Président de la République de 1995 à 2007, Jacques Chirac est mort ce matin à l’âge de 86 ans. Il aura été l’une des personnalités dominantes de la vie publique des années 1970 à 2000, aussi séduisante que controversée. L’homme comme le politicien, profondément contradictoires, conservent une part de mystère.
Lorsqu’il quitte l’Élysée le 16 mai 2007, Jacques Chirac doit éprouver une certaine amertume. Il abandonne le pouvoir après lequel il a passé son existence à courir, sans espoir de le retrouver. Il laisse les clefs de la France à un successeur de son camp, son ancien ministre Nicolas Sarkozy, qu’il n’a jamais vraiment aimé et dont il garde encore la rancune d’une trahison politique, celle de la campagne balladurienne de 1995. Il sait qu’il sort un peu de la vie, en quittant l’arène politique. Le déclin physique qui l’affecte depuis un accident vasculaire cérébral survenu en 2006 va se poursuivre inexorablement. Il n’y a guère pour Chirac d’après-Élysée. Ses apparitions publiques se font au compte-goutte, avant la terrible réclusion dans son appartement parisien, narrée il y a deux ans dans l’émouvant ouvrage d’Arnaud Ardouin[1]. À l’abri des regards et loin des joutes électorales qui continuent sans lui, il se reconstruit une popularité auprès des Français. Un peu de recul sur son œuvre politique laisse pourtant une impression embarrassante.
Black Jack
Avant d’être la truculente marionnette des Guignols de l’Info – qui le rendirent si attachant, à leur corps défendant ! – Jacques Chirac est dans le vieux Bébête Show de Collaro le Black Jack, qui prend les traits d’un oiseau de proie. Il est l’énergie incarnée, celle du tueur. De sa démission de Matignon à grand fracas en 1976 à sa réélection peu glorieuse en 2002, il a su habilement se mouvoir dans le jeu politique, et qu’importe ses incohérences, ses revirements et ses contradictions. Gaulliste en 1968, thatchérien en 1986. Auteur d’une virulente diatribe souverainiste depuis l’hôpital Cochin en 1978, le voilà européiste convaincu quinze ans plus tard. Un jour louvoyant en lisière des terres d’un Front National que le retors Mitterrand avait contribué à mettre en selle, le lendemain défenseur acharné du « cordon sanitaire » face à l’extrême droite. Jacques Chirac est le moins idéologue de ses pairs. Le jeune homme qui signe l’appel de Stockholm contre les armes nucléaires deviendra sans complexe le chef d’État qui reprend les essais nucléaires dans le Pacifique. Le Premier ministre désinvolte de l’après-Tchernobyl est l’embryon du Président qui s’inquiétera, sans doute sincèrement, du sort de la planète. Et tout est à l’avenant.
« Jacques Chirac n’a jamais réduit cette « fracture sociale » dont la dénonciation avait garanti son élection en 1995. Sa tempérance n’a pas davantage endigué la crise démocratique latente depuis les années 1990 »
Difficile de comprendre ce qui guide Chirac, son intuition, son opportunisme ou des convictions réelles mais éphémères… Son bilan politique plus que mitigé s’en ressent. Il n’a jamais réduit cette « fracture sociale » dont la dénonciation avait garanti son élection en 1995. Sa tempérance n’a pas davantage endigué la crise démocratique latente depuis les années 1990. Au contraire, les nombreuses affaires politico-judiciaires dans lesquelles apparaît son nom ont contribué à discréditer durablement la classe politique. On doit aussi à Jacques Chirac un part de responsabilité dans le déséquilibre actuel des institutions de la Ve République, lui qui engagea avec son Premier ministre de cohabitation Lionel Jospin la réforme catastrophique du quinquennat. La leçon politique est sans appel : gouverner à vue n’est pas servir le pays ; jouer à gagner les élections n’est pas mener un combat politique. Mais pourquoi, malgré tout, nous reste-t-il si sympathique ?
La sagesse enfouie
Compte-tenu du temps passé au pouvoir, comme chef du gouvernement ou de l’État, accessoirement comme ministre, Jacques Chirac laisse un bilan maigre, traversé pourtant de fulgurances. La plus significative d’entre elles reste unanimement son refus de faire entrer la France en guerre, en 2003, contre l’Irak de Saddam Hussein. Outre qu’il s’agit de sa seule action véritablement gaullienne, ce revers envoyé à la face des Américains, des Britanniques et du reste de leur coalition exprime enfin le « moi profond » d’un homme qui n’était guère parvenu pas à traduire politiquement ce qu’il portait de meilleur. Son « non » est un « non » de civilisation. Une vision géopolitique et un message anthropologique. Les nations « occidentales » n’ont plus à écrire le destin des peuples du reste du monde. Pour la première fois, Jacques Chirac met sa culture – immense – au service de la raison. Sur le tard, la sagesse perce sous le guerrier.
« Il a passé sa vie le regard tourné ailleurs. Sa curiosité était sans limite lorsqu’il s’agissait d’approcher les cultures du monde et de découvrir les civilisations perdues »
Il faut rendre hommage à Pierre Péan, disparu cet été, d’avoir révélé aux Français ce qu’avait voulu leur cacher pudiquement l’homme qui les a gouvernés douze années durant. Dans son essai biographique L’Inconnu de l’Élysée[2], le grand journaliste s’est interrogé sur l’image déplorable du Président telle qu’elle ressortait des portraits publiés par la presse. L’infatigable gouailleur, volontiers caricaturé devant une tête de veau ou derrière la croupe d’une limousine au salon annuel de l’agriculture, cachait un homme d’un savoir encyclopédique. Jacques Chirac a passé sa vie le regard tourné ailleurs. Sa curiosité était sans limite lorsqu’il s’agissait d’approcher les cultures du monde et de découvrir les civilisations perdues. Plongé à chaque instant volé dans les revues d’art antique, ne se séparant jamais de ses frises chronologiques qu’il apprenait par cœur, Chirac s’est réalisé en offrant à Paris, à la France et au Monde le musée du Quai Branly, l’œuvre la plus chère à son cœur. Derrière le politicien cynique, l’humaniste érudit.
Jacques Chirac avait le charisme, la culture, l’étoffe et le talent d’un grand homme d’État. Il le serait devenu s’il avait cru, un peu plus, en la noblesse du Politique.
Notes :
[1] Arnaud ARDOUIN, « Monsieur le Président, la nuit vient de tomber », Le Cherche Midi, 2017, 192 pages.
[2] Pierre PÉAN, L’Inconnu de l’Élysée, Fayard, 2007, 600 pages.