Après avoir observé toutes les difficultés causées par les normes européennes et internationales à l’agriculture française, il faut aborder les solutions qu’on pourrait qualifier de radicales, qu’elles se déroulent dans un cadre légal ou illégal.
La solution la plus radicale est liée à la revendication d’un protectionnisme intelligent et pragmatique et d’un droit à la souveraineté alimentaire. Ce dernier est notamment prôné par la Confédération paysanne. On entend par souveraineté alimentaire le droit pour les États de mettre en œuvre les politiques agricoles les plus adéquates, sans que cela n’ait d’incidence mauvaise sur les autres peuples. La souveraineté alimentaire suppose une protection des petits et moyens paysans, une répartition plus équitable de la terre en leur faveur, un encouragement voire une généralisation des circuits-courts et directs, un renforcement de l’agriculture de proximité et donc du tissu local, la mise en valeur des petites exploitations familiales et non plus des grandes sociétés industrielles. Un tel droit passerait naturellement par une augmentation de l’agriculture naturelle « à l’ancienne » ou biologique, sans pesticides (ou le moins possible), sans (sur)consommation d’antibiotiques. On pourrait ajouter dans ce droit à la souveraineté alimentaire la possibilité de refuser les multitudes de normes européennes qui polluent littéralement le quotidien des paysans et qui créent une difficulté supplémentaire pour les petites exploitations qui n’ont ni le temps ni l’argent pour se mettre en conformité avec les nouvelles règles sans cesse édictées.
« La souveraineté alimentaire suppose une protection des petits et moyens paysans, une répartition plus équitable de la terre en leur faveur, un encouragement voire une généralisation des circuits-courts et directs, un renforcement de l’agriculture de proximité et donc du tissu local, la mise en valeur des petites exploitations familiale »
Cette situation catastrophique, la co-fondatrice de la Coalition internationale pour protéger les campagnes polonaises (ICPPC), Jadwiga Lopata l’a vue venir dès que la Pologne est entrée dans l’UE : « Nous n’étions pas contre rejoindre l’Union Européenne ; nous étions juste contre la rejoindre sur la base de mauvaises conditions pour les paysans polonais car c’était évident qu’il y aurait ce processus de destruction. Et aucun d’entre nous ne voulait le croire. […] Et c’est exactement ce qui s’est passé, car ça s’était déjà produit. Il s’était déjà passé la même chose dans d’autres pays. Nous tenions cette information d’autres pays. Le scénario était exactement le même : la tendance à détruire les fermes petites et moyennes pour mieux introduire les grosses exploitations[1]. »

Enfin, un droit à la souveraineté alimentaire suppose une plus grande liberté des paysans dans le choix des semences. Cette liberté reste très restreinte dans le sens où elle est soumise à un catalogue national et européen qui fait la part belle à de grandes multinationales semencières, où les semences n’échappent pas aux pesticides et antibiotiques. Les semences paysannes et anciennes sont plus réduites et rien n’est mis en œuvre pour faciliter leur diffusion, au contraire, l’intérêt de l’UE étant de favoriser des semences issues d’une poignée de grandes sociétés extrêmement productives qui se partagent le marché et qui asservissent les paysans européens. Le tout avec de puissants lobbys derrière elles qui font la pluie et le beau temps.
La Cour de Justice de l’Union européenne pousse dans ce sens. Dans l’arrêt Association Kokopelli c/ Graines Baumaux SAS du 12 juillet 2012, elle a donné tort à une association à but non lucratif qui « qui vend des semences de variétés potagères et florales anciennes issues de l’agriculture biologique et qui met à la disposition de ses adhérents des variétés potagères peu cultivées en France ». Kokopelli faisait valoir le fait qu’elle n’avait pas le droit de commercialiser ses semences anciennes qui ne figuraient pas dans le catalogue et n’étaient donc pas reconnues comme stables et homogènes. Tout en confirmant quelques dérogations pour des variétés anciennes, la CJUE assoit l’obligation pour des semences de figurer dans le catalogue et d’être interdites à la vente dans le cas contraire.
La bataille des promoteurs des semences anciennes
Au niveau français aussi, une bataille agricole se joue, loin de toute médiatisation qui serait pourtant nécessaire, entre les partisans des semences « académiques » et les partisans des semences anciennes et paysannes. Sur le site du magazine Inf’OMG[2], le journaliste Frédéric Prat explique que l’élaboration du plan national semences a été confié par le ministre de l’Agriculture au GNIS (Groupement national interprofessionnel des semences et plants), qui « entretient des relations très conflictuelles avec les agriculteurs producteurs de semences de ferme et paysannes ou encore les multiplicateurs de semences potagères de variétés anciennes ». Autrement dit, l’organe aux commandes de ce plan penche beaucoup plus du côté des grands semenciers internationaux. Il ajoute que les syndicats comme la Confédération paysanne n’ont pas vraiment été consultés lors de ces États généraux de l’alimentation alors même qu’ils demandent l’autorisation de la commercialisation de semences et plants qui ne figurent pas dans le catalogue.
La Confédération paysanne propose en effet une plus grande ouverture aux semences anciennes et paysannes afin que les paysans retrouvent un rôle actif à chaque étape de leur travail : le fait de se fournir en semence, de les exploiter mais aussi de les vendre, etc. Des droits novateurs qui cependant viendraient mettre à mal le monopole des multinationales et de la ligne européenne, surtout à l’heure où de plus en plus de paysans sont attirés par ces semences paysannes ou anciennes[3].
Le droit à la souveraineté alimentaire et ce qu’il implique est totalement incompatible avec l’orientation générale de l’OMC et celle de l’Union Européenne de par sa politique même qui se veut libre-échangiste, libérale et surtout intensive. Certains prônent comme nous l’avons vu une mutation interne de l’UE ou déplorent un soi-disant changement en elle qui la rend inhumaine, mais il n’en est rien. L’UE a été créée par la doxa libérale et pour le productivisme. Les mesures qui découleraient de la mise en oeuvre d’un droit à la souveraineté alimentaire seraient automatiquement condamnées par la CJUE.
Cette logique répond à celle du principe de primauté du droit de l’UE sur le droit national, que l’on retrouve dans l’arrêt Costa c/Enel[4] du 15 juillet 1964 ou l’arrêt Simmenthal[5] du 9 mars 1978. Ainsi, toute résistance réelle apparaît, pour les pro-Frexit, comme un combat d’apparence, un ersatz de lutte car ce n’est pas une disposition de l’UE qui empêche de mettre en œuvre des politiques agricoles propres à chaque État mais un système global, profondément lié à ce qu’on a toujours voulu faire de l’Union : une organisation économiquement libérale, détachée des préoccupations d’enracinement des peuples et surtout de leurs intérêts économiques. Dans cette vision radicale de lutte, on pourrait donc affirmer : « Un pays de l’UE, ça ferme sa gueule ou ça démissionne. »
La ZAD, un laboratoire de résistance politique et agricole ?
Si le Frexit apparaît comme une mesure certes radicale mais légale (article 50 du TUE), le cas de la ZAD de Notre Dame des Landes représente lui aussi, au niveau local, un choix politique, mais hors du cadre de la légalité. Même si le projet de construction de l’aéroport est aujourd’hui abandonné, les zadistes n’envisagent pas de quitter la ZAD. Toutefois, il n’en ressort pas moins que cette expérience est intéressante à observer d’un point de vue national et même au regard du droit international. La ZAD repose sur un système collaboratif, dans lequel on trouve des commerces (boulangeries, fromageries, maraîchages), des installations agricoles et l’exploitations d’hectares de terre sans pesticides, des auberges autogérées. Les circuits de diffusion de la nourriture sont évidemment directs et courts, du pur jus localiste et les modes d’élevage sont à taille humaine, dans le respect de l’animal.
« Le monde paysan pourrait s’inspirer de cette forme de désobéissance civile pour promouvoir de manière généralisée son refus d’appliquer des normes européennes. Hypothèse extrême mais peut-être ultime solution de résistance pour lutter contre un système qui semble irréformable »
On pourrait arguer que bien des paysans le font en France. C’est en effet vrai mais cela se déroule souvent dans un cadre individuel où les acteurs agricoles en question se retrouvent beaucoup plus vulnérables pour lutter contre la concurrence déloyale de l’étranger, contre le poids des multinationales, les obligations administratives et pratiques. La ZAD montre que l’union fait la force. De plus, ce type d’expérience conduit à une autonomie matérielle et politique. Ainsi, on peut estimer que la ZAD représente un laboratoire politique de résistance à tout ce qui met à mal actuellement le domaine de l’agriculture mais aussi la santé et la liberté des hommes : la surpuissance des multinationales, le capitalisme mondialisé qui échappe au contrôle des États, le libre-échange volontairement construit au niveau européen, le consumérisme effréné qui découle de cette même mondialisation et pourrait-on ajouter de l’américanisation depuis plus d’un demi-siècle.
La question de la légitimité fait aussi débat. Au niveau local , la ZAD occupe des terres qui appartenaient jadis à des paysans, ce qui cause une injustice criante ; au niveau national, elle échappe par son existence même au système qu’elle dénonce en proposant une nouvelle société autonome voire autarcique basée sur la volonté de ses membres (donc une volonté libre) de s’entraider. On peut la voir comme un objet sociologique fascinant, imparfait et injuste par le contexte dans lequel elle s’est créée, mais fascinant en ce qu’il prend le contre-pied d’un système global auquel le réformisme tiède ne peut tenir tête. On peut néanmoins déplorer que la création de la ZAD ait eu lieu pour lutter contre l’aéroport et non pas du désir commun d’un grand nombre de gens de tenter une nouvelle expérience de société. Cependant, le monde paysan pourrait s’inspirer de cette idée de désobéissance civile pour promouvoir de manière généralisée son refus d’appliquer des normes européennes qui vont contre ses intérêts. Hypothèse extrême mais peut-être ultime solution de résistance pour lutter contre un système qui semble irréformable.
Notes :
[1] Interview with Jadwiga Lopata and Sir Julian Rose, “The Small and Middle Family Farm: A Base for Poland to be Independent, and a Base for Good Quality Food”, Motion Magazine, 30 juillet 2017.
[2] Frédéric Prat, « La filière semences en France : deux plans, deux visions », infogm.org, 23 janvier 2018.
[3] Reportage : « Les semences paysannes séduisent de plus en plus d’agriculteurs », France 3 Régions.
[4] CJCE, arrêt Costa c/Enel, 15 juillet 1964 : L’ordre juridique communautaire est « intégré au système juridique des États-membres » et « s’impose à leurs juridictions […] le droit né du traité ne pourrait donc, en raison de sa nature spécifique originale, se voir judiciairement opposer un texte interne quel qu’il soit, sans perdre son caractère communautaire et sans que soit mis en cause la base juridique de la Communauté elle-même. »
[5] CJCE, arrêt Simmenthal, 9 mars 1978 : « Le juge national chargé d’appliquer, dans le cadre de sa compétence, les dispositions du droit communautaire, a l’obligation de s’assurer le plein effet de ces normes, en laissant au besoin inappliquée, de sa propre autorité, toute disposition contraire de la législation nationale, même postérieure, sans qu’il ait à demander ou à attendre l’élimination préalable de celle-ci par voie législative ou par tout autre procédé constitutionnel. »
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