Présidentielle au Brésil : le changement à l’aveuglette

Le candidat d’extrême-droite Jair Bolsonaro est arrivé largement en tête, dimanche, du premier tour de la présidentielle brésilienne. Avec 46,03 % de voix obtenues, il devrait mathématiquement l’emporter lors du second tour, le 28 octobre 2018. Comparé hâtivement à Trump, à Orban voire à Salvini, Bolsonaro amplifierait donc la vague « populiste » qui déferle sur les deux rives de l’Atlantique.

Les élections se suivent à travers le monde et une impression de déjà-vu finit par s’installer… Les candidats antisystème ont le vent en poupe. Ceux que l’on désigne parfois par l’étiquette contestable de « populistes » se classent majoritairement à la droite extrême de l’échiquier politique de leur pays respectif. Jair Bolsonaro ne fait pas exception à la règle. Ancien capitaine d’artillerie, il a scandalisé toute sa carrière durant par ses propos ignobles sur les femmes, les minorités et l’ancienne dictature. Économiquement proche de l’École de Chicago, il incarne un néolibéralisme assumé et vocifère contre la politique sociale menée au Brésil sous les présidences Lula (2003-2011) et Rousseff (2011-2016). C’est vrai, sa personnalité de provocateur impénitent n’est pas dépourvue de similitudes avec celle de Donald Trump. Malgré tout, le vote Bolsonaro semble le résultat d’un faisceau de facteurs particuliers : le Brésil est en crise et se cherche une voie de salut.

« Le succès de Bolsonaro est à bien des égards paradoxal »

Le fruit de circonstances locales

Jair Bolsonaro, hospitalisé pendant une grande partie de la campagne à la suite d’une tentative d’assassinat, a tiré bénéfice d’une exposition médiatique moindre. Il a profité surtout du discrédit jeté sur le Parti des travailleurs (PT), ébranlé par des affaires de corruption, le procès de Lula et la destitution de Dilma Rousseff[1]. Son candidat Fernando Haddad s’est néanmoins qualifié pour le second tour avec un peu plus de 29 % des voix. Interrogé pour le quotidien 20 minutes, le politologue brésilien Wagner Romão (Université d’État de Campas) estime que tous les espoirs ne sont pas perdus pour le candidat de la gauche qui pourrait créer un ultime rebondissement lors du scrutin décisif[2]. Bolsonaro, qui sera plus exposé durant les trois semaines qui le séparent du second tour, a beaucoup plus à perdre que son rival et il ne semble pas pouvoir compter sur une réserve de voix conséquente. Haddad, pour sa part, pourra bénéficier du renfort des électeurs des autres candidats malheureux de gauche : Ciro Gomez (travailliste ; 12,47 % des voix) et Marina Silva (écologiste, 1 %). Quant à l’électorat du prétendant de centre-droit Geraldo Alckim (4,76 %), il pourrait se partager aussi bien entre Bolsonaro, par opposition radical au PT, ou Haddad, par crainte de l’autoritarisme de son adversaire.

Brésil - Jair Bolsonaro
Jair Bolsonaro (Parti Social-Libéral) pourrait devenir le prochain président du Brésil

Bolsonaro est investi par le Parti Social-Libéral, classé à droite mais habitué des changements de ligne… Catholique, il affiche des positions conservatrices sur le plan sociétal et s’est attiré grâce à elles la sympathie des évangélistes. Admirateur sans complexe de l’ancienne dictature militaire (1964-1985), l’outrancier sexagénaire a aussi su séduire les milieux financiers et une grande partie de l’électorat qui assiste, depuis plusieurs années, à la montée de la criminalité dans le pays. Les Brésiliens endurent par ailleurs, depuis quatre ans, une crise économique consécutive à une récession historique. Enfin, début septembre, l’incendie qui a dévasté le musée national de Rio a pris des allures de symbole tragique de la désagrégation de l’État.

Dans ce contexte, le succès de Bolsonaro est à bien des égards paradoxal puisque celui-ci, ultra-libéral, ambitionne de revenir sur les mesures interventionnistes en faveur de la réduction des inégalités prises sous l’ère « luliste » et de lancer une vague de privatisations. Bref, de réduire davantage la place de l’État… De surcroît, le pourfendeur de la corruption qu’il est va devoir faire face à des soupçons pesant aujourd’hui sur l’un de ses proches[3]. La percée-éclair de ce capitaine de l’armée, député au Parlement brésilien depuis 1990, relève un peu de cette irrationalité qui rend la politique imprévisible. De là à voir en Bolsonaro le simple catalyseur momentané d’une colère citoyenne qui n’a su se trouver d’autre porte-voix, il n’y a qu’un pas. Le candidat de l’extrême-droite va devoir remobiliser son électorat disparate et tenter de séduire au-delà, malgré ses contradictions et les propos sulfureux qui ont fait sa réputation[4].

La fin d’un monde ?

Les « populismes » observés en Europe, du nord au sud, d’est en ouest dépendent sans exception du contexte national qui les a vu émerger. Et si, par exemple, un Orban en Hongrie, un Kaczynski en Pologne montent aujourd’hui au créneau avec un discours anti-migrants qui les apparentent aux partis d’extrême droite « classiques », leur ascension électorale tient à d’autres facteurs étroitement liés au débat politique local et au recul pris sur la transition démocratique des années 1990. Tout en maintenant dans leur programme un volet social – aux antipodes de celui de Jair Bolsonaro au Brésil – ces mouvements politiques centreuropéens sont indissociables d’une réflexion géopolitique qui les amènent à souffler le chaud et le froid avec leurs voisins directs, les grandes puissances occidentales d’un côté et la Russie poutinienne de l’autre. Tout cela justifié par la crainte d’une perte d’indépendance, historiquement motivée.

« Avec autant de points de convergences que de dissemblances fondamentales, l’ensemble des partis ‘antisystème’ ne peut être réduit à la même fièvre droitière, propagée tel un virus »

En Italie, l’alliance gouvernementale conclue entre la Ligue (extrême-droite) et le Mouvement 5 Étoiles (sans positionnement revendiqué ; plutôt classé à gauche) constitue un attelage surprenant quoique conforme aux résultats des élections parlementaires de mars 2018. Ces résultats reflétaient plusieurs préoccupations disparates dans l’électorat : une demande d’action régulatrice sur les flux migratoires ; des mesures économiques et sociales non dictées par la pression austéritaire européenne ; un besoin de sanctionner la vieille classe politique italienne. On y retrouve assurément le dégagisme mais aussi une poussée de protectionnisme quant à elle absente des enjeux identifiés au Brésil. Avec autant de points de convergences que de dissemblances fondamentales, l’ensemble des partis « antisystème » qui s’épanouissent aujourd’hui dans différentes démocraties ne peut être réduit à la même fièvre droitière, propagée tel un virus.

Les bouleversements électoraux et politiques observés dans des pays très variés et sous des formes qui leur sont propres (Brésil, Italie, Hongrie, Pologne, Slovaquie, Bulgarie, Roumanie, États-Unis, Autriche, Espagne, Allemagne et jusqu’à la France à l’occasion de la dernière présidentielle) constituent une coïncidence trop grande pour ne pas être significatifs. Bien moins que la victoire des quelques thèses partagées par les partis classés à l’extrême-droite, ces turbulences sont le signe avant-coureur de la fin d’un ordre politique, porté jusqu’ici par les élites mondialisées au pouvoir. Les discours conformistes et lénifiants ne portent plus. Même incohérent en apparence avec les revendications populaires, même porteur d’un message ambivalent, le vote antisystème a bien pour objectif de renverser les rapports de force. Les électeurs entendent provoquer un électrochoc, quitte à naviguer à vue, à accepter la part d’inconnu que contient un tel vote. Au Brésil comme ailleurs, plutôt le changement à l’aveuglette que le statu quo… Mais là-bas, le vote antisystème s’est porté sur un candidat appuyé par l’oligarchie. Le dégagisme à la brésilienne est de ce seul point de vue plus comparable au macronisme qu’au trumpisme (protectionniste) ou au orbanisme (anti-libéral).

Alors que des économistes anticipent déjà une nouvelle crise financière[5], les dernières élections dans le monde font vaciller les certitudes politico-économiques bâties depuis la fin de la Guerre froide. Le modèle de la démocratie représentative couplée au capitalisme financier et intégrée dans une économie globalisée a vécu.


Notes :
[1] Pour Christophe Ventura, chercheur à l’IRIS, la percée impressionnante de Bolsonaro résulte en grande partie d’un phénomène de « dégagisme ». Lire l’interview réalisé par Roland GOURON, « Présidentielle au Brésil : ‘‘Une sorte de dégagisme à la brésilienne », lefigaro.fr, 8 octobre 2018.
[2] Nicolas COISPLET, « Présidentielle au Brésil : ‘‘Haddad a des chances de grignoter son retard sur Bolsonaro », 20minutes.fr, 9 octobre 2018.
[3] « Brésil : la campagne Jair Bolsonaro patine », rfi.fr, 11 octobre 2018.
[4] Lire à ce sujet : Morgane RUBETTI, « Élections au Brésil : les déclarations polémiques de Jaïr Bolsonaro », lefigaro.fr, 8 octobre 2018.
[5] Richard HIAULT, « Le FMI redoute une nouvelle crise financière », lesechos.fr, 10 octobre 2018.

Auteur : Pierre-Henri Paulet

Contributeur et éditorialiste de 'Voix de l'Hexagone'. Rédacteur en chef de la revue 'Cité'.

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