Le Gouvernement polonais a sollicité il y a quelques semaines l’aide des autorités helvétiques pour identifier la tombe de Konstanty Rokicki, ancien consul polonais en Suisse durant la Seconde Guerre mondiale. Avec son réseau (« le Groupe de Berne »), Rokicki a édité un millier de faux passeports destinés à sauver des Juifs de la déportation. Dans la foulée des polémiques autour de la loi mémorielle relative à l’Holocauste, cette décision confirme l’intrusion croissante du politique dans le domaine de la connaissance historique.
Faire de Konstanty Rokicki un héros national, lui rendre hommage par une cérémonie digne de son action en faveur des Juifs persécutés par les nazis. Telle est aujourd’hui le vœu du gouvernement conservateur polonais qui, toutefois, ne devrait pas procéder au rapatriement des cendres du diplomate, rapporte le site du quotidien suisse Le Temps[1]. Il est vrai que le destin de Konstanty Rokicki, mort en 1958, correspond parfaitement à la vision des Polonais en guerre que les autorités veulent imposer aujourd’hui. Elle sert ce « récit national » qu’est venu protéger la très controversée loi du 26 janvier 2018, modifiant la loi relative à l’Institut la Mémoire Nationale du 18 décembre 1998[2]. Critiqué par les États-Unis, Israël et la France notamment, le texte a été volontiers caricaturé. Il tend à soutenir la version communément admise de l’histoire polonaise pour écarter les opinions regardées comme révisionnistes.
Le délit d’opinion créé par la loi du 26 janvier 2018

La loi adoptée par le Parlement en janvier et signée par le Président de la République Andrzej Duda le 6 février 2018 est entrée en vigueur le 1er mars 2018. Elle pénalise l’attribution à l’État ou à la Nation polonaise d’une responsabilité (ou d’une coresponsabilité) dans les crimes commis par le Troisième Reich à partir de 1939. L’intention du législateur était notamment de mettre le holà à l’utilisation de l’expression fort mal venue de « camps de la mort polonais ». Érigés sur le territoire de la Pologne occupée par les Allemands pour accomplir la politique d’extermination hitlérienne, ces camps ne sont pas plus polonais que le gouvernement clandestin (et en exil) ne fut impliqué dans la mécanique funeste de la Shoah. Aussi bien Serge Klarsfeld que le mémorial de Yad Vashem ont abondé dans ce sens, jugeant historiquement injustifiée une telle expression, insultante pour la Pologne [3].
La nouvelle loi a été perçue comme une arme contre certains historiens polonais qui, depuis une quinzaine d’années, s’intéressent à l’antisémitisme de la société polonaise en guerre ainsi qu’aux meurtres et pogroms commis par des civils contre la communauté juive. En France, une tribune de 350 universitaires et artistes a été publiée par Médiapart pour dénoncer une loi « liberticide ». L’article 55a (§2) de loi de 1998 modifiée exclut pourtant de son champ d’application les domaines académiques et artistiques. En principe, cette loi ne devrait pas faire obstacle à des publications scientifiques mettant en avant le rôle de Polonais dans des crimes antisémites. En revanche, elle réprimera les déclarations publiques mettant en cause sans être étayées la responsabilité des Polonais dans la perpétration de l’Holocauste. De surcroît, si les juges qui l’appliqueront s’en tiennent à la lettre du texte, ces nouvelles dispositions ne sanctionnent que les déclarations publiques qui, d’une part, contredisent des faits historiquement avérés et qui, d’autre part, mettent en cause le rôle de la Nation en tant que telle (prise dans son ensemble) ou de l’État polonais, sachant qu’il n’y a pas eu de régime de collaboration pendant la guerre, seulement un gouvernement en exil auprès des Alliés. Il ne s’agirait donc pas de sanctionner les propos incriminant des comportements individuels de Polonais pendant la guerre, surtout s’ils sont étayés par des faits. En outre, le 22 mars dernier, le ministre de la Justice Zbigniew Ziobro, agissant comme Procureur général, a publié un avis surprenant avant que le Tribunal constitutionnel n’examine le texte. M. Ziobro estime que ce dernier est partiellement inconstitutionnel en ce qu’il prévoit des poursuites si le délit est commis à l’étranger. Reste à savoir si les juges constitutionnels iront dans le même sens lorsqu’ils procèderont à leur contrôle.
Le champ d’application déjà relativement restreint de la loi n’a pas empêché les inquiétudes à l’étranger. Israël a réagi par la voix de plusieurs de ses élus et représentants, notamment de son Premier ministre Benyamin Netanyahou qui a déclaré que la loi polonaise « n’avait aucun sens » et que « nul n’a le droit de nier l’Holocauste »… Ce que ladite loi ne fait pourtant pas. L’ancien chef du gouvernement polonais, Donald Tusk, aujourd’hui Président du Conseil européen a déploré fin février que la Pologne soit en passe de perdre sa réputation sur la scène internationale à cause des dérives antisémites… Les craintes et les raccourcis vont donc bon train. Les ambiguïtés de la loi en sont moins la cause que l’inclination de la majorité PiS à affermir sa politique de mémoire nationale.
Écriture ou réécriture de l’histoire ?
S’il n’appartient pas au politique d’énoncer la vérité historique – ce qui condamne normalement toute loi de type mémoriel puisqu’elle s’ingère dans le débat scientifique – le discours politique est difficilement dissociable d’une vision forcément partiale de l’histoire, que l’on appelle souvent « roman national ». Adam Michnik lui-même (gauche libérale) a su reconnaître jadis qu’« il n’y a pas d’État dans le monde qui ne mène pas une quelconque ‘‘politique historique’’ » Le directeur du quotidien d’opposition Gazeta Wyborcza précisait encore : « Si l’on entend donc parler de la nécessité de commencer à mener une ‘‘politique historique’’, soyons sûrs qu’il ne s’agit pas d’un commencement, mais d’un changement, de l’enseignement d’une autre vision de l’Histoire, de rendre hommage à d’autres héros, de construire d’autres monuments à des personnes autrefois controversées, de cultiver d’autres différences nationales. »[4] L’interventionnisme de l’actuel gouvernement en matière historique, sans être une exception dans les États démocratiques, n’est pas totalement justifié et il est loin d’être véniel. Paradoxalement, la loi mémorielle sur la responsabilité polonaise dans l’Holocauste, abondamment commentée, est probablement l’initiative la moins critiquable mise en œuvre depuis l’automne 2015.
« La loi du 26 janvier 2018 n’a rien d’un texte scélérat ni extraordinairement liberticide. Mais son adoption interpelle dans le contexte plus large d’un embellissement de l’histoire mené par le gouvernement PiS »
N’en déplaise à Benyamin Netanyahou ou encore au leader du parti centriste israélien Yaïr Lapid (lequel évoque la négation de la « responsabilité polonaise dans l’Holocauste »[5]), la Pologne en tant qu’État, démembré par le Pacte Germano-soviétique et dépouillé de toute souveraineté, et la Nation polonaise asservie, n’ont pas participé à la politique d’extermination menée par l’occupant nazi. Ce qui a bien existé, en revanche, c’est la collaboration, les dénonciations, les violences allant jusqu’à l’assassinat commis par des Polonais sur des membres de la communauté juive.
Le degré d’antisémitisme existant dans la société polonaise avant, pendant et après la guerre reste un sujet de débat ; il n’est d’ailleurs pas concerné par la nouvelle loi mémorielle. De même qu’est très discutée la spontanéité des pogroms, tel celui de Jebwadne (juillet 1941), dans la mesure où la lumière n’a pas été faite sur le rôle joué par les miliciens allemands présents sur place. En l’occurrence, il n’a jamais existé de lecture consensuelle (ou simplement majoritaire) de l’histoire reconnaissant la coresponsabilité des Polonais dans ce génocide. Par conséquent, quoi que l’on pense de l’opportunité pour un État d’adopter des lois mémorielles[6], celle qui est entrée en vigueur en mars en Pologne tend à réaffirmer les faits historiques établis, non pas à réécrire l’histoire.
L’embellissement de l’histoire : une dérive à l’œuvre
La loi du 26 janvier 2018 n’a rien d’un texte scélérat ni extraordinairement liberticide au regard de la tendance générale des démocraties occidentales à encadrer la liberté d’expression depuis quelques décennies. Mais son adoption interpelle dans le contexte plus large d’un « embellissement » de l’histoire mené par le gouvernement PiS. Bien plus critiquables sont par exemple les décisions de débaptiser des noms de lieux en rapport avec le passé socialiste ou, plus grave encore, l’actuelle destruction de bâtiments célébrant les héros de l’Armée rouge contre le nazisme[7].

La poursuite de la décommunisation du pays n’est plus nécessaire dans un pays qui a tourné la page des années rouges, un pays relativement homogène dans lequel le sentiment national ne se dilue pas. L’anticommunisme anachronique du parti PiS menace bien davantage la vérité historique que la loi mémorielle sur la Shoah. Il propose aux Polonais une lecture embellie et largement simplifiée d’un XXe siècle particulièrement tragique. À vouloir trop glorifier le passé, il existe un risque très fort d’imposer une histoire artificielle, qui ne retiendrait de la période 1939-1989 que l’idée d’un peuple polonais héroïque et tolérant, avec ses Konstanty Rokicki, ses Jan Karski et ses Witold Pilecki. Un peuple résistant d’abord contre le nazisme, puis contre un communisme importé et imposé au pays par une longue chaîne de traîtres à la nation, dans laquelle Lech Walesa – accusé de collaboration avec les services secrets du régime socialiste – serait l’ultime maillon.
L’idéologie politique et la recherche scientifique ne font jamais bon ménage. La plupart des pays du continent européen questionnent leur histoire, la déconstruisent, la reconstruisent ou la détournent quand ils ne vont pas jusqu’à l’oublier délibérément. La crise identitaire est générale. En concrétisant ses obsessions mémorielles, le gouvernement polonais ne fait rien d’autre que réagir par l’excès à un trouble anthropologique qui mérite mieux que des prises de positions simplistes.
Notes :
[1] Céline Zünd, « La Pologne cherche à déterrer un héros national dans un cimetière lucernois », letemps.ch, 27 avril 2018.
[2] Ustawa z dnia 26 stycznia 2018 r. o zmianie ustawy o Instytucie Pamięci Narodowej [Loi du 26 janvier 2018 portant modification de la loi relative à l’Institut de la Mémoire Nationale], Dz. U., 2018, poz. 369.
[3] Lire : Alexandre Gilbert, « Serge Klarsfeld : ‘‘Tous ceux qui évoquent les ‘camps polonais’ insultent la Pologne’’ », jewpop.com, 18 février 2018 ; « Yad Vashem : La loi risque de ‘‘fausser sérieusement’’ la complicité polonaise », fr.timesofisrael.com, 28 janvier 2018.
[4] Propos tenus dans Gazeta Wyborcza (édition des 27-28 mai 1998) et reproduits par Antoni Dudak, « L’héritage du passé et la politique de mémoire », in Anna Pacześniak et Jean-Michel de Waele (dir.), Comprendre la Pologne : Société, politique et institutions, Paris, L’Harmattan, 2016, p. 46.
[5] Cyrille Louis, « Israël accuse la Pologne de vouloir ‘‘changer l’histoire’’ », lefigaro.fr, 28 janvier 2018.
[6] Une opposition de principe à ce procédé d’écriture de l’historique par le politique doit mener à condamner toute initiative en ce sens, ce qui vaut donc pour les lois mémorielles adoptées par la France…
[7] Lire à ce sujet : « La Pologne jette à la poubelle de l’histoire ses monuments communistes », lepoint.fr avec AFP, 30 avril 2018.