Affaire Etam : la question des signes religieux dans le monde du travail

Après l’affaire Baby-Loup, y’aura-t-il une affaire Etam devant les tribunaux ? Ces affaires mettent en lumière les fragilités du droit français sur la question des signes religieux dans l’entreprise. 

La polémique autour d’une jeune femme vêtue d’un hijab qui s’estimait discriminée à l’embauche a entraîné la mise à pied de la responsable d’un magasin Etam de Montpellier.  Si les soutiens de la candidate fleurissent sur les réseaux sociaux, ces derniers constituent un microcosme réducteur et déformant, dans la mesure où une grande majorité de la société française reste hostile au hijab. Une enquête IFOP [1] réalisée au printemps 2018 a révélé que 79 % des Français approuvaient Emmanuel Macron qui, lors d’une intervention télévisée, avait déclaré que le voile était contraire à la « civilité française« .

Le Code du travail « au secours » des entreprises privées ?

Juridiquement, en France, les entreprises privées ont tout à fait le droit d’imposer la neutralité religieuse à leurs salariés, au moyen d’un règlement intérieur. Selon l’article 3121-1 du Code du travail : « Le règlement intérieur peut contenir des dispositions inscrivant le principe de neutralité et restreignant la manifestation des convictions des salariés si ces restrictions sont justifiées par l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché. » Les conditions, volontairement larges, permettent une libre appréciation qui englobent les tenues considérées comme non adaptées à l’image homogène et personnalisée que veut donner l’entreprise. Cela peut passer, imaginons-le, de la tenue « non cohérente » (tee-shirt rock et pantalon déchiré dans une banque ou une boîte de traders), à la tenue folklorique ou suggestive.

« Pour Malika Sorel-Sutter, ces jeunes femmes font la leçon à leurs parents et grands-parents, se montrent les plus rigoristes, les plus fermées et entendent arborer un voile identitaire comme marqueur d’un retour au religieux »

Mais la principale question reste le port d’accessoires vestimentaires liés à une pratique religieuse. Depuis une trentaine d’années, des accommodements déraisonnables sont concédés, y compris dans les services publics où la laïcité s’impose normalement : agents de la SNCF voilées[2], conseillères municipales voilées, demandes particulières pour le passage du Bac lors du Ramadan[3], etc.

Le port du voile, autrefois quasiment inexistant, s’est répandu dans la société française. Depuis l’affaire de Creil en 1989 quand deux collégiennes avaient refusé de l’ôter en classe, de plus en plus de femmes musulmanes le portent, surtout les jeunes générations, alors que leurs aînées avaient fait de leur refus ou de leur dévoilement le symbole de leur liberté et de leur assimilation. Auteur de l’ouvrage Sociologie de la femme voilée. Du voile hérité au voile révélé, le sociologue Emmanuel Jovelin explique à L’Obs[4] qu’il y a trois façons de revêtir un voile. La vieille génération le porte « par habitude », sans aucune revendication identitaire. Cet usage ne pose pas de problèmes dans la société française.

Puis il y a le cas des adolescentes qui le portent « pour faire plaisir à leurs parents pour pouvoir sortir – et échapper ainsi au confinement de l’espace privé -, ou, plus grave, par contrainte, parce qu’elles n’ont pas le choix, parce qu’elles sont soumises au diktat parental, au diktat des fils de la famille, des jeunes du quartier ».

Enfin, troisième cas selon Emmanuel Jovelin, qui coïncide avec l’affaire Etam comme celle de Baby-Loup : « Il y a le hidjab revendiqué, celui qui s’est développé ces dernières années, et qu’on observe en particulier chez les jeunes filles de 16 à 25 ans, souvent diplômées et autonomes. Elles exhibent un voile ostentatoire, en accord avec leurs parents ou parfois contre leur gré. C’est une forme d’auto-affirmation de ses origines et de sa confession vis-à-vis de la société française, une sorte de défi. C’est le voile agité contre le drapeau de la République. »

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Le monde du travail face à l’identitarisme

Dans son ouvrage Immigration-Intégration, Le langage de vérité (2011), Malika Sorel-Sutter, ancienne membre du Haut-Conseil à l’Intégration, expliquait que ces jeunes femmes qui font la leçon à leurs parents et grands-parents se montrent les plus rigoristes, les plus fermées et entendent arborer un voile identitaire comme marqueur d’un retour au religieux. Les anciennes générations sont ainsi vues comme de mauvais musulmans aux yeux de cette jeune garde.

Le problème est que cette « nouvelle » revendication identitaire du voile et du hijab cherche logiquement à s’imposer dans tous les secteurs y compris ceux du service public et de l’entreprise. La sécurité de l’emploi des fonctionnaires ne permet pas de juguler les dérives observées en matière religieuse. Les radiations étant rarement prononcées, les personnes prosélytes sont simplement « mutées » ou au mieux placardisées alors même qu’elles contreviennent aux règles élémentaires du service public.

Les entreprises privées ne sont pas en reste puisqu’elles doivent jongler avec la possibilité d’imposer une neutralité religieuse mais aussi avec la liberté religieuse telle qu’elle est affirmée dans la loi El Khomri du 8 août 2016. Ainsi que l’a déploré Malika Sorel-Sutter, dans cette loi « la liberté de pratique est totale et c’est à l’entreprise qu’il revient de motiver toute limitation ou restriction en la matière» [5]. Cette « ouverture » juridique a taillé la brèche dans laquelle les revendications identitaires peuvent s’engouffrer. Or, ce principe de liberté religieuse au travail est d’autant plus déstabilisateur que les entreprises ne peuvent prétendre gagner la partie que si la clause de neutralité pré-existe à l’embauche. Cette préexistence ne rend pas pour autant les choses plus faciles face à la vigueur du prosélytisme religieux.

Par exemple, dans l’affaire de la crèche Baby-Loup (entreprise privée avec mission de service public), une clause de neutralité religieuse existait en amont dans le règlement intérieur, qui se justifiait par le contact permanent avec des enfants. La bataille n’en a pas été moins rude et si la crèche a obtenu gain de cause en dernier ressort, elle a fini par fermer, ce qui constitue une défaite dommageable, eu égard à l’intérêt public de l’entreprise.

« En 2017, la Cour de cassation a donné raison à une ingénieur d’étude voilée à laquelle l’employeur avait demandé d’ôter son voile  face à des clients. La Cour a estimé que le licenciement pour faute n’était pas justifié en l’absence de clause de neutralité préexistante »

Cette nécessité de la préexistence de la clause réduit considérablement les chances de lutter, pour une entreprise privée, contre les tenues religieuses vectrices de rigorisme. Dans un arrêt du 22 novembre 2017[6], conformément à deux jurisprudences de la Cour de Justice de l’Union européenne (14 mars 2017), la chambre sociale de la Cour de cassation a donné raison à une ingénieur d’étude voilée à laquelle l’employeur avait demandé d’ôter son voile uniquement lors de ses missions en face à face avec des clients. Précisons que l’employée avait le droit de le porter quand elle travaillait à son poste ordinaire. Le critère du bon fonctionnement de l’entreprise semblait pouvoir s’appliquer. Mais la Cour a estimé que le licenciement pour faute n’était pas justifié en l’absence de clause de neutralité préexistante. Le cas d’Etam ne sera qu’un prolongement de ces affaires, si la bataille judiciaire se poursuit jusque là. Si la responsable du magasin a été mise à pied et qu’Etam s’est déjà excusé c’est qu’il n’existait probablement pas de clause de neutralité au sein du groupe.

Nul ne détient la clé pour résoudre les conflits liés à la religion qui apparaissent dans le monde du travail. De plus, il est juridiquement impossible d’opposer l’argument de l’identité et de la culture françaises, ces deux concepts n’étant définis ni par la Constitution ni par la loi. Le principe de liberté religieuse reconnu par la loi El Khomri crée une inévitable fragilité pour les employeurs. Pour l’heure, ces derniers doivent se contenter d’être prévoyants en amont pour pouvoir contrer des pratiques religieuses qui vont à l’encontre de l’image et de l’esprit de leur entreprise.


Notes :
[1] Sondage IFOP pour Le Printemps Républicain, « Les Français et la Laïcité », réalisé en avril 2018.
[2] Louis Hausalter, « Radicalisation : la SNCF a déjà muté des personnes signalées », marianne.net, 20 novembre 2015.
[3] « Fin du ramadan : l’Aïd fait irruption dans le bac », marianne.net, 4 juillet 2016.
[4] Nathalie Funes, « Islam : ‘Les polémiques successives ont favorisé un voile qui se veut identitaire' », nouvelobs.com, 30 août 2016.
[5] Milka Sorel, « Pourquoi la loi El Khomri est communautariste », lefigaro.fr, 10 mars 2016.
[6] Cass., soc., n°13-19855, 22 novembre 2017.

Auteur : Ella Micheletti

Journaliste indépendante. Ex-EPJ de Tours. M2 droit public. Fondatrice de Voix de l’Hexagone. Beaucoup de politique (française et étrangère). Animaux passionnément. Littérature à la folie.

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