En novembre dernier, Voix de l’Hexagone avait interviewé Christophe Barret, spécialiste de l’Espagne, à propos de la situation en Catalogne. L’essayiste vient de publier le premier ouvrage de référence sur cette crise profonde. La Guerre de Catalogne, parue aux éditions du Cerf, fournit une analyse documentée des facteurs qui ont mené au référendum du 1er octobre 2017 puis à la déclaration unilatérale d’indépendance de la Generalitat.
En arrivant à la tête du gouvernement espagnol il y a quelques semaines, le socialiste Pedro Sánchez alimentait l’espoir d’un dénouement par le dialogue la crise catalane[1]. Vœu pieux ou début d’une nouvelle stratégie pour sortir de l’impasse ? L’avenir seul le dira. En attendant, la lecture de La Guerre de Catalogne, de Christophe Barret, laisse entrevoir toute la complexité d’une situation qui promet de perdurer. Depuis que l’ancien exécutif, présidé par le conservateur Mariano Rajoy, a enclenché la procédure de l’article 155 de la Constitution espagnole pour reprendre le contrôle de la région sécessionniste, le statu quo règne en Catalogne. La dissolution du parlement local en décembre 2017 a débouché sur des résultats symboliques à plus d’un titre. S’ils confirment l’existence d’une majorité en sièges pour le bloc indépendantiste, c’est une formation unioniste qui est arrivée en tête : Ciudadanos. Et pour la première fois dans la Généralité depuis 1978, la première place revient à un parti d’implantation nationale. La division profonde de la société catalane est saillante. S’il n’existe toujours pas de majorité absolue prête au grand saut de l’indépendance, une majorité relative très substantielle (autour de 47 % du corps électoral catalan) s’exprime en ce sens lors des élections locales. L’auteur rappelle dès les premières pages de son étude qu’« il est illusoire de croire que la seule action des juges, saisis pour statuer sur des soupçons de sédition, de rébellion et de malversation, pour légitime qu’elle soit dans une démocratie, suffise à régler une question en partie d’ordre politique – quand bien même serait en cause l’essentiel : l’intégrité territoriale d’un État. »
La déconnexion au milieu du gué
Le 1er octobre 2017, le gouvernement catalan organisait un référendum sur l’indépendance malgré la déclaration d’inconstitutionnalité prononcée par le Tribunal constitutionnel espagnol. Neuf mois plus tard, le scrutin illégal n’a pas donné naissance à une République catalane souveraine, malgré l’écrasante victoire du « oui »[2]. À la déclaration unilatérale d’indépendance du 27 octobre 2017 a répondu la mise sous tutelle immédiate de la région par Madrid. Christophe Barret qualifie de « proto-État » cette Catalogne qui, de l’autonomie garantie par la Constitution espagnole de 1978, a dérivé vers un processus non concerté de déconnexion. Mais par essence, un proto-État n’est pas tout-à-fait un État. Et aucun acte souverain n’a par conséquent suivi la déclaration du 27 octobre.
« La reprise en main de la région par le gouvernement central ne peut effacer le chemin parcouru depuis 1978. Le proto-État catalan est une construction politique et culturelle. »
Tant en raison de la réaction du gouvernement espagnol que du comportement de certains leaders indépendantistes – l’exilé volontaire Carles Puigdemont en tête – la fameuse déconnexion semble restée au milieu du gué. Étonnamment, l’application de l’article 155 de la Constitution espagnole s’est faite sans trop de difficultés. « Dans les semaines qui suivent l’intervention du gouvernement central, celui-ci ne se heurte à presque aucune forme de résistance. Ceux dont on pouvait avoir le plus à redouter, les employés des forces de l’ordre des Mossos d’Esquadra, appliquent les consignes du gouvernement central » relève l’essayiste.
La reprise en main de la région par le gouvernement central ne peut cependant effacer le chemin parcouru depuis 1978. Le proto-État catalan est une construction politique et culturelle. Une construction politique d’abord, puisque son autonomie n’a cessé de s’accroître, pas seulement sous les gouvernements de gauche. Christophe Barret rappelle ainsi que le premier gouvernement Aznar (1996-2000) avait octroyé aux Mossos d’Esquadra, la police de la Généralité, des compétences détenues jusque alors par la Guardia Civil… Un brusque coup de frein a été donné par le Tribunal constitutionnel espagnol lorsque celui-ci a censuré en 2010 le nouveau statut de la Catalogne, négocié par le gouvernement Zapatero et ratifié à la fois par le Parlement madrilène et par la population locale via un référendum. Une construction culturelle ensuite puisque les forces indépendantistes catalanes ont tiré profit de leurs compétences en matières linguistique (principe « d’immersion linguistique ») et éducative pour fédérer la population autour d’une identité construite par opposition aux Espagnols. Sans doute exagérée par les forces d’opposition, cette stratégie de propagande au moyen de l’école publique semble avoir été théorisée dès 1990. Un document de travail attribué à Jordi Pujol (Président de la Généralité de Catalogne de 1980 à 2003), intitulé Stratégie de la catalanisation, prônait ainsi une « reprogrammation nationaliste » à travers l’université, la recherche, les médias ou encore l’entreprise.
Populisme et indépendantisme
Il est loisible de présenter la crise catalane comme l’affrontement de la légalité et de la légitimité. Mais le débat conduit vite à l’aporie. À la stricte application de la Constitution espagnole et du Code pénal, lequel a permis l’incarcération de certains leaders indépendantistes au titre des délits constitutifs de troubles à l’ordre public, le gouvernement catalan prétend opposer les normes internationales en invoquant (non sans quelques libertés prises avec la doctrine…) le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Droit interne contre droit international… D’autre part, les entraves au référendum – donc à la voix du peuple – et les soupçons de partialité contre le Tribunal constitutionnel, régulièrement accusé de proximité avec les forces politiques conservatrices voire néofranquistes, dépouilleraient Madrid de toute légitimité si le gouvernement catalan n’avait pas lui-même l’art de jouer avec la démocratie. En faisant du vote d’une minorités des inscrits une virtuelle majorité absolue favorable à l’indépendance, les auteurs de la déclaration d’indépendance ont tenté de forcer le destin et d’accélérer le cours de l’histoire… Match nul.

La véritable originalité de l’analyse de Christophe Barret est de faire la jonction entre l’essor de l’indépendantisme comme projet politique actuel en Catalogne et le « moment » populiste que traverse l’Espagne et, au-delà, toute l’Europe. Bien sûr, l’histoire de la Catalogne depuis la période médiévale est celle d’une soif inextinguible d’autonomie. Les atteintes portées aux droits et libertés du peuple catalan, que ce soit après la guerre de succession, pendant la guerre d’Espagne ou sous la dictature franquiste, constituent une mythologie noire dont les unionistes reprochent l’instrumentalisation politique par les promoteurs de l’indépendance. Le phénomène n’est donc pas nouveau mais il est singulièrement monté en puissance ces dix dernières années. En filigrane du conflit actuel (le terme de « guerre » en titre de l’ouvrage paraît être un choix de l’éditeur), se devine la crise économique de 2008. Celle-ci a profondément affecté les grands partis nationaux et favorisé l’émergence de forces politiques nouvelles : à gauche Podemos, à droite Ciudadanos. La Catalogne n’échappe pas au vote anti-système mais la recomposition politique s’y est faite différemment. Podemos, que connaît bien l’auteur[3], a souffert de sa position ambiguë sur la question de l’indépendance. De fait : sa marge de progression y est limitée. Les pro-indépendance ne jugent pas tout à fait fiable Podemos qui invoque un « droit de décider » sans se prononcer franchement pour la sécession. Mais en n’agissant pas non plus en parti constitutionnaliste, Podemos se coupe aussi d’une importante partie de l’électorat populaire que l’incertitude politique effraie. Le rejet des élites politiques et économiques sous l’effet de la crise s’est donc traduit, en Catalogne, par le renforcement des partis indépendantistes qui ont su, opportunément, proposer la République catalane comme projet politique alternatif et pointer le gouvernement central comme responsable de la situation. À la recherche de cette « majorité sociale » qu’évoque Christophe Barret dans l’un des chapitres de son livre, les mouvements indépendantistes ont fait de « l’Espagne nous vole ! » un slogan de rassemblement. « De fait, la crise a réactivé, dans l’opinion publique catalane, une méfiance pour toutes les décisions venues de Madrid. C’est ainsi qu’à la crise économique correspondait une ‘‘érosion des cultures politiques traditionnelles’’ qui ne se retrouvaient plus dans des partis jugés incapables de gérer ne seraient-ce que les conséquences sociales de la crise. »
« La véritable originalité de l’analyse de Christophe Barret est de faire la jonction entre l’essor de l’indépendantisme comme projet politique et le ‘moment’ populiste que traverse l’Espagne et, au-delà, toute l’Europe. »
Le projet indépendantiste possède une incontestable attractivité et les dernières élections prouvent qu’il a fédéré autour de lui près d’un catalan sur deux… Ce qui ne l’épargne pas d’un certain nombre d’incohérences parmi lesquelles figure son rapport aux institutions européennes. Ni l’Union européenne en tant qu’organisation ni aucun de ses États-membres n’a reconnu l’indépendance de la République catalane. Cette frustration a conduit Carles Puigdemont à traiter l’UE de « club de pays décadent et obsolète » en novembre 2017. Lorsque ce dernier a trouvé refuge à Bruxelles pour échapper aux geôles ibériques, ce fut pour lui l’occasion de redécouvrir subitement que le « catalanisme est indubitablement européiste »… En s’éloignant de l’Espagne, la Catalogne n’a pas mesuré toutes les conséquences qui en résulteraient.
Références de l’ouvrage : Christophe Barret, La Guerre de Catalogne, Paris, Éd. du Cerf, mai 2018, 171 pages. Prix éditeur : 16 EUR.
Notes :
[1] François Musseau, « En Espagne, Pedro Sánchez veut dégeler la crise catalane ‘‘par le dialogue’’ », liberation.fr, 3 juin 2018.
[2] Le « oui » l’a emporté avec 90,18 % des voix, selon les chiffres publiés par le gouvernement catalan. La participation n’a atteint cependant que 42,18 % des inscrits. Le déroulement du vote, sous haute tension, a été émaillé de violences policières.
[3] Christophe Barret a publié en 2015 aux Éditions du Cerf Podemos – Pour une autre Europe, son premier essai.