L’album posthume de l’auteur-compositeur interprète canadien Leonard Cohen a été commercialisé le 22 novembre 2019. Sans atteindre la grâce du précédent opus, Thanks for the dance s’avère un formidable cadeau d’adieu à la chanson et au monde.
L’édition des dernières chansons enregistrées par Leonard Cohen chez Columbia, son label historique, s’est faite dans une relative discrétion médiatique. Et à l’image du visuel minimaliste qui l’accompagne, l’œuvre est d’une élégante sobriété. Les 9 morceaux qui composent Thanks for the dance – à peine 30 minutes au total – n’atteindront certainement pas un large public. Mais les admirateurs de la poésie et de la voix de Cohen se régaleront de ce codicille artistique.
La magie préservée
Difficile pour le « Maître », disparu le 7 novembre 2016, de s’élever au-dessus de ce You want it darker qu’il avait délivré au seuil de la mort, plus mystique que jamais. Cette fois, Leonard Cohen n’était plus là pour contribuer aux arrangements et assister au mixage d’un disque pour lequel il n’avait enregistré que des parties vocales et dont les chansons n’existaient qu’à l’état de maquette. Mais sa volonté de léguer au public ses ultimes compositions avait été expressément formulée à son fils. Brillants exécuteurs testamentaires, Adam Cohen et une cinquantaine de musiciens ont patiemment achevé Thanks for the dance, fait vivre l’œuvre et maintenu la magie en suspens. Voilà pour la petite histoire. La grande, celle qui résume l’empreinte laissée par Cohen dans la musique populaire, trouve avec ce message d’outre-tombe un admirable prolongement. Comme si rien n’était arrivé, l’univers de Leonard Cohen se reconstitue : ses mots, ses obsessions, ses rythmes et ses souffles. Les textes susurrés – plus que chantés – de cette voix insondablement profonde sont, pour certains, déjà anciens. « Puppet » et « The Hills » (connu auparavant sous le titre « Book of Longing ») avaient par exemple été enregistrés il y a de cela une douzaine d’années et étaient connus des aficionados. Réinterprétées par Cohen juste avant sa mort et réorchestrées, ces deux chansons intègrent enfin sa discographie officielle.
Sur la première partie de l’album, les accompagnements reproduisent les sonorités qui avaient fait le raffinement du groupe qui entourait Leonard Cohen sur scène de 2008 à 2013. Cordes et cuivres remplacent avantageusement le synthétiseur dont Cohen avait eu la fâcheuse tendance à abuser, en particulier dans cette suite acclamée allant de Various Positions en 1984 à Ten New Songs en 2001. Des réminiscences de la magnifique « Ballad of The Absent Mare » (Recent Songs, 1979) affleurent carrément à l’écoute du morceau délicat qui donne son titre à l’album. Puis les chansons composant la face B du disque au format vinyle entraînent dans une atmosphère plus sombre, tantôt hautement envoûtante (« It’s torn », une grande réussite de l’album) tantôt excessivement grandiloquente (« The Hills »). Ce glissement stylistique immédiatement perceptible accompagne aussi une progression thématique. Cohen révèle encore une fois ses deux facettes : celle d’un être profondément pieux, fasciné par la décadence et le mystère de la mort et celle d’un séducteur qui s’enivra de l’existence. « Meeting Christ and reading Marx », chante-t-il d’ailleurs… Jusqu’au bout, il aura célébré l’amour des femmes. « Moving on », amère, comme « The Night of Santiago », enlevée, sont deux nouvelles perles galantes à ajouter au trésor cohenien. Mais jusqu’à la fin aussi, il aura été fataliste (« German puppets burned the Jews / Jewish puppets did not chose […] Puppet winds and pupper waves / Puppet sailors in their graves » martèle-t-il). L’au-delà qu’il avait tant sondé a fini par le happer, non sans avoir connu les affres de la vieillesse. Il n’est pas excessif de dire que « The Goal », qui conte en quelques vers la réclusion, antichambre du caveau, est l’un de ses plus beaux textes existentiels.

Œuvre rare
Thanks for the music n’est que le quinzième album studio de Leonard Cohen depuis 1967. C’est dire que l’œuvre paraît aussi parcimonieuse que précieuse. Un homme dont le moindre poème devait mûrir pendant des mois voire des années n’a pas laissé derrière lui ces mannes d’enregistrements inédites qui permettent à un Bob Dylan, toujours bon pied bon œil, d’offrir des CDs entiers d’inédits (les fameux Bootleg series). Il n’est pas même acquis que Songs for Rebecca, ce projet abandonné en 1975 mais dont les bandes ont été conservées fasse un jour l’objet d’une sortie officielle.
Il n’y aura pas d’autre album posthume, c’est pourquoi Thanks for the music tombe comme une faveur inespérée. Au terme du voyage, avec « Listen to the hummingbird », morceau court et rudimentaire, proche d’une démo à l’état brut, Leonard Cohen éteint définitivement la lumière derrière lui : « Listen to the mind of God… Don’t listen to me… ».