Depuis plusieurs semaines, le Président de la République et son gouvernement ont multiplié couacs et maladresses de communication. Mais les cafouillages sur le fond (le devenir du prélèvement à la source par exemple) et les petites phrases critiquées (la rencontre avec l’horticulteur au chômage) ne doivent pas masquer une autre réalité… Emmanuel Macron a su imposer des éléments de langages devenus lieux communs de l’analyse politique.
Un mandat présidentiel n’a rien d’un long fleuve tranquille. Emmanuel Macron, à qui tout avait réussi, découvre aujourd’hui à ses dépens qu’il ne peut avoir prise sur chaque événement. Dans la France des Marcheurs, la croissance se prend à stagner, les réseaux sociaux à s’emballer sur une affaire politico-judiciaire particulièrement gênante pour l’Élysée, des ministres à démissionner et les sondages à dégringoler. Le plus jeune chef de l’État de l’histoire de la République française voit pâlir son étoile mais celle-ci ne s’est pas éteinte. On souligne aujourd’hui ses premiers échecs, on oublie trop ses réussites. En matière de communication, Macron a réalisé le tour de force d’imposer une image flatteuse de lui-même, de distiller parmi les journalistes le vocabulaire qui leur servirait à qualifier sa présidence. Qu’il s’agisse de la mise en scène de son couple ou de l’embellissement de son parcours, le récit médiatique reprend sans recul depuis près de deux ans le storytelling écrit par l’intéressé. Pour le moment, ces artifices perdurent et structurent encore la « pensée » des éditorialistes.
L’Olympe Potemkine
Avant même son élection, Emmanuel Macron a fait valoir la relative originalité de sa formation (la philosophie) sans craindre d’en enjoliver le contenu. D’abord ambigu sur son rapport avec l’ENS[1], le futur président de la République avait été beaucoup plus imprudent en évoquant un prétendu mémoire universitaire réalisé sous la direction d’Etienne Balibar. Lequel avait nié avoir connu l’étudiant Macron. La part des choses est plus difficile à faire sur les relations entretenues avec Paul Ricoeur dont il a effectivement participé à la relecture d’un ouvrage mais dont il n’a pas été l’assistant, contrairement à ce qu’il a laissé entendre. De là à extrapoler une complicité intellectuelle et surtout un échange nourri entre les deux hommes… Malgré ces quelques approximations, l’image d’un candidat puis d’un président-philosophe a fait son chemin dans la petite sphère médiatique, au point d’inspirer des ouvrages à Brice Couturier et à François Dosse[2]. C’est sans doute à l’hebdomadaire Le 1, dont le fondateur et actionnaire n’était autre qu’Henry Hermand (1924-2016), le premier mentor et soutien financier d’Emmanuel Macron, que l’on doit cette image d’Épinal. Dès l’été 2015, Le 1 titrait en Une « Macron, un philosophe en politique »… Ce dernier, à travers des discours publics constamment agrémentés de citations, aime il est vrai puiser dans le vivier philosophique pour étayer sa pensée politique. Encore faut-il que lesdites citations soient employées à bon escient, ce dont quelques esprits taquins ne se privent pas de douter, à l’instar d’un haut-fonctionnaire, normalien et agrégé de lettres, sur les pages d’Atlantico[3].
Quand il s’agit de sagesse, le philosophe même contemporain sait retourner à l’antique. Emmanuel Macron a exprimé l’idée d’une « présidence jupitérienne » par opposition évidente à la « présidence normale » de François Hollande, devenue dans les faits une présidence banale, donc anodine. Ainsi conceptualisé, l’exercice jupitérien du pouvoir impliquait à la fois la rareté, la solennité et l’autorité de la parole du nouveau chef de l’État. C’est peu dire que l’expression séduisante a fait florès, tant elle a été reprise et servie à toutes le sauces, sur tous les canaux de l’information. Jupitérien Emmanuel Macron, vraiment ? Des petites phrases vaseuses (les « Kwassa Kwassa »…) dès le début du quinquennat, des critiques systématiques de la France ou de la nation française dans ses déplacements à l’étranger, des recadrages hautains (d’un lycéen, d’un chômeur) ou, à l’opposé, l’acceptation de la trivialité dans l’adresse (le simple « Monsieur Macron » dans l’interview donnée par E. Plenel et J.-J. Bourdain) éloignent à chaque fois un peu plus le monarque de l’idée de hauteur et de juste puissance qu’il se fait de lui-même. Le discours adressé le 24 juillet 2018 aux seuls députés LREM en réaction à l’affaire Benalla, entre morgue et vulgarité, démolit l’Olympe en carton-pâte sur lequel avait voulu trôner Emmanuel Macron. Mais l’image d’un Jupiter continuera à coup sûr de circuler chez des journalistes peu soucieux d’interroger leurs certitudes.
Les dissonances du « Nouveau monde »
Parmi les expressions de la panoplie terminologique du macronisme, celle du « Nouveau monde » est aussi devenu un lieu commun qui dispense de toute remise en question alors même qu’elle est la plus creuse. En fondant En Marche !, Emmanuel Macron a prétendu s’appuyer sur des forces citoyennes, en un mouvement horizontalement organisé, pour renverser les vieux partis sclérosés et hiérarchiques. Électoralement, la réussite est incontestable. Le Parti Socialiste ne s’en est pas relevé, Les Républicains sont maintenus dans le coma et le pronostic vital du Rassemblement National est engagé. Mais En Marche ! est immédiatement apparu comme un parti comme les autres, sinon pire que les autres. La verticalité y est absolue, l’écoute lointaine et la transparence absente. Ce rassemblement qui a servi de marchepied à l’élection du candidat Macron n’a pas vocation à promouvoir des talents et des idées. Il n’a pas permis non plus, si ce n’est superficiellement, le temps d’une campagne, de rapprocher le citoyen du décideur, de redonner la confiance au premier et l’honneur au second.
« Bien loin des déclarations d’intention, En Marche ! a parfaitement investi le décorum du vieux monde et s’y complaît »
Le « Nouveau monde » portait aussi la promesse d’en finir avec des pratiques politiques qui avaient contribué au dégoût des électeurs pour leurs représentants : le maintien dans le circuit politique d’élus cernés par les affaires, le favoritisme, le fait du prince, le cumul des mandats… Bien loin des déclarations d’intention, En Marche ! a parfaitement investi le décorum du vieux monde et s’y complaît. On ne compte plus les informations judiciaires ou les mises en examens contre des membres du gouvernement ou des parlementaires LREM, sans même parler de l’attitude des nouveaux députés macronistes dans les premiers mois de la législature, à faire passer leurs prédécesseurs pour des hommes d’État dignes et compétents. La découverte d’armes à feu non déclarées dans les locaux du parti présidentiel[4] a fini d’effacer le visage moderne et sympathique qu’il avait voulu se donner. On ne s’étonne donc plus de voir le pouvoir exécutif bloquer la nomination du procureur de la République de Paris ou de nommer un écrivain courtisan à un poste diplomatique pour lequel il ne possède aucune compétence. Le vieux monde mal camouflé connaît son apothéose.
Le Nouveau monde restera le nom attribué à une brillante symphonie d’Antonin Dvorak. Loin du concerto macronien qui sonne si faux.
La fiction du progressisme contre le nationalisme
Last but not least, l’élan Macron repose depuis la présidentielle 2017 sur un choc voulu entre les prétendus modérés, réformateurs et progressistes, et les populistes de toute obédience. Il s’agit moins d’une fatalité pourtant que d’une véritable stratégie politique. Aujourd’hui en difficulté, le Président commence à remobiliser son électorat en usant des mêmes ficelles, mais à l’échelle européenne. Dans une Europe plus divisée que jamais, Angela Merkel doit jouer les équilibristes pour maintenir sa coalition gouvernementale tandis que les Britanniques restent empêtrés dans les négociations houleuses du Brexit. Emmanuel Macron a les coudées franches pour devenir le leader naturel de l’Union européenne. Mais pas n’importe laquelle : celle, bien sûr, des doux progressistes contre les dangereux nationalistes. Cette opposition radicale tend d’abord à laisser accroire qu’il n’y a pas d’alternative devant l’affrontement de ces deux extrêmes. Un classique. Mais elle est surtout construite en toute partialité par des acteurs qui s’attribuent, de part et d’autre, le beau rôle. Victor Orban et Matteo Salvini se targuent d’être les remparts de la civilisation européenne contre la déferlante migratoire, Emmanuel Macron d’être le garant de la démocratie et le promoteur de l’ouverture face au repli sur soi. Chacun tient son rôle. Mais au-delà des postures, le choix des mots est révélateur des arrière-pensées des acteurs. Emmanuel Macron insiste pour incarner le camp dit du « progrès » face au nationalisme (ou au « souverainisme », employé à tort comme synonyme).
Le glissement d’une opposition politique objective (mondialistes contre souverainistes ; libéraux contre étatistes par exemple) dans le champ du jugement de valeur, forcément subjectif, biaise les enjeux et coupe court au débat. L’affrontement « progressistes contre nationalistes » est une réduction dangereuse des enjeux. Cette présentation vicieuse est hélas reprise par les médias français pour appréhender les futures élections européennes[5]. Qui peut être contre le progrès ? Quel citoyen ne détermine pas son choix dans l’isoloir par l’idée qu’il pourra améliorer son quotidien ? L’électeur qui jette son dévolu sur un parti dit « populiste » fait sans doute fausse route, mais au moins croit-il en un lendemain meilleur, à un progrès. Quand bien même les populistes ne changeraient rien à sa situation personnelle, voire l’aggraveraient, cet électeur pourra-t-il pour autant prétendre que le camp adverse, qui lui avait promis la mondialisation heureuse et lui a offert la désindustrialisation et le chômage, représente pour autant le « progrès » ? Les pays de l’Union européenne connaissent la montée de mouvements radicaux qui, à gauche ou le plus souvent à la droite, remettent en cause l’idée que les grands partis de gouvernement, apôtres du libéralisme sans-frontiériste, détiennent la solution aux problèmes contemporains et sont aujourd’hui des forces de « progrès ». Plusieurs visions de l’Europe s’affrontent et font chacune de leur côté un pari sur l’avenir. Il n’est pas question d’un faux choix entre progrès et conservatisme, les étiquettes sont insignifiantes parce qu’inadaptées à la complexité des questions politiques désormais posées.
« Il appartient au pouvoir médiatique de se débarrasser de ce storytelling élyséen auquel la majorité des Français ne croit déjà plus »
En France, la plupart des médias servent de relais à une lecture de la situation soigneusement préparée par la majorité en place, lecture qui convient idéologiquement à leur milieu mais s’avère dévastatrice pour le débat politique. Comment vivifier le pluralisme ? Comment une alternative pourrait naître quand le pouvoir et la presse s’emploient à maintenir une opposition binaire, infantilisante et réductrice, doublée d’un carcan moralisateur ? Emmanuel Macron, jeune élu aux méthodes de vieux politicien, ne s’en soucie guère… Il appartient en revanche au pouvoir médiatique – sans qui exister politiquement est impossible – de recréer les conditions d’un débat plus riche et plus honnête. Il lui faut pour cela se débarrasser de ce storytelling élyséen auquel la majorité des Français ne croit déjà plus.
Notes :
[1] Emmanuel Macron s’est présenté au concours de l’École Normale Supérieure sans être admis. Ce qui ne l’a pas empêché de faire courir la rumeur qu’il y avait suivi des cours, laissant entendre qu’il était normalien. Voir Jordan GREVET, « Emmanuel Macron, un ministre pas si brillant », closer.fr, 13 octobre 2014. Une anecdote confirmée par le journaliste Marc Edeweld (Marianne).
[2] Brice COUTURIER, Macron, un président philosophe, 2017, Éd. de l’Observatoire, 304 pages ; François DOSSE, Le Philosophe et le Président, Stock, 2017, 225 pages.
[3] HERDÉ, « Pour en finir avec le mythe d’Emmanuel Macron philosophe », atlantico.fr, 2 avril 2018.
[4] Anthony BERTHELIER, « Affaire Benalla : trois pistolets non déclarés découverts au siège d’En Marche ! », huffingtonpost.fr, 1er août 2018.
[5] Voir par exemple l’éditorial d’Alain Duhamel sur RTL le 20 septembre 2018 : « Brexit : L’Europe n’est pas bloquée, mais elle est en crise. »
Image d’illustration : Galilée et Macron (détail), photomontage réalisé par « Jaci XIII » (2018).