L’agriculture française serait « totalement dépassée ». C’est ce qu’a récemment déclaré le porte-parole du gouvernement Christophe Castener. Une affirmation qui ne peut laisser de marbre les paysans qui se battent au quotidien pour leur passion, leur vocation, leur identité, et ce en dépit de difficultés immenses, internes et externes.
D’après Christophe Castener, l’agriculture française serait totalement dépassée. Vraiment ? Par rapport à quoi ? Dans le contexte du libre-échangisme, de la dérégulation et de la mondialisation, alors en effet, l’agriculture française, comme bien d’autres, tente de résister et peut apparaître comme dépassée. Les luttes entre plusieurs catégories d’acteurs agricoles sont à l’image du combat qui se joue au plan mondial avec les multinationales déracinées d’un côté, et les petits paysans européens et les circuits locaux de l’autre. L’avenir de l’agriculture à taille humaine est intimement lié aux futures décisions politiques : protéger ses paysans ou continuer de se jeter à corps perdu dans la jungle du libre-échange économique et de la dérégulation folle.
Quelques chiffres sont utiles pour faire un état des lieux de l’agriculture en France. Les paysans français connaissent au quotidien des souffrances physiques et mentales (épuisement psychique, solitude, retraite sans cesse repoussée pour cause d’absence de repreneur, lourdeurs administratives, manque de reconnaissance) sévères. Un tiers d’entre eux vit avec 350 euros mensuels. En 2016, en France, un paysan s’est suicidé tous les deux jours, un taux supérieur de 20 % par rapport à la moyenne générale. De plus, depuis des années, le nombre d’exploitations agricoles ne cesse de baisser et ce sont évidemment les petites structures qui en pâtissent le plus et qui disparaissent. Ainsi, en 1979, la France comptait 1,2 million d’exploitations agricoles contre 490 000 en 2010. Les exploitations tendent aussi à devenir plus grandes, plus spécialisées. « Depuis l’après-guerre, l’ensemble de la superficie agricole utilisée n’a cessé de se réduire, de presque 6 millions d’hectares au total. Entre 1980 et 2010, elle a diminué de 2,8 millions d’hectares », comme l’explique la spécialiste Pascale Pollet (INSEE) dans l’étude De l’exploitation familiale à l’entreprise agricole [1].
Pourtant, la superficie des grandes cultures augmente, au détriment des prairies. Selon un rapport de l’INSEE, les petites exploitations, qui restent les plus nombreuses, sont passées de 277 500 en 2010 à 143 500 en 2013. Au contraire, les grandes exploitations, moins nombreuses mais qui pèsent énormément dans le jeu économique, étaient 168 700 en 2010 et 175 900 en 2013. La France exporte encore beaucoup de vin, de produits laitiers et de céréales. Elle reste également le premier producteur agricole dans l’UE, ce qui prouve qu’elle est tout sauf dépassée.
Malgré cela, l’agriculture française voit ses difficultés amplifiées par les lourdeurs et obligations des accords internationaux et par les injonctions de l’UE qui la privent d’une bonne partie de sa liberté. Pour rappel : 85 % des lois françaises proviennent de directives européennes et l’agriculture est fortement touchée, de par les quotas mais aussi les normes de fabrication imposés. L’UE n’aide pas les paysans européens comme il le faudrait. Elle est actrice de la destruction de la paysannerie traditionnelle européenne, dont la paysannerie française. Sous couvert d’aides, la PAC reste une incitation par le financement à adopter un nouveau modèle de production (grandes exploitations intensives et productivistes) conforme aux vœux du marché unique.
Le fait de verser des aides permet de manière insidieuse de créer une dépendance des paysans européens, de les faire se sentir redevables et à terme d’exercer un contrôle sur eux. Ajoutons à cela que les critères quantitatifs, sans être draconiens, excluent de fait les petits et tout petits paysans et les petites fermes familiales qui n’ont pas vocation à s’étendre : 50 brebis, 25 chèvres et 10 vaches. Enfin, la PAC, toujours dans la ligne de l’Union, vise à homogénéiser des agricultures de pays différents où les climats, marchés, points forts et faibles et contextes économiques divergent et qui ont donc des besoins spécifiques.
La question épineuse du CETA
Sur le plan international aussi, l’agriculture française est menacée par le fameux CETA (Accord économique et commercial global, un traité conclu entre l’UE et le Canada), lequel a déjà été voté par le Conseil de l’Union Européenne en octobre 2016 et par le Parlement européen le 15 février 2017. De son côté, Emmanuel Macron s’y est déclaré favorable, sans procéder encore à la nécessaire ratification, qui devrait avoir lieu au second trimestre 2018. Le CETA est d’ores et déjà en application pour 90 % de ses dispositions, notamment la suppression des droits de douane pour 98 % des produits échangés entre le Canada et l’UE. Certains secteurs comme les télécoms et les transports ont aussi été ouverts à la concurrence. Certes, dans le domaine alimentaire, on observe des restrictions de circulation, comme l’exportation des fromages européens vers le Canada. De plus, certains produits européens bénéficient de la protection due à leur appellation d’origine protégée mais ils ne sont que 173 à être reconnus sur les 1 500 produits AOP présents dans l’UE. Pour ce qui est de la France, on trouve par exemple dans la liste protégée le comté, le reblochon, les pruneaux d’Agen mais pas le bleu des Causses, le pélardon ou le chaource, ce qui prive ces fromages AOP du monopole de fabrication. Autrement dit, ces fromages français peuvent être légalement fabriqués au Canada, sans les normes et le savoir-faire spécifique qui précisément régissent leur fabrication dans l’hexagone.
Rajoutons à cela les tribunaux d’arbitrage qui ne font pas partie des dispositions mises en œuvre temporairement mais qui le deviendront une fois le CETA ratifié : un investisseur pourra attaquer juridiquement un État pour ses décisions de politiques publiques devant une Cour spéciale, autrement dit, dès qu’un État se montrera trop protecteur des droits sociaux, qu’il interdira les OGM, etc. Le principe de précaution n’existant pas en droit canadien, un investisseur pourrait très bien considérer qu’une mesure qui l’empêche de vendre ses produits bourrés de composants toxiques est une discrimination et une entrave au libre-échange, alors que la Constitution française reconnaît ce principe dans sa Charte de l’environnement de 2004.
« L’hypothèse la plus plausible si quelques États refusent de ratifier l’accord est que l’UE négocie des clauses dérogatoires avec eux »
Pour tenter de freiner le processus, soixante députés (en majorité socialistes et communistes bien que l’on trouve aussi dans la liste Jean-Luc Laurent, député et président du MRC) avaient saisi en février 2017 le Conseil Constitutionnel du contrôle de conformité du CETA à la Constitution française. Les députés interrogeaient le Conseil Constitutionnel sur ce fameux principe de précaution. Celui-ci est inexistant en droit canadien et cette absence peut donc entraîner des dommages aussi bien sanitaires, qu’environnementaux. Les autres motifs de la saisine portaient sur les « conditions essentielles d’exercice de la souveraineté nationale », sur le « principe d’indépendance et d’impartialité des juges », et sur le « principe d’égalité devant la loi ». Sur tous ces points, le Conseil a conclu dans sa décision du 31 juillet 2017 (n°2017-749 DC) : « Au terme de son analyse, et dans le strict cadre de son examen de constitutionnalité d’un accord qui, pour une large partie, relève de la compétence exclusive de l’Union européenne, le Conseil constitutionnel a jugé que celui-ci n’implique pas de révision de la Constitution. » Sachant que le Conseil Constitutionnel est censé représenter un garde-fou juridique, on ne peut que déplorer cette décision.
L’UE détient la personnalité juridique depuis le 1er décembre 2009, date de l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne. Elle peut ainsi négocier et signer en son nom des traités qui engagent les 28 États sans leur consentement, ce qu’elle a fait. La question qui se pose est aujourd’hui donc la suivante : si des États décident de ne pas ratifier le CETA pourtant voté et signé par l’Union Européenne, que se passera-t-il ? Certains avancent l’idée que l’UE pourrait faire marche arrière mais les chances sont quasiment inexistantes. On imagine très mal l’UE faire tomber à l’eau un accord économique qui de toute façon est déjà rentré temporairement en vigueur pour 90 % de ses dispositions… L’hypothèse la plus plausible si quelques États refusent de ratifier l’accord est que l’UE négocie des clauses dérogatoires avec eux.
« Le principe de précaution n’existant pas en droit canadien, un investisseur pourrait très bien considérer qu’une mesure qui l’empêche de vendre ses produits bourrés de composants toxiques est une discrimination et une entrave au libre-échange »
En attendant, la France Insoumise a lancé une proposition de résolution portant sur cette future loi de ratification, qui sera étudiée par l’Assemblée Nationale le 1er février. Cette résolution, sur la base de l’article 34-1 de la Constitution, a peu de chance d’être adoptée puisque la majorité est acquise à LREM. Si elle l’est malgré tout, elle ne fera qu’exprimer un avis invitant le gouvernement à envisager un référendum ; elle n’y aura aucun caractère contraignant. L’autre moyen d’obtenir un référendum sur le sujet reste l’article 11 qui permet l’organisation d’un référendum d’initiative parlementaire à soutien populaire, avec un cinquième des députés et sénateurs et un dixième du corps électoral. Mais là encore, des obstacles apparaissent : il faudrait 185 membres du Parlement, ce qui reste difficile puisque que les deux chambres sont majoritairement composées de partis libéraux. Quant aux Français qui constituent le corps électoral, le problème ne serait peut-être pas d’obtenir 10% de signatures à la pétition mais une majorité d’entre eux ne connaissent que peu voire pas du tout le contenu du CETA, en raison notamment de la volontaire opacité des négociations menées par l’UE et le Canada.
Réformer l’UE pour sauver notre agriculture ?
Pour pallier les divers problèmes rencontrés par l’agriculture française, on peut se positionner sur une ligne réformiste, c’est-à-dire vouloir faire muter l’Union de l’intérieur et tenir un bras de fer constant avec elle. C’est une ligne défendue par exemple par l’aile gauche du Parti socialiste ou la France insoumise. On pourrait notamment instaurer, au niveau de l’Union, un droit de pétition des paysans européens, regroupés selon des comités ou des cellules dans l’UE où ils viendraient représenter leurs intérêts. Cela supposerait des mutations de l’UE par des acteurs locaux. Cela étant, il faut déjà envisager que des représentants de paysans européens se sentent suffisamment investis pour devoir donner de leur temps au niveau européen, temps que d’ailleurs 99% n’ont pas car ils exercent une activité très prenante. Cela suppose aussi une vision politique commune au sein de l’UE.
Il faudrait surtout que les formations politiques eurocritiques parviennent au pouvoir, mais les partis traditionnels europhiles sont les premiers à les décrédibiliser. Et les rares partis qui gagnent les élections, comme Syriza, ne vont de toute façon pas jusqu’au bout du soi-disant bras de fer avec l’UE (et le FMI et la BCE) et finissent par se coucher en acceptant les plans d’austérité. L’UE, à cet égard, se montre juste cohérente avec ce qu’elle est : comme l’a rappelé Jean-Pierre Chevènement, elle ne s’est pas construite avec le consentement des peuples mais au contraire a été façonnée par des politiques technocratiques, contre les États-Nation, ces derniers étant vus comme des entités néfastes. Un total changement de l’UE supposerait donc des gouvernements critiques, déterminés et surtout unis dans un but commun, au point de passer dans l’illégalité car évidemment s’opposer à des traités ou refuser de voter des lois de ratification des directrices est illégal en droit de l’Union. Une telle alliance objective pour provoquer la mutation de l’UE a pourtant peu de chance d’aboutir en raison des clivages des partis eurocritiques eux-mêmes, soit très à gauche, soit très à droite.
Dans une second partie, nous examinerons d’autres pistes de réflexion, notamment sur une ligne plus radicale et la revendication d’un droit à la souveraineté alimentaire.
Note :
[1] Dossier De l’exploitation familiale à l’entreprise agricole de Pascale Pollet, janvier 2018.
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