Jacques Sapir : « L’idée que le monde pouvait être géré à partir de normes globales est en train de s’effondrer »

Jacques Sapir (1)

Économiste postkeynésien, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et directeur du Centre d’études des modes d’industrialisation (CEMI), Jacques Sapir évoque dans un entretien à Voix de l’Hexagone le contexte économique actuel, la crise des services publics, la question de l’euro ou encore la géopolitique au Moyen-Orient. Ses analyses révèlent le reflux du phénomène de mondialisation.

Propos recueillis par Ella Micheletti.


Voix de l’Hexagone : Ralentissement de la croissance économique, endettement des entreprises, taux d’intérêts à la baisse, injection massive de liquidités par la Fed aux États-Unis… Les nuages semblent s’amonceler au-dessus de l’économie mondiale. La plupart des observateurs redoutent une crise financière dévastatrice. Quelle est votre analyse ?

Jacques Sapir : Il faut dire, tout d’abord, que l’on n’est jamais vraiment sorti de la crise de 2007-2009. Les principaux marchés financiers, comme le marché interbancaire, restent extrêmement fragiles et ne fonctionnent en réalité que parce qu’il existe un soutien très fort des différentes banques centrales. On l’a vu lors du minikrach des fonds de refinancement au jour le jour (les « REPO ») à New York les 17 et 18 septembre derniers. Immédiatement, la réserve fédérale américaine a dû intervenir de façon massive. Cela a mis fin à cette mini-crise mais, depuis, le marché des « REPO » dépend du support de la banque centrale.

Deuxièmement, les pratiques et comportements bancaires n’ont toujours pas évolué. Les banques ont accepté, plutôt mal gré que bon gré, toute une série de réglementations qui sont restées minimes. Un problème se pose maintenant. L’activité des banques reste toujours extrêmement spéculative. On peut aussi en avoir une indication à travers leur mauvaise santé générale. Une estimation a été faite par des économistes de la Banque des règlements internationaux qui estiment qu’entre un quart et un tiers des établissements bancaires existants pourraient disparaître dans les dix ans qui viennent.

Par ailleurs, d’autres éléments dans l’économie réelle sont à considérer. Par exemple, le fait que la croissance tend à s’affaiblir dans certaines zones. Elle est restée soutenue aux États-Unis même si elle commence à fléchir. En Europe, elle a déjà fléchi et de ce point de vue-là, l’Allemagne et l’Italie connaissent des difficultés économiques importantes. Le problème d’une crise économique dans la zone euro se pose à nouveau. Il faut suivre aussi la question des relations commerciales entre les États-Unis et la Chine. Suivant les calculs que l’on fait : soit l’économie chinoise va égaler l’économie américaine d’ici deux ou trois ans ; soit, si l’on adopte la parité de pouvoir d’achat pour le calcul du PIB, la Chine est en réalité déjà passée devant les États-Unis depuis quelques années. La politique de Donald Trump est une forme de réponse à ce bouleversement. Elle a pour slogan « Make America great again » mais c’est plus facile à dire qu’à faire… La montée en puissance de la Chine ne fait que rétablir la situation des XVIIe et XVIIIe siècles. À l’époque, la Chine pesait l’équivalent de 28 % du PIB mondial. Elle était tombée à 4 ou 5 % dans les années 1960-1970, situation largement anormale. Elle se situe aujourd’hui autour de 20 à 23 %. On vivrait donc un retour à la normale dans les équilibres économiques du monde. Or, on sait que lorsqu’il y a des ruptures d’équilibre entre puissances économiques, une crise vient solder l’inefficacité des politiques ou le maintien de politiques fondées sur des bases qui ne sont plus réunies.

« Il y a ce sentiment que la société française est dans une situation générale d’exaspération qui rend tout mouvement social potentiellement porteur d’une crise politique grave »

Tout cela laisse à penser qu’il y aura dans les mois qui viennent une grave crise financière et économique. Est-ce que cette crise aura nécessairement la même forme que celle de 2007-2019, je ne pense pas. C’est une vieille pathologie des économistes de toujours regarder la crise précédente et de s’aveugler sur celle qui vient. Pour ma part, je pense que les crises sont comme les trains : c’est toujours celui qu’on ne voit pas qui est le plus dangereux. Il faudrait plutôt regarder là où on ne pense pas qu’il puisse y avoir une crise mais où des déséquilibres peuvent exister. Cela peut être beaucoup de choses… La crise des prêts étudiants est relativement bien maîtrisée. Mais la possibilité d’un effondrement dans les pays émergents – d’Afrique notamment – est à prendre en compte. Et surtout, entre les États-Unis et la Chine existe un conflit évident, davantage géopolitique qu’économique, qui peut entraîner chacun des dirigeants au-delà de ce qu’il voulait. C’est plutôt dans la perte de contrôle de la situation que réside à mon avis le facteur le plus inquiétant de la crise à venir.

VdH : L’économie française est-elle structurellement armée pour résister à une telle crise si elle se déclenche ?

J.S. : Le problème de notre économie, c’est qu’elle se trouve aujourd’hui en moins bon état qu’en 2007-2008. À l’époque, les banques françaises étaient relativement fortes, bien davantage que ne l’étaient les grandes banques allemandes. Il n’y avait pas de bulle spéculative dans l’immobilier comme en Espagne, en Irlande ou en Angleterre. L’économie française a été proportionnellement moins touchée que les autres économies. Or, de 2009 à maintenant, rien n’a été fait pour la renforcer. Toute une série de réformes a en réalité plutôt fragilisé notre économie. Le système des stabilisateurs autonomiques, c’est-à-dire l’ensemble des prestations sociales, s’est trouvé affaibli. Ces prestations sociales viennent apporter du revenu quand il y a du chômage ou que les revenus issus du travail commencent à baisser. Cela permet d’éviter une contraction trop forte de la demande. Il faut ajouter qu’on avait à l’époque un gouvernement formellement de droite mais qui avait bien réagi face à la crise financière. Il y a peu à dire sur la manière dont Nicolas Sarkozy a géré la situation. Il a évité les principales bêtises et il faut le dire. Et je ne suis pas un sarkozyste de quelque manière que ce soit ! Actuellement, on peut avoir de très graves doutes sur la capacité du gouvernement français à gérer une crise. Globalement, si celle-ci survient, elle trouvera la France dans une position plus faible qu’elle ne l’était en 2007.

VdH : Est-ce lié à la fragilisation de l’édifice social sous l’effet de la politique menée par Emmanuel Macron ?

Jacques Sapir (2)J.S. : Certaines réformes adoptées par Emmanuel Macron contribuent évidemment à fragiliser le système. Cependant, je pense que le gouvernement comprend qu’il ne pourra pas aller beaucoup plus loin. C’est une banalité que de dire désormais du gouvernement qu’il ralentit voire qu’il commence à reculer. Il y a ce sentiment que la société française est dans une situation générale d’exaspération qui rend tout mouvement social potentiellement porteur d’une crise politique extrêmement grave. À la SNCF par exemple, on a vu qu’un accident du trafic a conduit les cheminots de Champagne-Ardenne à faire valoir leur droit de retrait et cela sans que les syndicats ne l’aient décidé. Ce mouvement a fait très vite tâche d’huile. Non seulement les conducteurs de TER mais aussi de TGV et de Ouigo partent en grève. C’est un symptôme : nous sommes dans une situation tellement tendue que n’importe quoi peut provoquer une rupture dans l’ordre symbolique, politique et social avec un mouvement de très grande ampleur. On a vu la manière dont le gouvernement a très mal géré l’accident qui s’est produit sur le site de l’usine Lubrizol à Rouen. On sait maintenant que l’événement a été plus grave qu’on ne l’a dit sur place. Des phénomènes de panique s’observent. Une partie de cette panique est due à de la surréaction. Mais le fait que cette panique existe vient du fait que le gouvernement a géré la crise en dépit du bon sens.

VdH : Le secteur public pourra-t-il toujours assurer un effet « édredon » comme ce fut le cas en 2008 ?

J.S. : Aujourd’hui, les services publics sont plus fragiles qu’en 2007-2008 même si des problèmes importants existaient déjà à l’époque. Ces problèmes ne sont pas immédiatement la conséquence de la politique d’Emmanuel Macron. Fondamentalement, on voit que dans toute une série de secteurs, on a tellement taillé dans les services publics que l’on est à la limite de ce qu’ils peuvent supporter. Le problème des urgences qui se transforme en crise de l’hôpital en général est un signe très clair. Même chose à la SNCF. Il va falloir revenir en arrière sur certaines réformes qui ne sont pas soutenables. Je dirais que si la crise survient vite, les services publics pourront malgré tout la compenser. Si elle devait survenir tard, vers 2021 ou 2022, ce serait peut-être plus dramatique car la détérioration des services publics se sera poursuivie.

VdH : En tant qu’économiste postkeynésien, proche du courant souverainiste, vous vous êtes fortement intéressé dans vos travaux à l’euro, ses conséquences et la manière d’en sortir. Pourquoi l’euro est-il si néfaste à l’économie française ?

J.S. : Ce constat est dorénavant très largement partagé. Pas seulement par des hétérodoxes postkeynésiens comme je suis, mais aussi par des gens de tendance monétariste. Jean-Jacques Rosat tire un bilan qui n’est pas réellement différent du mien… Ce bilan est même partagé par des organismes internationaux. Le FMI ne cesse d’indiquer que l’euro a produit une sous-évaluation du deutschemark et une surévaluation pour les économies française, italienne et espagnole qui sont préjudiciables et ne peuvent pas être durables. Ces problèmes sont connus. Ce qui est très étonnant, c’est que le personnel politique tend à être de plus en plus silencieux sur la question de l’euro, alors que chez les économistes un consensus s’établit sur le fait que l’euro a été une mauvaise chose et continue de l’être. Cette position est même partagée par des gens qui soutiennent l’euro.

« Si la crise survient vite, les services publics en France pourront malgré tout la compenser. Si elle devait survenir tard, vers 2021 ou 2022, ce serait peut-être plus dramatique car la détérioration des services publics se sera poursuivie »

Peut-on sauver l’euro ou ce sauvetage est-il impossible ? En théorie, on peut toujours dire qu’on va le sauver. J’aime beaucoup l’expression : « J’aimerais tant vivre en théorie, parce qu’en théorie tout se passe bien ! » En effet, quand on regarde les conditions pratiques d’application, une politique qui serait susceptible de rendre l’euro viable consisterait à prélever des ressources sur les pays bénéficiaires (Allemagne, Pays-Bas) et les redistribuer dans le cadre d’une politique de productivité dans les pays du Sud (Grèce, France, Italie, Espagne, etc.)… Aucune chance que ce type de politique ne survienne ! À partir de là se pose la question d’une sortie de l’euro.

VdH : Quelles seraient les étapes politiques et économiques pour en sortir ?

J.S. : Là encore, sur la sortie même de l’euro, il y a en fait peu de divergences entre des économistes comme moi et d’autres qui sont plutôt des monétaristes, même s’il y a plusieurs écoles parmi eux. Par exemple, les friedmaniens avaient dit que le passage à la monnaie unique européenne serait une mauvaise chose. Sur la sortie de l’euro, on sait ce qu’il faut faire : la sortie doit être rapide. Il ne faut surtout pas faire comme le Brexit. C’est une question qui se jouera en quelques semaines voire en quelques jours, avec évidemment un contrôle des capitaux, pas nécessairement des changes. Avec également des systèmes qui permettront de réidentifier nationalement les billets, puis d’en imprimer de nouveaux. On connait grosso modo les dispositifs techniques à mettre en place.

Les divergences portent sur la question suivante : que fait-on une fois sorti de l’euro ? Les friedmaniens se satisfont que chaque pays retrouve sa monnaie et qu’il y ait un grand marché de toutes les monnaies. D’autres, comme moi, disent que la politique doit être assez différente. Il va falloir repenser des formes de solidarité entre certains pays, mais cette solidarité ne se fera pas au niveau de l’ensemble de la zone euro. Fondamentalement, il faut utiliser la sortie de l’euro pour mettre en place une politique de relance industrielle extrêmement forte. On me dira qu’elle doit être une relance vers l’industrie verte… Je suis d’accord. Que l’on relance l’industrie et la construction en tenant compte de l’impératif écologique me semble logique. Quoi qu’il en soit, cela impliquera des formes de plans, ce que refusent complètement les plus libéraux. La sortie de l’euro poserait donc la question de la politique économique à suivre car on aurait retrouvé nos véritables capacités de choix.

VdH : Est-ce qu’il faudrait en passer par le référendum ?

J.S. : Comme je le dis depuis cinq ou six ans maintenant, un référendum n’est pas praticable. Bien sûr qu’on peut estimer qu’il faudrait consulter les Français s’agissant d’une question aussi importante que la monnaie. Mais à partir du moment où on décide de sortir un pays de l’euro, alors il faut aller vite. Il est donc absolument exclu que l’on fasse un référendum sur cette question-là.

« Sur la sortie de l’euro, on sait ce qu’il faut faire : la sortie doit être rapide. C’est une question qui se jouera en quelques semaines voire en quelques jours »

L’hypothèse la plus propre d’une sortie de l’euro se trouve dans un roman, Le Bruit de la douche, de David Desgouilles. L’héroïne de cette fiction est censée être l’une de mes anciennes étudiantes ! Dans l’histoire, c’est Dominique Strauss-Kahn, convaincu que l’euro ne fonctionne plus, qui décide d’en sortir. Cette sortie se joue en 72 heures. Une fois que la décision est prise, celle-ci est présentée à un Conseil européen qui se tient à Bruxelles un vendredi soir. La France met alors ses partenaires européens de la zone euro devant le fait accompli.

VdH : Mais pour cela, une volonté politique est indispensable… Je me souviens, à propos de la Grèce, d’une tribune de Valéry Giscard d’Estaing qui expliquait que ce pays devrait sortir de l’euro. Alexis Tsipras n’a pas eu la volonté de le faire.

J.S. : Le problème de la Grèce, c’est que les élites politiques – de gauche et de droite – ne croient pas en leur propre pays… D’abord parce qu’elles ne le connaissent pas ! Les élites politiques sont des Grecs qui ont fait toutes leurs études à l’étranger et ne sont rentrés en Grèce que pour faire de la politique. Cette classe politique très cosmopolite n’a fondamentalement pas confiance dans son État. Elle considère que l’État grec n’est pas le représentant de la nation mais une machine d’oppression. D’une certaine manière, cela se traduit pour le centre-droit comme pour la gauche par l’idée qu’il vaut mieux l’Europe que l’État grec.

Or, la situation n’est pas la même en France. Évidemment, une sortie de l’euro provoquerait une crise de l’Union européenne. Mais celle-ci n’est-elle pas déjà en crise ? Nous ne ferions que rendre plus visible la crise existante. Par ailleurs, si la France sort de l’euro, ce dernier explose car l’Italie est obligée de sortir elle-aussi. Ces deux pays ont des spécialités industrielles et économiques assez proches. Par conséquent, l’Italie subirait majoritairement le choc de compétitivité qui résulterait de la dépréciation de la monnaie française. Elle ne pourrait pas le supporter et serait amenée à sortir de la zone euro à son tour. Conséquence : l’euro s’apprécierait très fortement et poserait un problème aux membres restants, y compris à l’Allemagne. Tout le monde aurait alors intérêt à dissoudre la zone euro. La France, en théorie, est mieux armée pour opérer une sortie de l’euro que la Grèce, que l’Italie voire que l’Espagne parce qu’en France, il y a malgré tout une croyance collective dans l’État, dans la République.

VdH : Pourquoi la remise en cause ne pourrait-elle venir de l’Italie, plus affectée encore que la France par la politique monétaire européenne ?

J.S. : En Italie, l’ambiguïté vis-à-vis de l’État vient du passé mussolinien. Il est aujourd’hui interprété comme quelque chose d’entièrement négatif même si la vérité historique démontre qu’il n’y a pas eu un Mussolini, mais plusieurs. Mussolini a été à la fin des années 1920 la figure d’une réaction face au mouvement social montant et qu’il a contribué à casser. Il est devenu au début des années 1930 une sorte de dirigeant modernisateur et industrialisateur. Puis il s’est rapproché de l’Allemagne et a pris progressivement la figure du diable. Mais il faut se rappeler qu’en 1933, l’Union soviétique établit d’excellentes relations avec l’Italie contre les nazis pour s’en protéger. Il n’était pas dit du tout que Mussolini – au départ très violent à l’égard de Hitler, par exemple au moment du premier Anschluss ou de l’assassinat de Dollfuss – finirait par s’allier avec lui. Mussolini a laissé l’image d’une marionnette de Hitler et qui couvre les pires exactions de la part des nazis avant de finir pendu à un croc de boucher. Or, une grande partie du succès dans la modernisation de l’Italie à partir de 1945 trouve ses bases dans des institutions mises en place sous Mussolini. Le manque de confiance des Italiens dans leur État provient de l’image qu’ils gardent du « dernier » Mussolini : celui d’un pouvoir sanglant, fantoche, allié à l’Allemagne nazie. De nos jours encore, dans une bonne partie de la classe politique italienne, subsiste une très grande réticence par rapport à l’État qui conduit à ce raisonnement implicite : mieux vaut être gouverné par une main relativement bénigne depuis Bruxelles que par une main de fer depuis Rome. C’est l’opinion non de la majorité des Italiens mais de l’élite italienne. De ce point de vue-là, les actions de Salvini actuellement – avec un aspect nationaliste et xénophobe – visent à redonner confiance en l’Italie aux Italiens. Il a bien identifié où était le problème. Va-t-il parvenir à le résoudre sans tomber dans des extrêmes politiques ? C’est une autre question…

Voilà pourquoi j’en ai conclu que le pays le mieux armé pour sortir de l’euro était la France. Mais cela implique un pouvoir avec une volonté politique forte qui manque aujourd’hui.

VdH : Vous êtes un spécialiste reconnu de la Russie. Vladimir Poutine a accueilli la semaine dernière à Sotchi une trentaine de dirigeants africains. C’était le premier sommet du genre. La Russie peut-elle réussir à nouer des liens économiques de premier plan sur le continent africain ?

J.S. : Il faut savoir que, depuis une quinzaine d’années, les entreprises russes sont extrêmement présentes en Afrique. Ce sont des groupes industriels russes qui ont racheté près de 80 % du secteur minier sud-africain. Les entreprises russes sont aussi présentes dans le domaine des services. La téléphonie russe se développe très vite en Afrique du Sud, au Mozambique, au Kenya. Cette véritable montée en puissance de l’économie russe en Afrique n’a été, pendant longtemps, que le travail des entreprises, essentiellement, pas celui de l’État. Pourtant, j’avais été en 2007 ou 2008 le spectateur très amusé d’une petite scène, lors d’un séminaire en Afrique du Sud. J’avais vu à la télévision l’arrivée de l’envoyé exceptionnel de Vladimir Poutine à la rencontre du président sud-africain. Ce dernier a alors écarté l’interprète, s’est mis à parler en russe avec l’envoyé et lui a montré fièrement un passeport soviétique qu’il avait conservé. Car en effet, une partie des cadres de l’ANC avait vécu en Union soviétique. C’est une anecdote qui disait quelque chose malgré tout.

Jacques Sapir (4)Depuis 2013-2014, l’État russe essaie d’être présent politiquement en Afrique, d’abord comme un garant de sécurité. Lorsqu’il y a eu des troubles au Mali et au Niger et que la France est intervenue (janvier 2013), une partie du matériel de l’Armée française a été transportée par des avions russes privés. L’armée française a fait de la sous-traitance avec une société de transports russe qui utilise des anciens cargos militaires. Évidemment, si le gouvernement russe n’avait pas voulu aider la France, la société aurait refusé… Les Russes ont estimé que les Français assuraient une fonction de sécurité sur le continent, mais se trouvaient cependant handicapés par le passé de l’ancienne puissance coloniale. Les Russes pensaient alors pouvoir intervenir sous la direction des Français. Les autorités russes ont donc proposé au gouvernement français de travailler ensemble puisque la présence russe est moins voyante. Les Français auraient conservé le pilotage des opérations en raison de leur connaissance supérieure du terrain. Cela se serait traduit par la mise sur pied d’une sorte de force d’intervention, avec des troupes aéroportées de 5 000 à 6 000 hommes qui auraient pu intervenir en soutien de l’armée française en endossant certaines tâches… La diplomatie française a opposé un refus, lequel tenait à la volonté de conserver le pré carré africain mais aussi à la russophobie qui s’est développée à partir de 2014. Or, on constate aujourd’hui : que la France est en déclin accéléré dans ces régions ; que la Chine devient un pays de plus en plus important, en particulier en Afrique de l’Est mais pas seulement ; que la Russie se positionne en garante de la sécurité, notamment en Éthiopie et dans les deux Soudan.

La montée en puissance politique de la Russie va équilibrer une montée en puissance économique qui date déjà d’une quinzaine d’années. Je pense que nous avons fait une énorme erreur. La France aurait été bien mieux placée si elle avait accepté de partager avec les Russes plutôt que de vouloir défendre un pré carré qui se réduit. Comme au Moyen-Orient, la France a joué perdante par russophobie et par alignement stupide sur la politique des États-Unis.

VdH : Comment se porte l’économie russe ?

J.S. : L’économie russe va plutôt bien mais elle a les problèmes d’une économie relativement développée. D’abord, elle a traversé la période de turbulence liée aux événements en Ukraine, aux sanctions financières en 2014 et 2015 et à la forte baisse des prix du pétrole. Elle connait actuellement des problèmes de politique économique. Le gouvernement dit vouloir accélérer la croissance mais en même temps ne cesse de prélever du revenu sur la population, ce qui évidemment compromet cette croissance. La Russie va enregistrer cette année un excédent budgétaire important (1,7 %) et veut poursuivre cet objectif dans les trois prochaines années. Pourquoi ? Pour de mauvaises raisons à mon avis au regard de la situation macro-économique. La Russie subit donc les conséquences de cette politique au minimum incohérente, en réalité un peu inepte.

VdH : Quelles sont ces mauvaises raisons ?

J.S. : L’idée est de reconstituer à toute vitesse les différents fonds souverains utilisés en 2014-2015. Le fonds de la richesse de la nation est aujourd’hui équivalent à 7,2 % du PIB. Il est prévu qu’il monte jusqu’à 10,2 % en 2021. On ne sait pas exactement pourquoi… On a le sentiment que, pour les dirigeants russes, le plus gros est ce fond, le mieux cela vaut. De même, les réserves de la banque centrale sont considérables… Si on regarde simplement en termes de couverture des importations, on doit en être à vingt-quatre mois. Le FMI demande qu’un État possède entre deux et six mois de couverture. Cela veut dire que si la Russie n’exportait plus un seul produit, elle pourrait tenir pendant deux ans ! Il y a à l’évidence un phénomène d’excès. Alors que l’État est excédentaire, la politique budgétaire consiste à augmenter les impôts. Début 2019, différents impôts indirects ont augmenté, alors qu’un excédent budgétaire de 1,7 % est attendu. C’est complètement incohérent. L’État maintient des prélèvements obligatoires sur les ménages supérieurs à la hausse de revenus de ces ménages. Le revenu disponible tend donc à baisser pour une partie de la population. Avec une croissance forte, ce serait compréhensible ; pas avec une croissance très faible… Ces incohérences vont se payer politiquement, d’une manière ou d’une autre. Cela joue aussi sur la popularité de Vladimir Poutine.

VdH : Où se situe-t-elle aujourd’hui ? Les médias français ont souligné la chute récente de la popularité du président russe…

J.S. : Il est passé de 75 % d’opinions favorables à 53 %. C’est donc bien une baisse incontestable mais il reste majoritaire. Par ailleurs, comme il ne se représentera pas à la prochaine élection présidentielle, il n’est plus concerné par sa popularité en réalité.

VdH : Vous avez publié en 2011 l’essai La Démondialisation dont vous proposerez une réédition complétée dans quelques semaines. Le phénomène qui en était à ses balbutiements il y a une décennie s’est-il accéléré ces derniers mois ?

Jacques Sapir - La démondialisationJ.S. : Oui, clairement. C’est pour cela que j’ai rédigé un nouveau chapitre – assez long – dans lequel je reprends toute une série de données. La stagnation voire la baisse relative du commerce international en termes de pourcentages du PIB, les phénomènes monétaires internationaux, la baisse du dollar et de l’euro, la montée dite des nouvelles monnaies ou des petites monnaies (dollar canadien, le dollar singapourien…) aboutissent à une situation nouvelle. L’idée que le monde pouvait être géré à partir de normes globales est en train de s’effondrer. On en revient à l’idée que ce sont les États qui sont en réalité les acteurs de la politique internationale. Ce retour se fait toutefois de manière dispersée. La mondialisation entraînait avec elle toute une série de pathologies économiques et politiques que j’ai analysées dans la première édition de ce livre. La démondialisation va elle aussi provoquer ses propres problèmes.

Cette démondialisation, écrivais-je à l’époque, était nécessaire. Il y a dix ans, elle était déjà en train de s’amorcer tandis qu’aujourd’hui elle est de plus en plus évidente. On a passé le point de bascule. La notion de « souveraineté » de l’État est massivement acceptée, sauf peut-être en Europe. Et encore, certains pays européens l’appréhendent bien… La difficulté réside dans le remplacement d’une forme de coordination par les règles par une coordination plus volontaire, c’est-à-dire par des choix de coopération opérés par les États. On commence à le voir, par exemple à travers les accords passés entre la Russie et la Chine : cela constitue un bloc d’intérêts, même si des divergences subsistent. Malgré tout, il y a l’idée chez leurs dirigeants que ces deux États doivent travailler ensemble face aux États-Unis. Au Moyen-Orient, des États dont chacun est très inférieur aux États-Unis parviennent, tous réunis, à imposer leur politique. On comprend aujourd’hui seulement l’importance de ce phénomène alors qu’il était tout-à-fait prévisible.

On est entré dans une forme de déglobalisation qui va s’accélérer. Ne porte-t-elle pas en elle des problèmes politiques ? À l’évidence oui. C’est ce qu’illustre de manière anecdotique le Brexit ou de manière sérieuse la politique de plus en plus erratique de Washington vis-à-vis de l’Orient ou de la Chine. Le temps des États-Unis seule hyperpuissance au niveau mondial est révolu mais les Américains en comprennent tout juste les conséquences alors que le basculement s’est produit fin 1990-début 2000. Les interventions militaires en Afghanistan, en Irak et en Libye ont été des phénomènes accélérateurs de cette perte de puissance des États-Unis, plutôt que des renforcements. Donald Trump sait très bien qu’il sera amené à passer un accord avec la Chine. Il continue d’espérer que c’est dans une politique de confrontation qu’il peut reconstruire une puissance dominante. Or, s’il regardait les tendances économiques, il verrait que cette politique était jouable au début des années 2000, mais c’est à présent une politique perdante. Le plus Trump antagonise ses relations à la Chine, le plus les États-Unis y perdront.

VdH : Quels pourraient être les partenaires intéressants pour la France dans ce contexte de démondialisation ?

J.S. : Un partenaire devrait être évident pour la France, que ce soit sur la question du Moyen-Orient ou sur celle de l’Afrique : c’est la Russie. Il semble, d’ailleurs, qu’il y ait une prise de conscience de cela par Emmanuel Macron. Je dis bien par Emmanuel Macron, mais sans doute pas au niveau du gouvernement et encore moins de la diplomatie française. Le président a donné des signes assez intéressants d’une évolution de ce point de vue, en précisant qu’il faut éviter que la Russie s’allie complètement avec la Chine. La Russie maintient un intérêt important sur l’Europe. Là encore – et on le voit dans la tragique crise kurde – le pays qui a été en mesure de gérer la situation et d’offrir des garanties aux parties en présence, c’est la Russie. Cette dernière a expliqué aux Kurdes qu’ils n’auraient pas d’État car le rapport de forces actuel ne le rend pas possible mais qu’ils peuvent être assurés d’une sécurité grâce à des patrouilles à la frontière syro-turque. Cela permet de donner satisfaction à Erdogan qui craignait l’infiltration de terroristes kurdes et satisfaction aux Kurdes qu’ils ne seraient pas livrés à la puissance turque. Ce faisant, la Russie reconstruit également la souveraineté de la Syrie, laquelle récupère ses territoires. Qui sont les grands perdants ? Les États-Unis d’abord, qui se sont discrédités complètement. Les alliés occidentaux des Américains ensuite, qui sont entraînés dans cette déconfiture. Enfin, à terme, les autres perdants importants seront les monarchies du Golfe qui vont devoir prendre acte que la Russie est devenue le fléau de la balance dans les équilibres du Moyen-Orient. Les Saoudiens semblent avoir très vite compris puisque leurs négociations avec la Russie avancent beaucoup. Ces pays ont des intérêts convergents pour le contrôle du marché du pétrole. Mais l’Arabie Saoudite en a beaucoup rabattu sur son rêve de devenir une grande puissance régionale. L’armée saoudienne n’est pas même en mesure de faire face aux milices yéménites pro-chiites.

« La Russie est devenue le fléau de la balance dans les équilibres du Moyen-Orient »

La France a joué un rôle très trouble en s’alliant avec les Saoudiens dans la guerre civile au Yémen. Nous n’avions pas à nous en mêler et surtout le fait d’avoir soutenu un camp nous empêche d’apparaître aujourd’hui comme une force de paix, c’est-à-dire une force qui maintiendrait l’équilibre entre les parties en présence. Il en est de même avec l’Iran. Nous avons demandé aux Iraniens de ne pas trop protester contre la dénonciation par les Américains de l’accord sur le nucléaire. Les Iraniens ne se sont abstenus que temporairement de répondre aux provocations américaines. Dans cette histoire, la France a révélé qu’elle ne possédait aucun moyen de pression face aux États-Unis. Or, si elle avait travaillé avec les Russes, elle aurait gagné plus de poids.

VdH : Nous terminerons cet entretien par une question très différente, qui nous ramène aux débats universitaires… Le néolibéralisme s’est peu à peu imposé comme un horizon indépassable, devenant hégémonique dans le milieu scientifique. Que répondez-vous à ses promoteurs ?

J.S. : Je conteste ce bilan. En réalité, le néo-libéralisme dans sa forme réelle, la plus dure, est aujourd’hui en recul. Ce qui domine, c’est plutôt un conformisme intellectuel qui peut s’appuyer sur des idéaux néo-libéraux. Ce conformisme devient effectivement pesant, en particulier en France. Il empêche des débats théoriques. Des économistes néo-classiques peuvent prendre la parole pour dire qu’ils sont les seuls à avoir le statut scientifique. C’est une paranoïa comme une autre ! La vraie responsabilité vient du ministère de l’Enseignement supérieur. S’il disait à ces économistes : « Vous n’êtes qu’une école parmi les autres, et d’autres écoles ont autant de légitimité à parler d’économie que vous », la situation serait déjà différente. C’est le ministère qui gère les différentes sections du Conseil national des universités (CNU). S’il avait une véritable politique scientifique – ce qui n’est pas le cas, car il n’est composé que de comptables et de bureaucrates – cela se traduirait par la volonté de pluralité dans les modes de recrutement, notamment. Mais que peut-on attendre d’une élite politique qui considère que les croyances sont aussi importantes que les savoirs ? Nous nous trouvons dans une logique où domine un conformisme intellectuel, lequel va provoquer en réaction non seulement un renforcement des écoles « hétérodoxes » (postkeynésiennes, régulationnistes, institutionnalistes…) mais aussi une remise en cause de l’idée scientifique.

Entretien réalisé à Paris le 23 octobre 2019.

Auteur : Ella Micheletti

Journaliste indépendante. Ex-EPJ de Tours. M2 droit public. Fondatrice de Voix de l’Hexagone. Beaucoup de politique (française et étrangère). Animaux passionnément. Littérature à la folie.

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