Il ne faut pas oublier que les gens qui sont aux affaires aujourd’hui en Catalogne ont grandi avec la démocratie et n’étaient pas là lors de la transition. C’est souvent un élément qui est mal pris en compte : c’est une nouvelle génération qui fait aujourd’hui de la politique et peut se permettre de demander des comptes à la génération précédente.
VdH : Pourquoi les leaders indépendantistes, en premier lieu le président déchu de la Généralité Carles Puigdemont (PDeCAT) et son vice-président Oriol Junqueras (ERC), ont précipité le processus de séparation jusqu’à se placer hors de la légalité alors que, sur le moyen terme, leurs idées progressent ?
Ch.B. : Justement, l’un ne va pas sans l’autre. Leur but est la construction d’un sentiment national et son renforcement. Finalement, se mettre hors de la légalité est le seul moyen qu’ils ont de renforcer ce sentiment national en apparaissant comme des victimes. La stratégie de victimisation fonctionne. Il y avait 750 000 personnes dans les rues de Barcelone la semaine dernière pour défendre la liberté des prisonniers politiques, avec en toile de fond cette suspicion permanente sur les institutions espagnoles supposées héritées du franquisme, à tort ou à raison. Les partis indépendantistes ont été incapables d’avoir un quelconque acte de souveraineté – autre que la déclaration d’indépendance – qui porte à conséquence. Par exemple, il n’y a pas eu de création d’une Banque centrale contrairement à ce que prévoyait le document voté et accompagnant la déclaration d’indépendance. Leur idée a été de trouver appui auprès des institutions européennes, d’apparaître comme des victimes aux yeux de l’opinion publique internationale et d’obtenir cette indépendance que se sont attribués certains États après la chute du mur de Berlin.
« En Catalogne, on reproche au Parti Populaire de Rajoy de porter encore l’héritage franquiste »
VdH : L’absence totale de reconnaissance de la République indépendante par des gouvernements étrangers a-t-elle surpris les Catalans ?
Ch.B. : Complètement ! J’en ai discuté avec un militant indépendantiste, l’un des organisateurs du référendum du 1er octobre dans un quartier de Barcelone… Les indépendantistes avaient reçu des consignes : si l’on voyait la force policière, qu’on se rendait compte que leurs libertés étaient bafouées, alors l’Union européenne reconnaîtrait l’indépendance. C’était une stratégie complètement ouverte. Ils tombent donc de haut. Et depuis cela, les militants sont d’autant plus désolés qu’ils n’ont plus reçu de consignes de leur hiérarchie. À tel point qu’ils se disaient prêts à créer des structures de combat clandestines pour poursuivre leurs activités, des structures qui seraient une sorte de « république des catacombes », pour reprendre l’expression utilisée chez nous par Daniel Cordier sous l’Occupation. Mais ce combat aurait un air de farce car l’Espagne est quand même une démocratie. Donc, les dirigeants en prison ne font pas passer de consignes pour le moment. Ils attendent désormais d’avoir un « Mandela catalan », comme me l’a confié ce militant rencontré récemment. On est à la limite des enjeux passionnels.
VdH : Pour les électeurs indépendantistes, la fuite de Puigdemont en Belgique le décrédibilise-t-il ou alimente-t-elle une sorte de martyrologie ?
Ch.B. : Cela alimente une martyrologie. Puigdemont a une stratégie très intelligente. On est à la fin du processus d’accélération de l’histoire ; les indépendantistes sont au bout de ce qu’ils pouvaient faire ici et maintenant. Comme il n’y pas d’administration pour maintenir un État indépendant, il leur faut donc « se compter », se renforcer dans les échéances à venir. Puigdemont a eu une idée : sachant que son parti (le PDeCAT) se présente seul, il monte une liste ouverte à la société civile, avec l’un des deux « Jordi » emprisonnés [ndlr : en l’occurrence Jordi Sańchez]. Donc, il maintient sa position de martyr et recherche le vote populaire et la collusion avec la société civile.
VdH : Les partis indépendantistes se présenteront donc en ordre dispersé lors de l’élection anticipée du 21 décembre au parlement catalan. Quelles sont pour l’heure, les données du scrutin (sondages, tendances, perspectives) ?

Ch.B. : Le parti qui est en tête c’est ERC (Esquerra Republicana de Catalunya) avec à sa tête Oriol Junqueras, actuellement en prison. Puigdemont et le Parti démocratique de Catalogne (PDeCAT) demandent quand même que Puigdemont soit réélu président de la région pour infliger un camouflet à Madrid. Les sondages donnent pour l’heure une majorité de sièges aux indépendantistes représentés par l’ERC, PDeCAT et la gauche radicale, la fameuse CUP. Ce ne serait donc pas si mal joué ! Pourtant – et cela peut signifier un retour en arrière – Puigdemont a déclaré il y a quelques jours qu’il pourrait y avoir une alternative à l’indépendance et l’une de ses conseillères en exil a reconnu que, politiquement, le gouvernement catalan n’était pour l’heure pas prêt à assumer une indépendance de fait. Cela permettrait aux forces indépendantistes, sous couvert d’impréparation, de continuer à prendre des forces et agglutiner la société civile autour de leur projet qui serait reporté à deux ou trois législatures. Ils apparaîtraient ainsi comme de bons gestionnaires.
VdH : Les médias français se focalisent sur la situation en Catalogne mais parlent moins du sentiment des Espagnols en général. Comment vivent-ils cette crise ?
Ch.B. : La crise est déjà très mal vécue en Catalogne. Il y a des gens qui ne se parlent plus, de vraies ruptures d’amitié, de longs silences… Cela fatigue tout le monde. Les autres régions espagnoles ne comprennent pas cette velléité d’indépendance, notamment dans les catégories populaires… Cela pose problème à un jeune parti comme Podemos écartelé entre d’une part son électorat populaire unioniste et d’autre part sa proximité avec les indépendantistes catalans notamment sur la remise en cause de la légitimité des institutions de 1978. Les Espagnols, eux, ne sont pas partagés : ils sont très défavorables à l’indépendance.
VdH : Un sondage, il y a quelques jours, semblait conforter la figure du roi Philippe VI, qui a choisi une position de fermeté stricte vis-à-vis de l’aventure indépendantiste (allocution télévisée du 3 octobre 2017). Selon vous, devrait-il intervenir à nouveau et possède-t-il encore une marge de manœuvre dans ce dossier hautement politique ?
Ch.B. : En bon monarque constitutionnel, il ne peut que donner des discours validés par le gouvernement. Il aurait une marge de manœuvre d’autant plus qu’il y aurait blocage politique. Toutefois, l’allocution très dure du 3 octobre l’a fait apparaître aux yeux des Catalans comme un pompier-pyromane. Il n’a pas eu une parole pour les victimes des violences policières, ni n’a évoqué le dialogue politique. Certains indépendantistes lui en veulent. Ainsi Carles Puigdemont qui le connaît (il a été maire de la ville de Gérone dont le jeune Felipe, héritier du trône, portait jadis le titre de prince) aurait, dit-on, éprouvé une déception. D’après mes informations, il n’y a pas d’ouverture envisagée de la part de la Couronne. Ce qui est intéressant, c’est qu’une députée de Podemos en Catalogne m’a confié que la Couronne avait une dimension de modération et avait donc un rôle à jouer. Il ne faut jamais oublier que le roi parle pour 47 millions d’Espagnols et pas uniquement pour 7,5 millions de catalans. Son discours a rassuré au niveau national. Certains disent que Philippe VI a raté son épreuve du feu, alors que son père l’avait réussie face à la tentative de coup d’État en 1981… Je trouve que c’est encore un peu tôt pour le condamner aux yeux de l’Histoire et le taxer d’illégitimité.
VdH : Les élections de décembre ne pourront pas refermer le dossier catalan. De votre point de vue d’analyste, quelles seraient les solutions possibles pour sortir durablement de la crise ?
Ch.B. : Je crois que si le prochain parlement catalan fait apparaître un grand nombre d’élus qui sont prisonniers, cela posera une question politique. Il faut une fois de plus retrouver les voies de la médiation – c’est pourquoi j’ai parlé du roi – et de la réforme constitutionnelle. Mais là c’est encore un autre problème car d’autres régions réclameraient de l’autonomie alors que la droite espagnole est divisée. Au sein du PP, on a même des gens qui réclament moins d’autonomie régionale ! Il existe donc le risque d’ouvrir une nouvelle boîte de Pandore… La possibilité d’une solution fédérale ? De fait, l’Espagne est déjà fédérale pour la Catalogne, le Pays-Basque… On tergiverse autour des termes mais de facto c’est du fédéralisme.
« Il ne faut jamais oublier que le roi parle pour 47 millions d’Espagnols et pas uniquement pour 7,5 millions de catalans. Le discours de Philippe VI a rassuré au niveau national »
VdH : Vous avez évoqué précédemment Podemos… Auteur il y a deux ans d’un ouvrage de référence sur ce parti [Podemos. Pour une autre Europe, Éd. du Cerf, 2015], vous avez suivi avec attention les débats internes qui ont agité la gauche radicale. Tandis que le PP, le parti socialiste PSOE et les libéraux de Ciudadanos ont soutenu sans ambiguïté l’unité espagnole, Podemos a été affaibli par des prises de positions individuelles, surtout dans sa section catalane. La ligne est-elle désormais clarifiée ?
Ch.B. : La ligne a été clarifiée. Le dirigeant de la marque locale catalane de Podemos a été contraint de démissionner par un référendum convoqué à la base par Podemos-Madrid. C’est d’ailleurs là qu’on voit que Podemos est un parti comme les autres, très hiérarchisé. Podemos en Catalogne fait une alliance (Catalunya en comú) avec la maire de Barcelone Ada Colau et leur position est équidistante : contre l’application de l’article 155 de la Constitution (l’intervention étatique dans l’autonomie) et contre « les châteaux de carte » (expression utilisée par Ada Colau) des indépendantistes. Podemos a inscrit la question sociale dans un mouvement municipaliste : le parti veut montrer qu’on peut faire ses preuves politiques en assumant bien le pouvoir municipal pour convaincre les électeurs. Mais Podemos a peur d’être broyé électoralement. En Catalogne, les candidats de Podemos sont déjà distancés dans les sondages par Ciudadanos. Dans le reste de l’Espagne, Ciudadanos a une position plus nette : il fait parti du bloc dit « constitutionnaliste » (avec le PP et le PSOE). Aujourd’hui, Ciudadanos peut se targuer de plaider aussi pour un retour sur les questions sociales et place ainsi Podemos en porte-à-faux. On assiste peut-être à la fin du grand moment Podemos en Espagne. Il y a un risque que Podemos soit relégué à la gauche de la gauche en remplaçant de l’ancien Parti communiste. Cela ne l’effacerait pas de la carte politique mais retarderait son arrivée au pouvoir nationalement.
Entretien réalisé à Paris le 18 novembre 2017.
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