« C’est la sécurité du Golfe qui va pâtir du blocus mené contre le Qatar » – Entretien avec le politiste Victor Valentini

Docteur en science politique, auteur d’une récente thèse sur la politique étrangère du Qatar, Victor Valentini est actuellement chercheur associé à l’Université Clermont Auvergne. Pour Voix de l’Hexagone, il aborde les conséquences des bouleversements actuels au Moyen-Orient pour le petit émirat de la péninsule arabique.

Propos recueillis Pierre-Henri Paulet.


Voix de l’Hexagone : On assiste depuis le printemps à une redistribution des cartes géopolitiques au Moyen-Orient. Début juin, outre les accusations de soutien financier de Doha au terrorisme, lancées par le président Trump, le Qatar a éprouvé une rupture de ses relations diplomatiques avec l’Arabie saoudite, Bahreïn, les Émirats Arabes Unis, le Yémen, les Maldives et l’Égypte. Six mois plus tard, quelles sont les conséquences de cette décision spectaculaire ?

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Victor Valentini a soutenu en 2017 sa thèse de doctorat intitulée Le Qatar à l’épreuve des relations internationales.

Victor Valentini : La redistribution des cartes s’est faite en amont : lors des révolutions arabes, suivies de l’hiver islamique avec la chute de Mohamed Morsi en Égypte. Le vrai renversement se trouve là : deux visions du monde s’opposent alors… La vision de l’Arabie Saoudite et celle du Qatar. Les révolutions arabes sont le véritable point de bascule parce que l’Arabie Saoudite était encore en position de faiblesse et le Qatar y a vu une porte d’entrée pour jouer une stratégie active à travers les Frères musulmans en Égypte. Or, le renversement de Mohamed Morsi est venu mettre à mal toute cette stratégie développée par le Qatar.

Pour en revenir au blocus, cela fait six mois que le Qatar est bloqué mais il ne répond pas aux exigences posées. Quelles étaient-elles ? D’abord cesser d’alimenter le phénomène terroriste, sans qu’une définition du terrorisme ne soit donnée d’ailleurs. Si ce n’est, d’après l’Arabie Saoudite, la cessation des relations avec les Frères musulmans, qu’elle entend interdire sur la péninsule arabique. Deuxième condition : cesser les accointances avec l’Iran. Or, quand on regarde bien, d’un point de vue économique l’Arabie Saoudite a beaucoup plus de relations avec l’Iran que n’en a le Qatar. Et en matière diplomatique, Oman possède des délégations qui font le voyage toutes les semaines à Téhéran … Le reproche que l’on fait toujours au Qatar sur ses relations avec l’Iran n’a pas de sens dans les faits. Ensuite, l’autre grand argument avancé pour le blocus était le rôle d’Al Jazeera. Il y a derrière l’idée que le Qatar se sert d’une politique étrangère de manigance et, par le canal médiatique, intègre d’autres États pour les déstabiliser à son avantage…  C’est un peu comme si la France demandait au Royaume-Uni de fermer la BBC car c’est un relai de propagande de Theresa May ! Le terrorisme, les liens avec l’Iran et l’influence d’Al Jazeera étaient donc les trois principales des dix-sept réclamations motivant initialement le blocus. La liste a été réduite, mais ces trois éléments sont restés. A également été reproché au Qatar l’action de certains hommes d’affaires qui auraient joué un rôle trouble en Égypte et en Syrie.

La stratégie du Qatar est de montrer que le blocus ne l’affecte pas économiquement. Les Qataris ont beau être riches et faire très attention à leurs investissements, leur capacité de résilience est épatante. Malgré tout, le blocus produit forcément des effets négatifs. Par exemple la compagnie Qatar Airlines est en grandes difficultés, à cause des surcoûts engendrés par l’interdiction de survoler le territoire saoudien. Cela met à mal l’ambition qui était de faire de l’aéroport de Doha le centre névralgique pour pouvoir voyager partout dans le monde.

Il faut ajouter enfin que le blocus a été très peu légitime dès son annonce. Récemment, on a vu circuler en off les propos de représentants du sultanat d’Oman qui veulent lâcher l’initiative saoudienne.

VdH : Les activités du Conseil de Coopération du Golfe, cette organisation regroupant le Qatar et les cinq autres monarchies de la région, sont-elles gelées ?

V.V. : Il y a eu une réunion du Conseil au Yémen le 5 décembre dernier, dont on a pensé d’abord qu’elle serait annulée. Tout le monde y a finalement participé. C’était vu comme une première avancée car, depuis six mois, les dirigeants de ces pays-là n’avaient pas été réunis autour d’une même table. Mais il ne s’est absolument rien passé ! La réunion a été vide de sens : chacun a joué sa participation. La première conséquence de cette crise-là, c’est bien la paralysie du Conseil de Coopération du Golfe, cette organisation qui était la plus prometteuse de la région. Chacun reste campé sur ses positions, même s’il semble que l’Arabie Saoudite considère maintenant la question du Qatar comme secondaire. La question du statut de Jérusalem est passée prioritaire dans ses préoccupations diplomatiques. Il faut donc se demander si la situation ne va pas se languir et rester au point mort… Une sorte de blocus comme celui de Cuba, maintenu mais s’il a perdu sa raison d’être. Au final, c’est la sécurité régionale qui va en pâtir, car le Conseil de Coopération du Golfe concentre des intérêts économiques mais surtout des accords militaires, de défense. Or, si le Conseil n’est plus efficient, les acteurs vont se tourner vers d’autres partenaires. Pour le Qatar, ce sera vraisemblablement l’Iran.

« Les effets d’annonce de Donald Trump n’effacent
pas la
Realpolitik américaine »

VdH : Finalement, les promoteurs du blocus qui reprochaient au Qatar ses liens prétendument privilégiés avec l’Iran chiite poussent ces deux pays au rapprochement…

V.V. : C’est exactement ça, comme une prophétie auto-réalisatrice. À partir du moment où la sécurité de l’Émirat du Qatar est mise en péril, il va chercher de nouveaux partenaires qui pourront le défendre. Et puisque les relations avec les États-Unis, qui assuraient jusque-là sa sécurité, se sont considérablement refroidies depuis le voyage de Donald Trump en Arabie Saoudite, le Qatar doit obligatoirement se tourner vers un autre partenaire. Il va se tourner du côté de Téhéran et de Moscou.

VdH : Quel jeu joue Donald Trump avec le Qatar ? Les mots sont durs mais les actes beaucoup moins : preuve en est la vente d’armements militaires américains à Doha à hauteur de 12 milliards de dollars… L’hostilité apparente reposerait-elle uniquement sur des considérations internes (on sait que la presse américaine entretient un discours critique sur le Qatar) ? Quid de l’avenir de la base militaire américaine Al Udeid au Qatar ?

V.V. : La vraie difficulté avec la politique de Donald Trump, c’est que personne n’y comprend rien ! La meilleure définition qui en a été donnée est la suivante : « une politique unipolaire ». Il se considère comme l’homme fort du monde. Il prend ses décisions envers et contre tous, y compris contre son propre parti, par exemple contre Rex Tillerson. Quand Donald Trump est allé inaugurer à Riyad cette grande salle de lutte contre le terrorisme, il a annoncé : « On va mettre fin au terrorisme ! On va mettre à mal le Qatar ! ». Les premiers étonnés étaient ses secrétaires d’État aux Affaires étrangères et à la Défense, qui ont tweeté immédiatement après pour tenter de corriger le tir. L’évolution des relations américano-qataries part clairement d’une volonté américaine. Le Qatar n’a aucun intérêt à se froisser avec les Américains. Mais les effets d’annonce de Donald Trump n’effacent pas la Realpolitik américaine.

Pour répondre à la dernière question, les Américains n’ont aucun intérêt de fermer la base militaire d’Al Udeid. Il s’agit de la plus importante base militaire qu’ils possèdent hors de leurs frontières. C’est de là que sont partis les raids militaires en Afghanistan, en Irak… C’est un point stratégique, qui assure aussi la sécurité des approvisionnements de pétrole. Il leur faudrait reconstruire une base ailleurs. Initialement, la base était située en Arabie Saoudite mais elle a été déménagée après les attentats du 11 septembre 2001. Le Qatar en a profité pour l’accueillir en échange de la protection militaire des États-Unis.

VdH : Dans vos recherches, vous vous êtes beaucoup intéressé à une particularité du Qatar : celle d’être un micro-État sur la scène internationale. Comment résumer les atouts et les faiblesses de cette donnée géographique ?

V.V. : Être petit sur la scène internationale est principalement une faiblesse, depuis toujours. Le rapport de force avec l’extérieur est défavorable : petite population (le Qatar compte 200 000 nationaux seulement), petit territoire et donc faible puissance de frappe car l’armée est soit infime soit constituée de mercenaires qui peuvent retourner le drapeau en fonction des sommes qu’on leur propose. Le statut de micro-État du Qatar lui pose, au XXIe siècle, une problématique similaire à celle qui avait été posée au Luxembourg, par exemple, entre le XVIe siècle et la consolidation européenne au XXe siècle. Cela explique pourquoi les micro-États sont si friands des organisations multilatérales.

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L’actuel émir du Qatar Amim Al-Thani et le Président russe Vladimir Poutine.

Le critère du micro-État permet de véritablement comprendre la politique étrangère de l’Émirat du Qatar. C’est une politique qui cherche à conjurer son sort : la petitesse, la faiblesse, l’environnement régional. Le Conseil de Coopération du Golfe était certes à la main des Saoudiens mais peu importe : le Qatar pouvait intégrer une table, participer à un dialogue. Le Qatar ne peut pas faire passer une revendication par la force, il le fait forcément par le dialogue. Le contexte régional est explosif : Arabie Saoudite à l’ouest, Iran à l’est, Irak au nord… Ce sont des puissances qui, par le passé, ont eu des velléités envers les micro-États, comme en témoigne la Guerre du Golfe. L’Irak, en manque de financements, a envahi le Koweït, petit et facilement prenable. Cette situation est tout-à-fait reportable : si l’Arabie Saoudite passait d’une guerre froide avec l’Iran à une « guerre chaude », des questions de financement se poseraient ; or elle a à côté d’elle avec le Qatar l’État le plus riche du monde…

Il y a enfin un autre élément plus complexe que j’essaie de mettre en perspective dans mes recherches. Être un micro-État change la manière dont les autres vont discuter avec vous. L’image que se font les partenaires du micro-État est lié au rapport de puissance entretenu. Si l’on s’adresse à un micro-État, on s’attend à ce qu’il réagisse comme tel. S’il ne le fait pas, on rentre dans un système de paradoxe, on va brouiller les cartes. Il va y avoir une crainte, une méfiance. Le fait que le Qatar, pendant les révolutions arabes, ait joué un rôle qui était finalement beaucoup plus important que celui que sa stature de micro-État lui donnait a aussi participé à renforcer cette méfiance. Une grande puissance n’est pas habituée à voir une petite puissance prendre les devants. Tout cela est une question de perception et d’identité micro-Étatique.

VdH : Vous avez évoqué le chiffre de 200 000 nationaux qataris. Existe-t-il un sentiment national dans le pays ?

V.V. : Oui. Ce sentiment est né à partir du moment où les Européens ont commencé à connaître le Qatar. Au milieu des années 1995, Hamad Al Thani, le père de l’émir actuel, a mis en place une stratégie pour rendre le Qatar visible sur la carte, à travers des investissements, le sport… Les Qataris en sont donc extrêmement fiers.

VdH : L’État islamique a pratiquement disparu de Syrie et d’Irak… Le Qatar peut-il en profiter pour peser dans les débats qui s’ouvrent, notamment sur la recomposition de la Syrie et la situation des Kurdes ?

V.V. : Non, il n’est plus en position de le faire avec le blocus. L’aurait-il était sans cela ? C’est difficile à dire. Sans appui derrière lui – de la Russie, de la Chine – ça n’aurait pas été possible de toute façon.

VdH : La France avait opéré un rapprochement avec le Qatar sous la présidence de Nicolas Sarkozy. Le quinquennat Hollande aura été celui d’un rééquilibrage régional. Comment s’annoncent les relations franco-qataries sous l’ère Macron, après la visite diplomatique du Président de la République au début du mois ?

V.V. : Les relations franco-qataries ont connu une lune de miel avec Nicolas Sarkozy. Elles avaient néanmoins commencé bien avant ça, sous Giscard, avec la signature de deux protocoles de défense entre les deux pays. Avec Hollande, il y a eu en effet une volonté de contrebalancer avec les Émirats Arabes Unis. Je crois qu’Emmanuel Macron – qui n’est pas particulièrement pro-Qatar comme l’a été Sarkozy – va exprimer, dans le contexte actuel, une volonté de modération. Lors de son voyage, il a senti qu’il avait une carte à jouer parce que les États-Unis se sont mis du côté de l’Arabie Saoudite et de ses alliés tandis que la Russie s’oriente du côté de l’Iran et du Qatar. La France, grande puissance, peut jouer un rôle de modérateur entre les deux. Il y a besoin d’un rééquilibrage. Et puis il y a pour Macron un autre intérêt : un vrai débouché économique. C’est encore la Realpolitik qui prend le dessus, comme souvent dans la région. On en revient à ce manque de sécurisation du Qatar : au moment où Macron est venu, ont été signés d’autres contrats d’armement. Si le Qatar se sent vraiment lâché par les États-Unis, il aura besoin de s’approvisionner militairement : c’est une chance à saisir pour des pays fournisseurs comme la France ou le Royaume-Uni.

« L’objectif du prince saoudien Salmane est de créer un front sunnite avec tous ses États satellites ; le blocus contre le Qatar récalcitrant entre dans cette perspective »

VdH : Une révolution de palais, impulsée par le prince héritier Mohammed Ben Salmane, semble inscrire l’Arabie Saoudite dans une dynamique de libéralisation prudente. Quel regard porte le gouvernement qatari sur ces changements internes chez son voisin occidental ?

V.V. : Le gouvernement du Qatar voit cela comme un phénomène naturel. Il fallait que l’Arabie Saoudite avance, même si certains pensent qu’il s’agit d’une évolution en trompe-l’œil. Cela fait bien longtemps que le Qatar et les Émirats Arabes Unis ont développé de leur côté ces politiques de diversification et de modernisation ! Il y avait une vraie demande de la part de la population saoudienne d’adopter un mode de vie à l’occidentale, de se libéraliser. Il faut savoir qu’en Arabie Saoudite couvait une déstabilisation interne car il existe de la pauvreté. La redistribution des rentes suit des critères fixes mais tout le monde n’en est pas abreuvé. Le prince Salmane qui prend le pouvoir est issue de la même génération que l’émir du Qatar et celui des Émirats Arabes Unis ; il a fait ses études en Occident. L’évolution interne s’est opérée par la purge d’un nombre incalculable de grands politiques, de gens influents. Ben Salmane veut être, je crois, le prince absolu. Il entend restaurer la grandeur de l’Arabie Saoudite, l’hégémonie, l’empire d’antan. Son objectif est de créer un front sunnite avec tous ses États satellites ; le blocus contre le Qatar récalcitrant entre dans cette perspective. Et ce bloc sunnite doit naturellement affronter un second bloc, chiite, formé par l’Iran et aidé par la Russie.

Entretien réalisé à Clermont-Ferrand le 20 décembre 2017.

Auteur : Pierre-Henri Paulet

Contributeur et éditorialiste de 'Voix de l'Hexagone'. Rédacteur en chef de la revue 'Cité'.

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