Affaire Benalla : La fin de la lune de miel entre les médias et le Président

Depuis 72 heures, l’Élysée tente de faire face à la tempête de l’affaire Benalla. Les accusations portées contre l’homme de confiance du président et, au-delà de sa seule personne, contre le système Macron, sont graves. Figé dans le mutisme, le chef de l’État a toutes les raisons d’être inquiet : il est en train de perdre le soutien de médias jusqu’ici acquis à sa cause.

Une enquête du Monde est à l’origine du scandale. Le Monde… Conformiste par excellence, défenseur résolu du modèle libéral, de l’intégration européenne et de la mondialisation. Le Monde, ce quotidien si favorable à Emmanuel Macron… Le Monde, qui semblait avoir abandonné le terrain de l’investigation pour celui plus confortable de l’analyse partisane sous des apparences de neutralité désuètes… C’est bien dans Le Monde, donc, grâce au travail de la journaliste Ariane Chemin[1], qu’a été mis en cause mercredi Alexandre Benalla, chargé de la sécurité du Président de la République, proche parmi les proches d’Emmanuel Macron. La révélation des violences commises par Benalla, déguisé en policier, contre des manifestants le 1er mai 2018 et la passivité des services de l’Élysée face à ce délit passible de la prison ferme, ont alimenté les médias pendant toute la fin de semaine. Au fil des heures, de nouvelles informations ont même alourdi les charges contre Alexandre Benalla, ses complices (dont un chargé de mission de l’Élysée, Vincent Grase) et leurs protecteurs. Des précédents qui auraient dû donner l’alerte, la place centrale occupée par Benalla dans le dispositif de sécurité présidentielle jusqu’à ces derniers jours, les privilèges extraordinaires octroyés à celui-ci[2], la tentative de détournement des images issues du système de vidéo-surveillance… Benalla, le jeune homme qu’Emmanuel Macron envisageait de nommer sous-préfet, est devenu le boulet absolu du Président, qui l’a finalement licencié pour tenter d’éteindre l’incendie. Il était déjà trop tard pour geler la déferlante médiatique.

Une affaire d’État

L’écho suscité par cette affaire dans la presse écrite, les médias audiovisuels et les réseaux sociaux est d’une ampleur inédite depuis le début du quinquennat Macron. Il est aisément comparable à ce que furent la découverte du compte à l’étranger de Jérôme Cahuzac début 2013 et l’emploi fictif de Pénélope Fillon au début de la campagne présidentielle 2017 de son candidat de mari.

« À supposer que jouer la montre soit une tactique convaincante pour passer entre les gouttes, Emmanuel Macron aurait tort de se réjouir. Celui qui n’a été un Jupiter que dans ses propres éléments de langages voit son horizon s’obscurcir »

Quoique communicant compulsif, Emmanuel Macron a choisi la stratégie du silence. Il lui est, tout d’abord, bien difficile de justifier la sanction si mince infligée au lendemain du 1er mai à Alexandre Benalla et la non-dénonciation de ses délits par les services de l’Élysée au procureur de la République, comme en dispose l’article 40, alinéa 2, du Code de procédure pénale[3]. Ensuite, Emmanuel Macron n’a pas sous la main de fusible suffisamment crédible pour échapper à la mise en cause personnelle. Gérard Collomb était lui-aussi au courant tant de l’infiltration d’Alexandre Benalla dans la manifestation du 1er mai que des violences subséquentes. Le ministre de l’Intérieur pourrait – et devra vraisemblablement – présenter sa démission dans les jours à venir, après avoir été auditionné par les commissions d’enquête parlementaires constituées à l’Assemblée nationale et au Sénat. Problème : les violences et l’usurpation des insignes de la police nationale ne sont pas le fait d’individus manipulés par les services de la Place Beauvau, mais bien par ceux de la présidence de la République…  Enfin, l’Élysée, dans ses éléments de défense, a livré une information mensongère sur le rôle tenu par Benalla depuis sa suspension provisoire. Prétendument cantonné à la sécurité des événements internes au palais, celui-ci apparaît sur des dizaines de photographies prises lors des apparitions officielles récentes du Président (transfert des cendre des époux Veil au Panthéon, cérémonie du 14 Juillet, accueil des Bleus, déplacement à Giverny…). En première ligne de ce scandale hors-norme, devenue affaire d’État en quelques heures, Emmanuel Macron pourrait envisager d’écarter son directeur de cabinet, Patrick Strzoda, ainsi que le secrétaire général de l’Élysée, Alexis Kohler.

Il est cependant peu probable que cette affaire, au regard des éléments connus à ce jour, soit directement fatale à Emmanuel Macron. Le Président de la République, protégé par les institutions de 1958, est politiquement irresponsable devant la représentation nationale et bénéficie de la légitimité du suffrage universel. Quant à la procédure de destitution par le Parlement réuni en Haute Cour, prévue à l’article 68 de la Constitution en cas de « manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l’exercice de son mandat »[4], elle est inenvisageable de facto dès lors que le Président reste soutenu par la majorité des députés LREM. Son déclenchement semble également prématuré à l’heure où beaucoup de questions restent en suspens, et principalement la suivante : pourquoi Alexandre Benalla a-t-il été à ce point privilégié et protégé au plus haut sommet de l’État ?

Le fil et la pelote

Le Président de la République a choisi la stratégie du silence, espérant qu’en l’absence d’éléments nouveaux pour alimenter le feuilleton au quotidien la pression retombe. À supposer que jouer la montre soit une tactique convaincante pour passer entre les gouttes, Emmanuel Macron aurait tort de se réjouir. Celui qui n’a été un Jupiter que dans ses propres éléments de langages – repris sans esprit critique par une part hélas consistante des journalistes – voit son horizon s’obscurcir. L’affaire Alexandre Benalla sonne la fin soudaine de la très longue lune de miel entre le jeune énarque et les grands médias. En s’émancipant du cadre tracé par le storytelling élyséen pour rejouer – enfin ! – son véritable rôle de contre-pouvoir, Le Monde a fragilisé un Président jusqu’ici persuadé de son omnipotence. Son incapacité à réagir dans la tourmente prouve une impréparation face à cette situation inédite pour lui. Depuis jeudi, les services de la présidence multiplient les déclarations contredites dans la foulée par diverses sources médiatiques. La dernière en date est la tenue d’un déjeuner secret des ministres de la Justice et de l’Intérieur autour d’Emmanuel Macron samedi 21 juillet : une information démentie par l’Élysée mais réaffirmée par Le Parisien[5].

« En s’émancipant du cadre tracé par le storytelling élyséen pour rejouer – enfin ! – son véritable rôle de contre-pouvoir, Le Monde a fragilisé un Président jusqu’ici persuadé de son omnipotence« 

Le trop fameux triptyque « Léchage / Lâchage / Lynchage » est devenu un lieu commun de l’analyse des rapports entre politiques et journalistes. Derrière le cliché, une constante demeure : les affaires appellent les affaires. Il est bien tôt encore pour saisir les raisons du feu nourri du journal Le Monde contre l’exécutif… Quoi qu’il en soit, le précédent créé par l’affaire Benalla pourrait bien ouvrir les vannes d’enquêtes médiatiques plus approfondies sur le locataire de l’Élysée et son entourage, par exemple sur les zones d’ombre du financement de la campagne d’Emmanuel Macron ou encore sur les circonstances du litigieux voyage à Las Vegas effectué officiellement en tant que ministre de l’Économie. En perdant l’appui inconditionnel des médias d’influence, Emmanuel Macron entre dans une nouvelle phase de son quinquennat qui met à l’épreuve sa stratégie de communication d’une part et la politique qu’il entend mener d’autre part. L’affaire compromet ainsi temporairement les débats au Parlement portant sur deux textes particulièrement inquiétants pour la démocratie et les libertés : la révision constitutionnelle et le projet de loi sur les fake news.

L’affaire Benalla constitue enfin, pour l’exécutif, un sérieux rappel aux règles du jeu subtil entre la presse et les politiques. Les grands médias français, aux mains d’une petite dizaine de propriétaires fortunés, se font en général les défenseurs du système politico-économique établi. Emmanuel Macron a eu le grand tort d’oublier qu’il n’était qu’un représentant temporaire de ce système et qu’il pouvait à ce titre, comme d’autres avant lui, tomber en disgrâce médiatique. En levant le voile sur la réalité brutale du pouvoir macronien, les journalistes du Monde et leurs confrères ont mis le nez dans une affaire aux ramifications semble-t-il profondes. Il ne leur reste plus désormais qu’à garder le fil en main et dérouler la pelote…


Notes :
[1] Ariane Chemin, « Le Monde identifie, sur une vidéo, un collaborateur de Macron frappant un manifestant, le 1er mai, à Paris », lemonde.fr, 18 juillet 2018.
[2] Autorisation de port d’arme ; voiture de fonction avec chauffeur et gyrophare ; salaire de haut-fonctionnaire ; appartement dans les dépendances de l’Élysée accordé après les violences du 1er mai et sa mise à pied de deux semaines ; badge d’accès à l’Assemblée nationale…).
[3] Cet article dispose : « Toute autorité constituée, tout officier public ou fonctionnaire qui, dans l’exercice de ses fonctions, acquiert la connaissance d’un crime ou d’un délit est tenu d’en donner avis sans délai au procureur de la République et de transmettre à ce magistrat tous les renseignements, procès-verbaux et actes qui y sont relatifs. »
[4] Cette notion n’étant pas juridiquement définie, il appartient aux assemblées et à la Haute Cour d’en déterminer le contenu au cas par cas. Seul exemple à ce jour : en novembre 2016, le bureau de l’Assemblée nationale a estimé que la communication à des journalistes de documents diplomatiques confidentiels par le Président Hollande n’était pas un « manquement » susceptible de déclencher une procédure en destitution.
[5] Jean-Michel Décugis, « Affaire Benalla : déjeuner secret à l’Élysée », leparisien.fr, 22 juillet 2018.

Auteur : Pierre-Henri Paulet

Contributeur et éditorialiste de 'Voix de l'Hexagone'. Rédacteur en chef de la revue 'Cité'.

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