Nicaragua : la difficile route vers la démocratie

Alors qu’une rencontre de 3 heures a été organisée fin janvier entre le président nicaraguayen Daniel Ortega et une délégation américaine à Managua pour tenter de trouver une solution pacifique au conflit, force est de reconnaître que cette entrevue a accouché d’une souris et que la situation reste très critique pour le peuple nicaraguayen.

La crise au Nicaragua est partie d’une réforme voulue – puis abandonnée – par Daniel Ortega en avril 2018. A cette époque, le président de la République envisage d’augmenter les cotisations tant pour les salariés que pour les employeurs et de baisser de 5 % le montant des retraites pour combler le déficit de la sécurité sociale. Une réforme qui ne passe pas dans le pays. Les retraités ont fait part de leur mécontentement car leur pension devait elle aussi être baissée de 5 % afin de « couvrir des frais médicaux » qui jusque là étaient gratuits. Ainsi, les vagues de contestation contre cette réforme ont très vite mêlé jeunes étudiants (des universités publiques et privées), habitants des quartiers et retraités. Une convergence des luttes qui a abouti à des manifestations violentes, conduit Daniel Ortega à renoncer à cette réforme dès le 22 avril. Toutefois, une bonne partie du peuple n’a pas décoléré et les violences ont perduré. Si l’on se fie aux chiffres officiels, on dénombrerait 199 morts entre avril et juin 2018. Du côté de l’Association nicaraguayenne des droits humains, on en comptait 481 en septembre et 545 en novembre 2018. En outre, 4000 blessés seraient à déplorer, ainsi que 2000 personnes arrêtées et plus de 1300 emprisonnées.

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Manifestation en avril 2018 à Managua.

Ana Gomes, députée portugaise au Parlement européen a effectué plusieurs visites au Nicaragua et a rencontré notamment des prisonnières politiques. Lors d’un entretien au Havana Times, répondant au journaliste qui l’interrogeait sur ce qui l’avait le plus impressionnée lors de ces rencontres avec ces femmes, elle a déclaré : « Leur force mentale, car elles sont dans une terrible situation, entre les mains d’un régime dont on ne sait pas comment il va réagir, qui peut les garder en prison des années. Elles sont vraiment très fortes, très courageuses. » Un témoignage d’autant plus précieux qu’on connait les conditions calamiteuses de détention au Nicaragua. Dans un article d’août 2018, le journal canadien National Post[1], met en lumière les violences subies par une jeune femme enceinte par les forces de l’ordre : « L’étudiante en économie agricole, âgée de 21 ans et enceinte de deux mois, a tenté de fuir le Nicaragua avec son petit ami mais un officiel de police à moto leur a bloqués leur chemin alors qu’ils montaient dans des taxis avec d’autres étudiants pour aller dans une maison sécurisée. » Et d’ajouter : « Cinq camions de police chargés d’hommes masqués et armés, habillés en civil, les ont entourés. » « J’ai été frappée au visage, giflée. Ils m’ont écrasée les doigts et m’ont frappée aux côtes et à l’estomac », a déclaré l’étudiante enceinte. Quand j’étais sur le sol, ils m’ont donnée des coups de pied.»

« J’ai été frappée au visage, giflée. Ils m’ont écrasée les doigts et m’ont frappée aux côtes et à l’estomac. Quand j’étais sur le sol, ils m’ont donnée des coups de pied » (Une étudiante enceinte brutalisée par la police)

Par ailleurs, des centaines de milliers d’exilés ont quitté le pays, pour gagner le Costa Rica, ce dernier ayant reçu plus de 23 000 demandes d’asile de la part de Nicaraguayens. Du côté du gouvernement, on estime avoir affaire « à des terroristes ». Du côté des manifestants, à une escalade de violences policières. Le Havana Times[2] a recueilli le témoignage d’un ancien policier nicaraguayen. Démis de ses fonctions en juin 2018 après 20 ans passés au sein de la Police, l’homme – qui a accepté de témoigner sous couvert d’anonymat – a expliqué qu’il avait « pour ordre direct d’éliminer les leaders des protestations ». « Les ordres étaient précis, ils ont dit que le commandant avait déjà donné les ordres et que nous avions la main libre. Nous n’allions pas être poursuivis, nous avions pour ordres de sortir et de tuer les gens. Et pour ceux qui restent en vie, nous devons les capturer et les poursuivre comme terroristes. Nous avions des pistolets et des kalashnikovs », ajoute-il. Ces témoignages terrifiants montrent bien que la réforme de la sécurité sociale n’est qu’un arbrisseau qui cache une monumentale forêt. Elle a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase depuis le retour au pouvoir d’Ortega en 2007.  Les violences des forces de l’ordre ne sont que la conséquence logique d’une régression démocratique depuis plus de dix ans.

Une nécessaire recontextualisation

Pour comprendre cette situation, il faut se pencher sur le passé du Nicaragua. Le 10 janvier 2007, Daniel Ortega entame son deuxième mandat. Il avait été auparavant président de la Junte de gouvernement de reconstruction nationale durant la première période de la révolution sandiniste, de 1979 à 1985 et président de la République de 1985 à 1990. Membre du Front sandiniste de libération nationale, il a participé au renversement du dictateur Anastasio Somoza Debayle. À l’époque, on note des avancées majeures pour le pays qui cherche à sortir de l’obscurantisme de la dynastie Somoza : abolition de la peine de mort (août 1979), campagne d’alphabétisation (le taux d’analphabétisme passe de 50 à 13 %), construction de centres de santé, campagne de vaccination (diminution de la mortalité infantile de moitié, la ramenant à 40/1000, élimination de la polio dans le pays), nationalisation, etc. Après l’épisode des Contras (groupe d’opposition constitué notamment d’anciens somozistes, de membres de la Garde nationale, entraîné par la dictature argentine, financé et armé par les Etats-Unis dans les années 1980), Daniel Ortega perd le pouvoir en 1990 au profit d’une coalition de 14 partis qui mènent une politique libérale, sous la surveillance et le conseil des États-Unis et sous le regard bienveillant du FMI et de la Banque mondiale, rassurés de voir des politiques nicaraguayens aller dans leur sens. La régression sociale ne se fait pas attendre. Néanmoins, entre 1997 et 2007, deux libéraux tiennent encore les rênes du pouvoir : Arnoldo Aleman puis son vice-président Enrique Bolanos. En plus de laisser une situation économique catastrophique, cet ancien somoziste qu’est Aleman se retrouve empêtré dans de nombreux scandales de corruption, au point d’être classé à l’époque dans les vingt politiques les plus corrompus au monde par Transparency International[3].

« Daniel Ortega perd le pouvoir en 1990 au profit d’une coalition de 14 partis qui mènent une politique libérale, sous la surveillance et le conseil des États-Unis et sous le regard bienveillant du FMI et de la Banque mondiale, rassurés de voir des politiques nicaraguayens aller dans leur sens. La régression sociale ne se fait pas attendre »

En 2006, à l’aube des nouvelles élections, Ortega et son parti ont donc l’avantage mais pas suffisamment pour gagner la présidentielle dès le premier tour. Il va donc conclure (plutôt reconclure car un premier avait été conclu dans les années 1990 pour s’assurer d’un partage de l’Assemblée entre son parti et celui de Aleman) en 2006 un pacte avec Arnoldo Aleman. Une ingénieuse machination politique dans laquelle les deux anciens ennemis vont pouvoir battre l’adversaire d’Ortega à l’élection, Eduardo Montealegre (candidat de droite) : Alaman s’est assuré du soutien des députés du Parti libéral constitutionnaliste en faveur d’Ortega; en échange, ce dernier a fait pression sur les juges (avec qui il entretenait des relations) pour éviter la prison à son ancien rival. Aleman, bien que condamné à vingt ans de réclusion, vit donc libre depuis. Impunité pour l’un, assurance de gagner pour l’autre, le deal était donnant-donnant. Pour la Fondation nicaraguayenne pour le développement économique et social (FUNIDES), ce pacte signe le début de la fin de la démocratie au Nicaragua, de la détérioration des institutions et de la fin du pouvoir judiciaire. L’élection de 2006 tenait à cœur au peuple qui avait très mal vécu les « années libérales », mais elle lui a été volée par des calculs politiques. Cependant, bien que ce constat se révèle juste, FUNIDES ne met en valeur que la face positive des mandats des candidats libéraux, dont le pluralisme politique notamment, mais en omettant la casse sociale de cette période.

Un bilan objectivement mitigé

Depuis 2007, le bilan de Ortega est en demi-teinte : d’un côté, les campagnes d’alphabétisation ont repris, les soins médicaux ont été de nouveau gratuits, l’homosexualité a été dépénalisée en 2007. Le programme « Zéro Faim » a aidé 32 000 familles en 2008 et une campagne d’aides a été lancée pour les habitants des campagnes et les paysans. Le « Bon Productif » d’une valeur de 1.500 dollars a offert une vache, un cochon, des oiseaux de basse-cour, des semences et des outils pour travailler la terre. Des initiatives importantes pour un pays dont l’agriculture est essentielle (43 % de la population travaille dans ce secteur qui représente plus de 19 % du PIB).

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En parallèle, Ortega, sous prétexte de mener une politique moins « gauchiste », s’est rapproché stratégiquement de l’Église. En 2008, l’IVG a été totalement interdit alors qu’il était jadis autorisé en cas de danger pour la mère ou de viol. En 10 ans, les relations avec les médias (et donc le rapport à la liberté d’expression) se sont aussi nettement détériorées[4]. La concentration des pouvoirs par Ortega, sa mainmise sur la Justice, son enrichissement personnel, son refus d’accepter une opposition libre et critique jusqu’à sa tentative de réforme de la sécurité sociale ont fait pencher la balance en sa défaveur douze ans après son retour au pouvoir et ce même si ses prédécesseurs libéraux avaient provoqué des dégâts sociaux sans précédent. La répression menée par le gouvernement, les centaines de morts, les milliers de prisonniers politiques, constituent le point paroxystique. Après un tel bilan, il apparaît impossible pour Daniel Ortega de pouvoir rester au pouvoir.

Toutefois, comme au Venezuela, le risque est grand, pour un pays d’Amérique latine en crise politique, de servir de proie aux États-Unis et d’être victime d’instrumentalisation. L’impérialisme américain reste encore un enjeu de taille pour tous les États sud-américains car si les États-Unis revendiquent la souveraineté pour eux-mêmes, ils n’appliquent pas ce principe pour les autres États. Que le continent sud-américain soit un jeu d’échecs pour Washington depuis des décennies n’a rien de nouveau et la Cour internationale de Justice avait déjà statué sur cet interventionnisme violant les règles élémentaires du droit international contre le Nicaragua[5].

« En novembre dernier, Donald Trump a aussi signé un ordre exécutif dans lequel il qualifie le Nicaragua de ‘menace pour la sécurité nationale des États-Unis’. Le même argument (de mauvaise foi et mensonger) utilisé dans les années 1980 pour s’en prendre au Nicaragua »

Les tensions se sont accrues ces derniers mois entre Donald Trump et Daniel Ortega et la rencontre fin janvier entre ce dernier et une délégation américaine n’a pas été très concluante. L’été dernier, les États-Unis avaient déjà sanctionné financièrement des personnalités proches du pouvoir. En novembre dernier, Donald Trump a aussi signé un ordre exécutif dans lequel il qualifie le Nicaragua de « menace pour la sécurité nationale des États-Unis ». Le même argument (de mauvaise foi et mensonger) utilisé dans les années 1980 pour s’en prendre au Nicaragua.

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Face à un petit pays pauvre, dans un état de crise immense, le géant américain ne parviendra à convaincre personne du danger qui le guette. En décembre, la Chambre des représentants a voté  à l’unanimité le NICA Act, qui impose une série de sanctions politiques et économiques au Nicaragua.  Comme l’a justement fait observer l’homme politique anglais Ken Livingstone (membre du Labour) dans son papier paru sur Russia Today[6]: « Le Nica Act ouvre aussi la voie au Président Trump pour enfreindre toujours plus la souveraineté des Nicaraguayens. » Et d’ajouter : « Les partisans de la loi NICA espèrent qu’il supprimera les prêts financiers au Nicaragua de la Banque mondiale, du Fonds monétaire international et d’autres prêteurs. Les prêts au Nicaragua s’élèvent actuellement à 250 millions de dollars par an et sont investis dans l’éducation, les programmes sociaux, l’électrification, les routes et d’autres projets d’infrastructures […] De plus, il y a un danger que les nations donatrices risquent d’utiliser les décisions de prêt négatives du FMI pour orienter leurs propres aides et prêts bilatéraux. »

Autrement dit, le peuple va pâtir de cet acte et le pays sera quasi mis sous embargo. Or, ce ne sont jamais les dirigeants richissimes qui souffrent d’un embargo. Daniel Ortega, multimillionnaire, n’en sera pas la première victime.

« D’après un récent sondage de l’organisme CID-Gallup publié par El Nuevo Diaro, 54% des Nicaraguayens souhaitent une élection anticipée et 36 % pensent qu’il faut attendre la fin du mandat en 2021 »

Quelle solution pour le Nicaragua ? Il semble évident que Daniel Ortega ne compte ni démissionner ni faire un mea culpa. Sa récente annonce d’une nouvelle réforme de la sécurité sociale par laquelle il compte taxer les grandes et moyennes entreprises (pour compenser le coûts des dommages produits par la crise) ne changera probablement rien. Pas plus que la création d’une Commission Vérité Justice et Paix chargée d’enquêter sur les morts et les dégâts causés pendant les manifestations. Après étude, elle estime à 253 le nombre de morts dus à la crise. De plus, on peut douter de l’objectivité de ses cinq membres. Le père franciscain Uriel Molina est ouvertement connu pour ses liens étroits avec le gouvernement. Myrna Cunningham, bien qu’appréciée pour sa défense des peuples indigènes, est une ancienne sandiniste également proche du gouvernement d’Ortega. Jaime Francisco Lopez Lowery, vice directeur de l’Université national autonome du Nicaragua, est lui aussi un militant sandiniste.

La solution pacifique envisageable pour éviter d’autres bains de sang et un coup d’État se trouverait dans la mise en place d’une élection anticipée. D’après un récent sondage de l’organisme CID-Gallup publié par El Nuevo Diaro[7], 54% des Nicaraguayens souhaitent une élection anticipée et 36 % pensent qu’il faut attendre la fin du mandat en 2021. 49 % sont pour la démission de Ortega et 39 % pour son maintien. Une solution qui offrirait de meilleures chances de régler la crise dans lequel le pays s’est embourbé. De plus, les risques de voir le conflit instrumentalisé et dérobé au peuple par les Etats-Unis seraient moindres. Les Nicaraguayens doivent pouvoir prendre leur destin en main, sans servir d’appâts aux appétits de puissances internes ou étrangères.


Notes :
[1] Christopher SHERMAN, « Nicaragua police jail, torture and abuse more than 2,000 people in violent crackdown on resistance », nationalpost.com, 10 août 2018.
[2] Carlos SALINAS MALDONADO, « Ortega’s order was to ‘eliminate the protest leaders' », havanastimes.org, 12 février 2019.
[3] Communiqué de presse de Transparency International.
[4] Salud HERNANDEZ-MORA, « Daniel Ortega recrudece la represión contra los medios opositores nicaragüenses », elmundo.es, 16 décembre 2018.
[5] Cour Internationale de Justice, arrêt du 27 juin 1986, Activités militaires et para-militaires au Nicaragua (résumé de l’affaire).
[6] Ken LIVINGSTONE, « It’s not just Venezuela: Nicaragua & Cuba also on the way of American imperialism », rt.com, 5 février 2019.
[7] AFP, « Nicaragua: 54% de la población apoya adelantar elecciones », estrategiaynegocios.net, 15 janvier 2019.

Auteur : Ella Micheletti

Journaliste indépendante. Ex-EPJ de Tours. M2 droit public. Fondatrice de Voix de l’Hexagone. Beaucoup de politique (française et étrangère). Animaux passionnément. Littérature à la folie.

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