Pologne et Union européenne : deux années de bras de fer

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Le déclenchement par la Commission européenne de la procédure de l’article 7 du Traité sur l’Union européenne contre la Pologne ouvre une nouvelle phase du long conflit entre Bruxelles et Varsovie. Avec le retour au pouvoir des conservateurs du PiS en 2015, les réformes controversées se sont succédé. Okno propose une synthèse et une lecture de ces deux ans de tensions.

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L’alliance des conservateurs : l’ex-Premier ministre Beata Szydlo (PiS) et le chef du gouvernement hongrois Viktor Orban.

Depuis l’automne 2015, la multiplication des points de divergence complexifie l’analyse des rapports entre l’Union européennes et la Pologne. Mais ce qui rend cette analyse plus délicate encore est l’émotion que suscite dans l’opinion publique européenne la politique engagée par le parti conservateur Prawo et Sprawiedliwość (PiS). Débarrassé du biais des passions, l’opposition entre l’UE et le gouvernement polonais soulève des questions de fond d’ordre économique, social, institutionnel et philosophique.

I. Plusieurs réformes phares de la majorité conservatrice mises en cause

Une succession de décisions ou de prises de positions adoptées par le gouvernement de Beata Szydło (octobre 2015-décembre 2017), soutenu par la majorité conservatrice au Parlement polonais, ont alimenté en continu le conflit avec Bruxelles. Les autorités européennes dénoncent un recul des libertés et de l’état de droit, voire une menace pour la démocratie.

1. La crise du Tribunal constitutionnel

L’affaire du Tribunal constitutionnel est celle qui a mis le feu aux poudres dans la vie politique polonaise d’abord, puis très rapidement à l’échelle des institutions européennes. Elle s’est ouverte par une irrégularité – doublée d’une inélégance – commise par l’ancienne majorité libérale (dominée par le parti Platforma Obywatelska, PO) peu avant les élections parlementaires d’octobre 2015. Les députés PO ont procédé à la nomination de cinq nouveaux juges constitutionnels alors que le mandat de deux d’entre eux ne s’achevait qu’après la fin de la législature. Ils auraient dû être nommés logiquement par la nouvelle majorité[1]. En représailles, les élus du PiS, une fois ouverte la nouvelle législature, ont nommé dans la précipitation cinq nouveaux juges, ignorant donc les trois nominations légales effectuées par la majorité sortante ; le président de la République Andrzej Duda a immédiatement reçu leur serment. Or, le Tribunal constitutionnel a invalidé trois de ces nominations le 9 décembre 2015 puisque le nouveau pouvoir ne devait en principe nommer que les deux juges illégalement désignés avant les élections…

Cette crise qui n’était au départ qu’une discorde autour des juges s’est envenimée avec l’adoption de la loi du 22 décembre 2015 portant modification des règles de procédure devant le Tribunal. La réforme a été officiellement justifiée pour « fluidifier » et rationaliser le fonctionnement de la haute juridiction constitutionnelle mais c’est au contraire sa mise au pas qui a été immédiatement dénoncée par l’opposition politique, certaines ONG et les institutions européennes[2]. Ses apports les plus controversés sont l’élargissement de la catégorie des affaires jugées en formation plénière, la révision du quorum (11 juges présents sur 15) et l’introduction d’une majorité qualifiée des 2/3 pour la validation des décisions, le traitement des affaires basé sur l’ordre chronologique des requêtes, l’imposition d’un délai minimum avant examen d’une requête, la possibilité offerte à la Diète de révoquer tout juge constitutionnel et à l’exécutif d’engager une procédure disciplinaire contre lui.

La loi du 22 décembre 2015 a été déclarée inconstitutionnelle par le Tribunal lui-même le 9 mars 2016. Pour passer outre la censure juridictionnelle, le Premier ministre Beata Szydło a refusé la publication du jugement du 9 mars 2016, ce qui a concrètement privé ce dernier d’effets juridiques. Une nouvelle loi adoptée le 22 juillet 2016, destinée à « corriger » les effets les plus contestés de la réforme, a instauré le principe d’autorisation préalable de publication du Premier ministre pour chaque jugement de Tribunal… Cette loi, sans pour autant faire taire les critiques, supprime l’exigence de majorité qualifiée et abaisse le quorum (9 juges sur 15), prévoit des exceptions au traitement chronologique des requêtes, abandonne les procédures de sanction contre les juges.

2. La réorganisation de la direction des médias publics

L’une des premières réformes engagées par PiS fut celle des médias publics audiovisuels TVP et Polskie Radio, présentée comme la garantie de l’objectivité et de l’impartialité de ces derniers. La nouvelle loi a mis immédiatement fin aux mandats en cours des membres des organes de surveillance de la télévision et de la radio publiques (le Conseil national de l’audiovisuel – KRRiT) et des directeurs des chaînes et stations. La désignation des responsables de ces médias d’État, auparavant conditionnée par un concours interne, échoit désormais à l’exécutif, en l’occurrence au ministre du Trésor public qui pourra les nommer et les révoquer. L’Union européenne et l’ONG Reporters sans frontières se sont inquiétées de ce qui ressemble surtout à une prise en main par la majorité politique des médias du pays, une « purge » pure et simple. Adoptée en décembre par le Parlement, la loi a été promulguée par le président Duda en janvier 2016. En signe symbolique de protestation, les équipes de programmation des radios publiques ont diffusé dans les premiers jours de l’année 2016, toutes les heures, l’hymne polonais (La Mazurka de Dąbrowski) et l’hymne européen (Ode à la Joie)

3. Le rejet des quotas migratoires européens

Sur le dossier des quotas migratoires, la Pologne s’inscrit directement en contradiction avec les décisions contraignantes adoptées au niveau de l’Union européenne. En septembre 2015, le gouvernement libéral d’Ewa Kopacz avait accepté, au nom de la Pologne, le principe des quotas et s’était engagé à les mettre en œuvre. La défaite de PO un mois plus tard lors des élections parlementaires a conduit à un revirement sur cette question. Hostile aux quotas, le gouvernement polonais a régulièrement rappelé depuis qu’il n’accepterait pas de refugiés venus du Moyen-Orient. Les principaux arguments évoqués pour motiver le blocage reposent sur l’ambiguïté du profil des migrants (le vice-ministre des Affaires étrangères Jan Dziedziczak, en septembre 2017, a estimé qu’il s’agissait avant tout de migrants économiques, non de demandeurs d’asile), sur le refus de construire une société multiculturelle à l’occidentale et enfin sur l’effort soutenu du pays pour absorber l’immigration venue de l’Est (en majorité, ukrainienne). Malgré le renvoi de la Pologne, de la République tchèque et de la Hongrie devant la CJUE le 7 décembre 2017, le nouveau Premier ministre Mateusz Morawiecki a confirmé lors d’une interview télévisée le 1er janvier 2018 que la Pologne n’accueillerait aucun migrant du Moyen-Orient.

4. L’exploitation industrielle de la forêt de Białowieża

Les neuf millions d’hectares de la forêt primaire de Białowieża abritent un écosystème unique en Europe, ce qui a justifié sa protection par l’UNESCO et son classement dans la liste « Natura 2000 » de l’Union européenne. Mais Białowieża a fait l’objet d’une surexploitation industrielle causée par une décision prise en 2016 par l’ancien ministre de l’Environnement Jan Szyszko. Parallèlement, la coupe de certaines portions boisées a été ordonnée pour contrer l’invasion d’un insecte, le bostryche, qui ravage les épicéas… Ce faisant, le gouvernement polonais est allé à l’encontre des normes européennes de protection de ce site naturel. La Commission a décidé, le 20 juillet 2017 de déposer devant la CJUE un recours en manquement contre la Pologne. L’arrêt au fond n’a pas encore été rendu mais la cessation immédiate des coupes a été ordonnée en référé par la CJUE le mois dernier.

5. Les différentes réformes judiciaires

En matière judiciaire, la loi du 28 janvier 2016 avait suscité une première polémique en mettant un terme à l’indépendance du parquet. Concrètement, le ministre de la Justice est (re)devenu le Procureur général du pays. Cette confusion des fonctions avait cours dans la Pologne post-communiste jusqu’en 2009, en l’occurrence jusqu’à l’adoption le 9 octobre 2009 d’un amendement modifiant la loi relative au Ministère public. Il s’agit donc d’un recul clair en termes d’indépendance de la justice pénale, mais non d’une situation inédite.

Le système judiciaire polonais n’a pas fait l’objet d’une réforme en profondeur depuis la transition démocratique. Il est aujourd’hui communément critiqué pour le corporatisme et la corruption qui y règneraient. Les conservateurs du PiS dénoncent de surcroît l’idéologie des magistrats et s’en prennent à la vieille génération de juges qui officiaient déjà sous l’ancien régime. À l’été 2017, le gouvernement a présenté deux projets de loi réformant, l’un le Conseil national de la magistrature (CNM), l’autre l’organisation de la Cour suprême. Cette initiative polémique a entraîné quelques manifestations dans le pays et a même conduit le président Duda à opposer son veto à la première version de la réforme, enjoignant donc le Parlement à une nouvelle délibération et à l’adoption d’amendements. C’est au mois de décembre 2017 que la réforme a été adoptée dans sa version finale. Elle soumet la désignation de 15 des 25 membres du CNM, jusqu’ici choisis par leurs pairs, à un vote du Parlement à la majorité qualifiée. La loi qui concerne la Cour suprême provoque la mise à la retraite des juges les plus âgés (65 ans pour les hommes, 60 ans pour les femmes), c’est-à-dire une grande partie d’entre eux…

6. La restriction de l’accès à l’avortement

Depuis 1993, au terme d’un fragile consensus politique, les Polonaises peuvent accéder à l’avortement thérapeutique dans trois cas de figure : l’origine criminelle de la grossesse (viol), la malformation du fœtus, l’existence d’un risque majeur pour la santé de la mère. La restriction du droit à l’interruption de grossesse est pourtant un serpent de mer du débat politique de ces quinze dernières années. Sous l’actuelle majorité, une première tentative de légiférer a été entreprise en 2016. La Diète a renoncé à voter le texte litigieux en octobre 2016, impressionnée notamment par la mobilisation citoyenne. Cette proposition d’amendement était d’une sévérité absolue, puisqu’elle entendait interdire l’avortement en cas de viol et de malformation du fœtus (seule possibilité restante : les risques pour la santé de la mère) et prévoyait même des peines de prison allant jusqu’à cinq années pour les femmes et les médecins se livrant à un avortement non autorisé.

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En 2016, les manifestations massives contre la restriction du droit à l’avortement ont incité le Parlement à reculer.

Les parlementaires PiS sont revenus à la charge en janvier 2018. La Diète examine donc actuellement une nouvelle proposition de loi interdisant l’interruption de grossesse en cas de malformation du fœtus, afin d’empêcher tout eugénisme. L’intervention thérapeutique pour cause de malformation représenterait la presque totalité des avortements en Pologne (autour de 95 %). Mais contrairement à ce qui avait été observé en 2016, les opposants à la réforme peinent cette fois-ci à mobiliser dans la rue.

Dans ce domaine, la Pologne est souveraine car la régulation de l’avortement est en principe du ressort des États, non de l’Union européenne. Cependant, la résolution du 15 novembre 2017 à propos de la situation en Pologne, adoptée par le Parlement de Strasbourg, fait mention des tentatives de restriction de l’accès à l’avortement, et plus généralement des droits des femmes[3].

II. Les institutions européennes en quête de la réponse adéquate

L’Union européenne a pleinement conscience que la « révolution conservatrice » assumée par le gouvernement polonais ressemble à s’y méprendre au chemin tracé en Hongrie par Viktor Orbán, bête noir de Bruxelles depuis son retour au pouvoir en 2010. Cette phase conservatrice promet d’être durable et inflexible. Les réactions très rapides contre les premières mesures de PiS à l’automne 2015 s’expliquent aussi par la proximité du KOD avec les milieux pro-européens. Créé par le militant libéral Mateusz Kijowski, le KOD (Komitet obrony demokracji, « Comité de défense de la démocratie ») a tenté de coaguler l’opposition au gouvernement, avec une réussite mitigée[4]. Sans oublier l’essentiel : la présence de l’ancien Premier ministre PO Donald Tusk – cible favorite du PiS – à la tête du Conseil européen depuis le 1er décembre 2014. Indéniablement, les vaincus des élections présidentielle et législatives de 2015 possèdent les moyens de faire entendre leur voix dans les couloirs bruxellois et sont écoutés (si ce n’est relayés[5]) par le vice-président néerlandais de la Commission Frans Timmermans, chargé de suivre le « dossier » polonais et de maintenir le dialogue entre l’UE et Varsovie.

« Outre l’issue très improbable de la procédure de l’article 7 (TUE), l’Union européenne prend le risque de braquer les Polonais contre l’Union plutôt que de les raisonner »

Quoi qu’il en soit, les institutions européennes ont très vite recherché la réponse appropriée pour remettre la Pologne dans les rails. Le Parlement européen a adopté à trois reprises des résolutions (13 avril 2016, 14 septembre 2016, 15 novembre 2017) intimant à la Pologne de renoncer aux mesures de nature à mettre en péril les libertés publiques et la démocratie. Purement déclaratoires, ces textes sont plus efficaces pour travailler l’opinion publique européenne que pour exercer une pression incitative sur le gouvernement.

De son côté, la Commission européenne a procédé en deux temps. En juin 2016, elle a engagé contre la Pologne la procédure dite de « Sauvegarde de l’État » de droit, un instrument introduit en mars 2014 dans le droit européen pour servir de préalable diplomatique à la procédure plus sévère de l’article 7 du Traité sur l’Union européenne (TUE). La procédure de « Sauvegarde de l’État de droit » s’ouvre par un avis sur la situation d’un État-membre avec une invitation au dialogue et la suggestion de mesures correctives pour éviter que la situation empire. Restée sourde aux injonctions de la Commission de juin 2016 à novembre 2017, la Pologne est désormais visée, depuis le 20 décembre 2017, par la procédure de l’article 7 du TUE[6], abusivement qualifiée par la presse de « bombe atomique ». Sur le papier, cette procédure peut conduire à des sanctions contraignantes, comme la suspension du droit de vote d’un État au sein du Conseil de l’Union européenne. Dans les faits, au regard de la réalité politique du moment, la Pologne est quasiment assurée d’en ressortir indemne. Tandis que la Hongrie avertit qu’elle opposera son veto contre toute déclaration de violation de l’état de droit en Pologne – et donc contre toute sanction qui en découlerait – la Bulgarie, par la voix de son Premier ministre, a exprimé il y a quelques jours sa grande réticence à porter le cas polonais devant le Conseil de l’Union européenne (deuxième phase, en principe, de la procédure de l’article 7 du TUE). La Commission européenne s’est par conséquent engagée sur un terrain glissant, qu’elle ne peut maîtriser : celui de la mise en accusation de Varsovie et de la menace de sanction. Outre l’issue très improbable de la procédure, elle prend le risque de braquer les Polonais contre l’Union plutôt que de les raisonner.

Reste donc la voie judiciaire, moins politique et, partant, plus objective. La Pologne a été traduite devant la CJUE par la Commission dans trois « affaires » : le non-respect des quotas migratoires, l’exploitation illégale de la forêt de Białowieża et, dernièrement, la réforme du système judiciaire (mais sur un grief très secondaire : l’égalité femmes-hommes en raison des âges différents de départ à la retraite). En enjoignant la Pologne de faire cesser les coupes d’arbres à Białowieża dans un jugement en référé du 20 novembre 2017, la CJUE a au moins permis à l’Union européenne de gagner une bataille : le gouvernement a suspendu l’exploitation industrielle de la forêt, même si l’abattage des arbres jugé nécessaire pour endiguer la progression du bostryche est maintenu. Le ministre à l’origine de la décision litigieuse, Jan Szyszko, a de surcroît perdu son poste au gouvernement lors du remaniement opéré début janvier 2018 par Mateusz Morawiecki. La juridiciarisation du bras de fer est certainement ce que l’Union européenne peut proposer de plus pertinent pour forcer le gouvernement polonais à réviser certaines de ses décisions. Mais cette solution présente un inconvénient majeur : elle est conditionnée par la violation directe de normes européennes par le droit polonais dans les domaines de compétences qui relèvent des politiques communes ; elle ne peut permettre de remettre en cause ce qui est laissé à la discrétion de l’État, comme l’organisation de son système judiciaire, sa législation sur l’avortement et même les modalités de fonctionnement des médias publics.

L’aspect procédural de la crise actuelle ne présente néanmoins qu’un intérêt limité. Il maintient l’illusion d’un pouvoir de coercition aux mains des institutions de l’Union européenne alors que celles-ci sont de facto paralysées. Il permet surtout à l’Union de produire un storytelling à destination de l’opinion publique européenne, un récit politique servant de justification du modèle européen (bienveillant et protecteur) contre celui de l’État-nation (conservateur et liberticide). La lutte idéologique sous-jacente que se livrent Bruxelles et Varsovie est donc parfaitement révélatrice des tensions et des contradictions de notre temps.

III. Les non-dits d’un conflit politique et idéologique

La Pologne n’engage le rapport de force avec Bruxelles que dans le mesure où elle sait qu’elle ne peut pas perdre. Elle tire sa conviction de l’incurie du système européen d’une part et de l’observation de l’interminable feuilleton hongrois d’autre part. Le statu quo est l’aboutissement le plus probable de ces conflits bilatéraux. Comme cela vient d’être mentionné, l’adoption de sanctions contre la Pologne se heurtera au veto hongrois ; il est vain d’en espérer la levée si Viktor Orbán demeure à la tête du gouvernement hongrois après les élections législatives d’avril 2018, dont il est le grand favori. L’Union européenne, fragilisée par les négociations du Brexit et l’absence de projets moteurs, n’est pas en position d’entrer dans un conflit violent et incertain avec plusieurs États membres qui, de leur côté, pourront toujours brandir la menace d’une contre-Europe, qui n’est pas exactement celle de Visegrad. La solidarité à l’intérieur du fameux carré centreuropéen (HU-PL-SK-CZ) n’est pas sans faille, ne serait-ce qu’en raison d’un niveau d’intégration différent, la Slovaquie étant membre de la zone euro. Si la Hongrie et la Pologne sont désormais en osmose, la République tchèque paraît confirmer son inclination pour l’euroscepticisme avec la réélection dimanche du président sortant Miloš Zeman, lequel entend parvenir à imposer le populiste Andrej Babiš à la tête d’un gouvernement bénéficiant de la confiance du Parlement[7]. Enfin, la Roumanie, vient semble-t-il d’entrer à son tour dans le club infamant des pays (tous d’Europe centrale…) menacés de sanctions, les dernières réformes judiciaires dans le pays ayant inquiété la Commission européenne[8].

« Le Fidesz d’Orbán et PiS de Kaczyński reprochent à l’Union européenne d’être le vecteur à l’échelle continentale d’une perspective qu’ils ne partagent pas : une société déchristianisée, multiculturelle, économiquement néolibérale et moralement décadente »

Mais il faut garder à l’esprit que la Pologne, première bénéficiaire des subventions européennes, ne s’inscrit pas dans une stratégie de rupture avec l’Union européenne. La ligne politique du PiS, qui cultive un nationalisme ambigu, est raisonnablement eurocritique. Le gouvernement ne prendra pas prétexte des divergences profondes avec les Vingt-Sept pour imposer dans le débat public un hypothétique « Polexit »… Le 11 janvier dernier, le Telegraph s’est fait l’écho de propos tenus par Donald Tusk. Le président du Conseil européen se voulait alarmiste, prétendant que le gouvernement PiS organiserait un référendum de sortie de l’Union européenne si d’aventure la Pologne devenait un contributeur net de l’Union européenne… Propos à l’évidence politiciens… Même en cas de diminution de ses subventions dans le prochain budget européen (2020-2026), dont les discussions débutent tout juste, la Pologne est encore bien loin de quitter les rangs des bénéficiaires de l’Union. La question ne se pose pas à court terme.

Quel sens donner à ce mouvement populiste qui traverse le cœur du continent ? S’il est tentant – mais si trivial – d’y voir un retour des « vieux démons » ou des « heures sombres » de l’entre-deux-guerres, face à une Europe qui entend protéger des valeurs démocratiques, l’opposition qui s’installe est bien plus subtile. Les analystes qui reprennent depuis quelques années le concept de « démocratie illibérale » pour qualifier les régimes hongrois et polonais mettent le doigt sur quelque chose d’essentiel : ni le Fidesz d’Orbán, ni PiS de Kaczyński, soutenus par une partie conséquente de l’opinion publique, ne remettent en cause la démocratie au sens procédural, encore moins le suffrage universel et la souveraineté populaire. Ils ont en revanche engagé une lutte pour imposer leur vision de la démocratie, par contraste avec la démocratie libérale à l’occidentale. Ils reprochent à l’Union européenne d’être le vecteur à l’échelle continentale d’une perspective qu’ils ne partagent pas : une société déchristianisée, multiculturelle, économiquement néolibérale et moralement décadente. On ne peut comprendre le choc des valeurs si l’on amalgame, comme il est d’usage de le faire désormais, la démocratie (comme faculté d’un peuple à choisir son destin) aux libertés (même si les libertés politiques sont nécessaires au fonctionnement de la démocratie) et à l’état de droit (le respect de la hiérarchie des normes, qui a peu à voir avec la démocratie stricto sensu).

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Le président du Conseil européen Donald Tusk et le président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker

Le Fidesz et PiS prétendent offrir à leur peuple respectif un projet patriote, non l’imposer aux autres. Il ne s’agit pas d’un nationalisme martial et menaçant mais d’une forme de protectionnisme économique et culturel. Leur lutte politique est d’abord une lutte interne qui entend renverser les repères établis par les gouvernements successifs depuis la transition démocratique. Opérer la substitution d’une pensée dominante par une nouvelle pensée dominante à l’intérieur de leurs propres frontières. Par ricochet, remettre en cause l’hégémonie idéologique qui règne parmi les élites continentales… L’Union européenne, composée d’États démocratiques, n’est pas elle-même un système démocratique ; elle finit par incarner aux yeux des partis conservateurs ce contre quoi les hongrois, polonais et autres tchécoslovaques s’étaient rebellés en 1989 : une confédération d’États dépouillés de leur souveraineté et contraints de suivre une ligne politique définie. Bien sûr, il ne fallait pas prendre au pied de la lettre l’ancien président tchèque Vaclav Klaus, lorsqu’il déclarait il y a une dizaine d’années que l’Union européenne était comparable à l’URSS ; toute excessive qu’elle fût, cette comparaison possédait un sens profond qui éclaire, aujourd’hui, l’attitude de ces États d’Europe centrale gagnés par un populisme antilibéral.

Bruxelles n’a jamais cessé de nier l’hétérogénéité des nations européennes, qu’il s’agisse de leur potentiel économique, de leur rapport au religieux, de leurs traditions sociales et, surtout, de leur intériorisation de l’histoire. La crise centreuropéenne n’est pas le retour du fascisme sous une forme édulcorée[9] mais la mise à nu de divergences profondes sur l’avenir des sociétés européennes. Ces divergences, l’Union européenne s’emploie à les couvrir artificiellement de règlements et de directives censées unifier un continent hors de toutes considérations matérielles et psychologiques. Mais l’artifice ne fonctionne plus lorsque le mirage de l’économie de marché, qui avait illuminé les pays d’Europe centrale et orientale dans les années 1990 et 2000, s’estompe. Peu importe de savoir si Budapest, Varsovie et Prague proposent des modèles pertinents ou non, viables ou non, enviables ou non. Ils ouvrent une brèche en rappelant que la démocratie implique qu’une société puisse choisir ses propres valeurs structurantes. Dit autrement, ils réintroduisent de la politique dans un espace européen qui ne parle plus que de commerce, de croissance, d’austérité budgétaire, de concurrence, de consommateurs et de communautés plutôt que de culture, de citoyenneté, d’héritage, de protection et de débat d’idées.

Dans son dernier essai, l’anthropologue Emmanuel Todd[10] analyse l’élection de Donald Trump aux États-Unis et le Brexit britannique comme deux manifestations d’un regain démocratique. Sous la forme d’une rébellion électorale, accompagnée de protectionnisme et de xénophobie, ces deux événements électoraux pourraient marquer la première étape d’un retour à la démocratie, une démocratie d’abord excluante avant de redevenir, progressivement, universaliste. Il n’est pas interdit d’être optimiste et de penser qu’un tel phénomène est aussi à l’œuvre en Europe centrale.


Notes :
[1] L’élection de ces deux juges a d’ailleurs été invalidée par le Tribunal constitutionnel dans un jugement du 3 décembre 2015.
[2] Voir, au niveau du Conseil de l’Europe, le rapport rendu par la « Commission de Venise » le 11 mars 2016.
[3] Parlement européen, Résolution 2017/2931(RSP) sur la situation de l’état de droit et de la démocratie en Pologne, 15 novembre 2017.
[4] Lire par ex. le passage consacré au KOD et les réticences des sympathisants de la gauche polonaise à son égard dans l’enquête de Cédric Gouverneur, « Le carburant social de la droite polonaise », Le Monde Diplomatique, Mars 2016, pp. 8-9.
[5] C’est l’avis de Patrick Edery, PDG du cabinet de conseil Partenaire Europe et observateur attentif de la situation en Pologne. Lire sa tribune au FigaroVox, « L’injustice faite à la Pologne, un déni de démocratie », lefigaro.fr, 21 décembre 2017.
[6] Les trois grandes étapes de la procédure de l’article 7 du TUE sont les suivantes :
I. Une proposition motivée est émise par un tiers des États-membres, par le Parlement ou par la Commission.
II. Après approbation du Parlement européen, le Conseil des ministres peut dresser, à la majorité qualifiée des 4/5e de ses membres, un constat de « risque de violation» des principes de l’UE (énoncés à l’art. 2 TUE : droits de l’homme, état de droit, démocratie, dignité humaine). À l’unanimité de ses membres (excepté l’État visé, évidemment), il peut reconnaître l’existence d’une « violation grave et persistante» par l’État concerné desdits principes.
III. Si l’existence d’une violation grave et persistance des principes de l’UE est reconnue, le Conseil, statuant à la majorité qualifiée, peut prendre des mesures telle la suspension le droit de vote de l’État au sein du Conseil.
[7] Babiš, actuellement Premier ministre par intérim, a déjà échoué à obtenir la confiance du Parlement tchèque début janvier. Malgré la victoire de son parti (ANO, droite libérale-conservatrice) aux législatives d’octobre 2017, sa crédibilité est minée par des soupçons de détournement de subventions européennes. Chargé à nouveau par le Président Zeman, le 24 janvier, de composer un gouvernement, il ne pourra se maintenir à sa tête qu’avec le soutien de la majorité parlementaire.
[8] Lire par ex. « Bruxelles préoccupée par les réformes judiciaires en Roumanie », euractiv.fr, 25 janvier 2018.
[9] Pour autant, il ne faut pas nier, minimiser ou excuser les manifestations d’intolérance produites dans ce contexte politique, principalement la xénophobie et l’homophobie.
[10] Emmanuel Todd, Où en sommes-nous ? Une esquisse de l’histoire humaine, Seuil, 2017, 481 pages. Voir not. chapitre 14 et conclusion (« Post-scriptum »).

Auteur : Pierre-Henri Paulet

Contributeur et éditorialiste de 'Voix de l'Hexagone'. Rédacteur en chef de la revue 'Cité'.

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