Plus d’un an après le début de la crise nicaraguayenne, le pays ne parvient pas à trouver d’issue au conflit. Entre l’opinion muselée, le gouvernement autoritaire qui ne veut rien lâcher et les États-Unis qui s’en mêlent, la situation semble vouée à l’enlisement.
Peu de gens se souviennent de ce qui a déclenché la crise au Nicaragua, car l’événement n’était qu’un arbre qui cachait la forêt. Il y a plus d’un an, le président Daniel Ortega avait tenté d’imposer une réforme de la sécurité sociale, avec notamment une baisse de 5% des retraites et une augmentation des cotisations pour les employés comme les employeurs. Les manifestations qui avaient suivi avaient entraîné la mort de plusieurs centaines de citoyens. On avait dénombré au moins 4 000 blessés et 23 000 Nicaraguayens avaient fait des demandes d’asile au Costa Rica.
Il va de soi que la réforme avortée des retraites et les manifestations d’étudiants mais aussi d’habitants des quartiers et de retraités, ont mis en lumière l’autoritarisme progressivement adopté par le gouvernement de Daniel Ortega depuis des années. Pour rappel, l’ancien président de la Junte durant la première période de la révolution sandiniste, de 1979 à 1985, avait déjà été Président de la République de 1985 à 1990. Membre du Front sandiniste de libération nationale, il avait participé au renversement du dictateur Anastasio Somoza Debayle. Après avoir perdu le pouvoir en 1990 au profit d’une coalition de 14 partis libéraux (laquelle n’avait pas tardé à faire sombrer le pays dans la régression sociale), Ortega a repris les rênes du pays en 2007 et n’a eu, depuis, de cesse de bâillonner toute opposition, tout pluralisme politique et de verrouiller le plus possible les médias.
« Ortega a longtemps pu compter sur une base solide de soutiens populaires grâce aux nombreuses mesures sociales, anti-pauvreté et en faveur de la santé et de l’éducation prises lors de ses précédents mandats. Toutefois, ce soutien tend à s’effriter depuis des années »
La crise à l’œuvre depuis plus d’un an révèle aussi les fractures qui agitent la société nicaraguayenne. La côte de popularité d’Ortega s’est érodée au fil du temps. Le Président de la République a longtemps pu compter sur une base solide de soutiens populaires, en raison de son passé de guérillero contre la dynastie Somoza mais aussi grâce aux nombreuses mesures sociales, anti-pauvreté et en faveur de la santé et de l’éducation prises lors de ses précédents mandats. Toutefois, ce soutien tend à s’effriter depuis des années déjà, en raison du caractère autoritaire et résolument obtus du concerné. Les arrestations arbitraires, les actes policiers violents, les tortures (commanditées par le régime), l’acharnement contre les médias et opposants politiques ont eu peu à peu raison de l’attachement historique de la base populaire.
Une majorité de la population pour le départ d’Ortega
En janvier 2019[1], un sondage de l’institut CID Gallup a révélé que 54 % de la population désirent que des élections présidentielles anticipées aient lieu cette année. 36 % souhaitent qu’il se maintienne au pouvoir jusqu’en 2021, date des élections. De plus, 61 % des habitants estiment que la Police ne permet pas d’assurer leur sécurité. En effet, les répressions policières dictées par le gouvernement ont logiquement mis à mal la confiance des citoyens nicaraguayens envers les policiers. Une fracture de plus dans une société qui avait tant besoin d’union. Dans un précédent article, nous avions évoqué le témoignage d’un ancien policier recueilli par The Havana Times[2] : « Nous avions pour ordre direct d’éliminer les leaders des protestations […] Les ordres étaient précis, ils ont dit que le commandant avait déjà donné les ordres et que nous avions la main libre. Nous n’allions pas être poursuivis, nous avions pour ordres de sortir et de tuer les gens. Et pour ceux qui restent en vie, nous devons les capturer et les poursuivre comme terroristes. Nous avions des pistolets et des kalashnikovs. »
Avec une légitimité en crise, des centaines de morts et des milliers de blessés et d’exilés, Ortega ne saurait raisonnablement se maintenir au pouvoir. Ce printemps, Amnesty International a continué de pointer du doigt les nombreuses violations de la liberté de la presse. Pour Erika Guevara-Rosas, directrice des Amériques au secrétariat international d’Amnesty, « il est déplorable que les autorités nicaraguayennes continuent de réprimer la presse et de violer le droit d’informer ». De son côté, la Commission interaméricaine des droits humains a qualifié les crimes du gouvernement de « lesa humanidad », c’est-à-dire de crimes contre l’humanité.
« Victime des sanctions financières depuis l’an dernier, le Nicaragua voit l’ombre américaine planer au-dessus de sa tête […] Les Nicaraguayens n’ont pas oublié le financement du groupe des Contras par la CIA dans les années 1980 »
Pourtant, plusieurs pistes pour trouver une issue à la crise ont été amorcées mais sans grand succès. Alianza Civica, une organisation citoyenne composée notamment d’étudiants, de retraités, d’employés et d’autres organisations de la société civile (l’Union des producteurs agricoles du Nicaragua, la Fondation nicaraguayenne pour le développement socio-économique…) a entamé des négociations en février et mars avec le gouvernement en vue d’une pacification. À cette occasion, Michael Healy, l’un des négociateurs, avait appelé à la « patience » des citoyens et affirmé qu’il était « nécessaire qu’ils fassent preuve de retenue » pour profiter de cette occasion de consultation qu’ils recherchent depuis l’année dernière. Toutefois, début avril, aucun accord n’avait été trouvé[3][4], suite à des divergences sur les thèmes de justice et de démocratie. Alianza Civica avait notamment appelé à la libération des prisonniers politiques.
Depuis, la situation s’est envenimée entre les deux parties. À la base, ces dernières avaient décidé de « laisser la porte ouverte » à de prochaines négociations. Ainsi, Alianza Civica avait tout récemment tenté de donner un nouveau souffle aux discussions en faisant un pas vers Ortega. Mais un autre sujet annexe à la crise est venu parasiter un rapprochement : les États-Unis. Victime des sanctions financières depuis l’an dernier, le Nicaragua voit l’ombre américaine planer au-dessus de sa tête. Ortega avait dénoncé « une politique interventionniste, irrespectueuse des lois internationales ». Si certains ont pointé du doigt la mauvaise foi du dirigeant qui viole lui aussi les règles élémentaires du droit international, il n’en reste pas moins que le président nicaraguayen a parfaitement raison quand il s’indigne de la politique américaine. Les Nicaraguayens n’ont pas oublié le financement du groupe des Contras par la CIA dans les années 1980 et l’arrêt de la Cour internationale de justice du 17 juin 1986[5].
Luttes internes
Récemment, Daniel Ortega a demandé à Alianza Civica de condamner ces sanctions internationales et d’appeler à la fin du Nica Act[6]. Ce que l’organisation a nettement refusé, à moins que le gouvernement n’accède à ses souhaits[7] (libérer les prisonniers). Ce dernier a, au contraire, conditionné la reprise des négociations avec l’organisation à la levée des sanctions des États-Unis. Un bras de fer dont personne n’est pour l’instant sorti vainqueur.
Et les tensions étaient à leur comble hier à la sortie d’un communiqué officiel du gouvernement dans lequel Alianza Civica est quasiment accusée de terrorisme et « crimes et actes de destruction commis au nom de la démocratie ».
Derrière ce combat de coqs apparent, il apparaît clairement que les victimes sont et restent les citoyens. Pris en étau entre un dirigeant autoritaire qui, à l’évidence, a perdu le soutien important dont il jouissait naguère et qui devrait se retirer et une organisation dite « non partisane » mais qui refuse d’appeler à la levée des sanctions américaines, le peuple nicaraguayen est le pion des jeux de pouvoirs internes. Il est aussi la victime du Nica Act, voté par tous les membres du Congrès américains (y compris les Démocrates qui représentent la majorité). Comme l’avait bien expliqué Ken Livingston[8], membre du Labour, « le Nica Act ouvre aussi la voie au Président Trump pour enfreindre toujours plus la souveraineté des Nicaraguayens ».
Les États-Unis ne peuvent que se réjouir de cette fragmentation de la société. Après avoir étendu ses sanctions au fils d’Ortega il y a quelques jours, Washington peut se frotter les mains en constatant ces luttes intestines. Un pays qui est divisé sur la problématique de l’impérialisme américain, quand on voit comme celui-ci agit encore au Venezuela, est un pays vulnérable et surtout qui ruine ses meilleures chances de démocratisation. Après tout, Saint-Exupéry n’avait-il remarqué qu’« une démocratie doit être une fraternité ; sinon, c’est une imposture » ?
Notes :
[1] Humberto GALO ROMERO, Jose Isaac ESPINOZA, « Mayoria apoya adelanto de elecciones », El Nuevo Diaro, 15 janvier 2019.
[2] Carlos SALINAS MALDONADO, « Ortega’s order was to ‘eliminate the protest leaders’ », havanastimes.org, 12 février 2019.
[3] Carlos CHAMORRO, « El Fracaso de la negociacion con Ortega », confidencial.com, 5 avril 2019.
[4] Daniela BLANDON RAMIREZ, « Nicaragua: sin acuerdo concluye última fase de negociaciones entre Gobierno y oposición », France 24, 4 avril 2019.
[5]CIJ, Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci, 27 juin 1986.
[6] Ben NORTON, « Every single member of the US congress approved crushing sanctions on Nicaragua », Mintpressnews, 14 décembre 2018.
[7] Jose Isaac ESPINOZA, « Gobierno de Nicaragua condiciona negociaciones del dialogo con suspension del Nica Act », El Nuevo Diaro, 6 mai 2019.
[8] Ken LIVINGSTONE, « Not just Venezuela, Nicaragua & Cuba also in firing line of US imperialism », Russia Today, 5 février 2019.