Un regard sur ‘Des oiseaux, petits et grands’ de Pier Paolo Pasolini

Les rédacteurs de Voix de l’Hexagone proposent une série « Un regard sur » des films qui les ont marqués et qui présentent un intérêt philosophique ou politique comme ici Des oiseaux, petits et grands (Uccellacci e uccellini) de Pier Paolo Pasolini (1966).

La première minute, c’est un choc. Où sommes-nous tombés ? Quel est cet univers baroque, étrange ? Au bout de cinq minutes, la réflexion s’installe, le cerveau turbine à pleine puissance. Qu’on nous donne les codes pour comprendre. Qu’on nous donne les clés – car elles ne peuvent être que multiples – pour ouvrir grand la porte du monde pasolinien. Un désir d’atteindre la hauteur d’âme du réalisateur au sort tragique se fait pressant bien qu’on ne sache pas encore si cette rencontre sera un miracle ou une déception. Puis, dix minutes se sont écoulées et alors il n’y a pas de demi-mesure : soit on sombre dans l’obscurité et dans une incapacité à apprécier et à faire nôtre ce monde en apparence incongru, soit on reçoit une illumination.

Des oiseaux, petits et grands est un film court (85 minutes environ) et pourtant d’une densité intellectuelle, politique et philosophique incroyables. Le synopsis apparaît simple de prime abord : la journée d’un père et d’un fils qui vaquent à leurs diverses occupations. Mais pas n’importe quelle journée : celle d’une chance, celle d’une possibilité de salut, celle d’une possibilité de pardon, celle d’une quête d’humanisme et de lumière dans le monde aliéné des hommes modernes. À la recherche de l’humanité perdue.

« Pour éviter la dislocation fatale à Totò et Ninetto, Pasolini offre une voie de rédemption dont le parcours est tracé par le personnage du corbeau, dans lequel sont magnifiquement personnifiés la Conscience et l’Humanisme »

C’est un parcours initiatique fulgurant, à la fois lent et brutal, qui est proposé aux deux personnages. Tout d’abord, ce qu’il faut bien voir, c’est que ces derniers représentent, chacun à leur façon, deux êtres dont le sceau de l’humanité –  dont tout un chacun est censé être marqué sur son front – a été brisé. Ils incarnent ce que le réalisateur qualifie dans ses Écrits corsaires de « mutation anthropologique des Italiens. »

Le père, parfaitement incarné par le mythique acteur italien Totò, est profondément moqueur, insensible, vulgaire, méprisant socialement et vaniteux. Quant au fils, joué par l’espiègle Ninetto Davoli, il représente la jeunesse italienne perdue des années 1960 et 1970 telle que la jugeait sévèrement Pasolini. Goguenard et désinvolte dans sa méchanceté, perfide dans sa superficialité, Ninetto représente la jeunesse qui aurait perdu son âme, son cœur et son corps en pensant précisément les avoir libérés.

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Pasolini l’explique bien, toujours dans ses Écrits : auparavant existaient, entre parents-enfants, un silence et un fossé sur le thème de la sexualité par exemple, lesquels ne s’accompagnaient pas forcément d’un tabou diabolisant du sujet et n’entravaient pas pour autant le développement de la sexualité qui se faisait naturellement, avec une sensualité rafraîchissante et une véritable capacité d’émerveillement : « Les jeunes gens étaient tenus à l’écart des adultes […] Obéissant à la règle tacite qui voulait qu’on les ignore, se taisaient à l’écart mais il y avait dans leur silence, une intensité et une humble volonté de vie, un tel éclat dans leurs yeux, une telle grâce dans leur sensualité […] Qu’attendaient-ils, ces jeunes gens un peu rudes mais droits et gentils, sinon le moment d’aimer une femme ? Leur attente était aussi longue que l’adolescence – quoiqu’il y eût quelques exceptions, qui étaient de merveilleuses fautes – mais ils savaient attendre avec une patience virile : et quand le moment venait, ils étaient mûrs et devenaient de jeunes amants […] Aujourd’hui que tout est hideux et envahi d’un monstrueux sentiment de culpabilité […] les jeunes gens ont rompu l’isolement auquel les condamnait la jalousie de leurs pères, pour, stupides, présomptueux et ricanant, faire irruption dans un monde dont ils se sont emparés. »

La fausse libération

Dans le film, le fils assume un cynisme brutal, ricanant en effet et sans fard vis-à-vis de la gente féminine. Il n’hésite pas à briser le silence et les formes en jetant brutalement à son père : « Elle ne doit pas se faire sauter celle-là ! » Il essaie ensuite de compter fleurette lourdement à de jeunes filles qui ne sont pas dupes. Pasolini décrit ces jeunes hommes sans grande expérience dans son ouvrage pré-cité : « Mettre des pantalons et des chemises à la dernière mode, entretenir des rapports obsessionnels avec les filles que l’on garde auprès de soi comme ornement en prétendant qu’elles sont libres. Ce sont tous là des actes culturels. »

La bonne conscience sauve et la sensation d’être arrivé au bout d’un processus progressiste constituent des œillères sur la situation réelle des femmes : cette liberté est illusoire pour Pasolini.

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Les deux protagonistes sont donc des humains biologiquement parlant mais peuvent-ils encore se revendiquer de ce trésor propre aux êtres humains, ce vivier soi-disant inépuisable qui fait notre force, notre humanisme ? Une profonde stupidité participe à leur déshumanisation. Pour leur éviter la dislocation fatale, Pasolini offre une voie de rédemption dont le parcours est tracé par le personnage du corbeau, dans lequel sont magnifiquement personnifiés la Conscience et l’Humanisme.

Au cours de la journée, ce remarquable spécimen doué de la parole, fieffé communiste, marxiste convaincu et d’une clairvoyance extrême sur les problématiques sociales, les accompagne le plus souvent le long d’une route déserte et vide. Si, pour le père et le fils, la route est un moyen de passer d’un point A à un point B, elle sert de canal de transmission au corbeau pour tenter de sauver cette humanité perdue chez les deux personnages. Les deux hommes et le corbeau se rencontrent sur une route et c’est une route qu’ils se sépareront. Cette dernière peut être appréhendée comme une sorte de purgatoire où les actes et pensées du père et du fils vont déterminer s’il reste quelque chose de bon à sauver chez eux.

L’oiseau constitue le véritable héros du film en ce qu’il est le plus humain de tous. Il est le fil conducteur qui tente de réveiller les hommes à l’âme malade, il sert de guide, de sauveur. Par ses tirades sociales et engagées, ses questions piquantes, ses critiques, il essaie de retenir deux êtres en plein étiolement (qui n’en sont pas conscients). Notons également que le choix du corbeau n’est pas anodin car il est souvent synonyme de sagesse, mais aussi présage de mort.

« Le peu d’humanité qui reste au père et au fils est mise à l’épreuve, en particulier dans la superbe scène de la ferme où Totò vient réclamer de l’argent que lui doit une pauvre fermière sans le sou »

Le peu d’humanité qui reste au père et au fils est mis à l’épreuve, en particulier dans la superbe scène de la ferme où Totò vient réclamer l’argent que lui doit une pauvre fermière sans le sou. On observe que cette dernière descend d’une échelle pour rejoindre Totò, ce qui n’est pas sans laisser penser que, de façon métaphorique, elle sombre encore plus dans la déchéance. Sur le moment, l’oiseau se tait et garde une figure d’observateur. Son silence est d’autant plus éloquent que se dessine sous ses yeux la preuve violente que le père est pourri jusqu’à la moelle : la femme geint qu’elle n’a pas d’argent, un homme qui semble frappé d’inanition se tient assis sur une chaise, des enfants pleurent, la mère leur fait croire qu’il fait nuit depuis quatre jours pour qu’ils ne lui demandent pas à manger car elle n’a rien à leur donner.

La froideur du père, accompagnée des moqueries du fils, pousse le corbeau à lancer un avertissement à Totò : « Vous pourriez être mangé par un plus gros que vous ! » Totò a en effet laissé passer sa chance d’être pardonné et de regagner des points de son humanité perdue en faisant preuve de compassion envers des oiseaux plus petits, les pauvres. Des oiseaux qui nécessitent encore plus d’empathie.

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Pasolini distille un peu partout dans le film des idées communistes et marxistes mais elles sont particulièrement éloquentes dans cette scène. Elles resurgissent également de façon éclatante juste après, quand c’est au tour des héros d’être les petits oiseaux écrasés par les plus grands. Totò est lui-même endetté auprès d’un homme très riche et il se présente chez lui, dans sa belle demeure où se déroule une réception mondaine, pour lui demander d’attendre un peu plus, faute de pouvoir le payer dans l’immédiat. Le message est clair et sans pitié : on est toujours le prolétaire ou le bourgeois de quelqu’un d’autre. Des oiseaux petits et grands, encore.

La scène en plongée où les chiens du riche propriétaire sont couchés sur un Totò et un Ninetto écrasés et effrayés est fort à propos et parlante. La vie des hommes considérés comme inférieurs dans une société inégalitaire a moins d’importance que celle des chiens de ceux qui ont le pouvoir. « Homo homini lupus est. » C’est à leur tour d’être méprisés et maltraités.

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Pier Paolo Pasolini.

On ne manquera pas de remarquer, dans cette scène de la réception mondaine, une condamnation de la décadence futile et vaine d’une bourgeoisie représentant la nouvelle élite de l’époque qui, d’après Pasolini, tient les rênes d’un nouveau fascisme, celui de la société de consommation où le peuple italien perd son âme. Totò et Ninetto sont pris au piège, entre deux eaux, entre cette bourgeoisie qui rit aux éclats dans des pièces superbement meublées, et leur propre milieu à la fortune modeste. La déférence dont ils font preuve en est la marque.

Le spectateur souhaite ardemment que l’humiliation subie par le père et le fils provoque chez eux un déclic. Rien de tel ne se produit. Le corbeau (la Conscience) finit par les lasser, les démanger, les déranger dans leur égoïsme. Ils reprennent la même route pour rentrer, sans avoir tirer aucune leçon de ce parcours initiatique qui leur offrait pourtant la plus belle des chances.

On pourrait s’interroger sur l’insertion de la seconde histoire dans le film, celle des deux moines (mêmes acteurs et prénoms que le père et le fils). Cette partie du film est une anecdote racontée par le corbeau, encore une fois dans le but de saupoudrer notre monde de ses considérations philosophiques et de donner une leçon de vie aux deux héros.

« Le spectateur souhaite ardemment que l’humiliation subie par le père et le fils provoque chez eux un déclic. Rien de tel ne se produit. Le corbeau (la Conscience) finit par les lasser, les démanger, les déranger dans leur égoïsme »

Les deux moines reçoivent pour mission d’évangéliser les oiseaux, petits et grands… Les moineaux et les faucons. Nul besoin de s’étendre sur les analogies entre les moineaux et humains vulnérables (fermiers, prolétaires) et les faucons (oiseaux de proie, le père et l’homme riche). Plusieurs sujets sont entremêlés dans cette histoire dans l’histoire.

La question du prosélytisme religieux y est tournée en ridicule, notamment avec les gros plans de visages grimaçants et du cou tendu de Totò qui tente de se métamorphoser en oiseau. C’est la première aliénation par l’homme, qu’il faut aussi appréhender sous l’angle d’un prosélytisme philosophique et d’un anthropocentrisme conquérant. Les différences doivent être gommées pour se mettre sous l’égide de Dieu ; les moineaux et faucons, vivant encore dans un état de nature, ont bien du mal à saisir le concept.

Prosélytisme et asservissement

En témoigne le dialogue marquant des moineaux avec Totò. Les premiers demandent au second l’essentiel, du grain, et le moine leur répond de placer leur amour sous la coupe d’un être transcendant. On modèle autrui sous prétexte de lui apporter une vérité implacable. Au lieu de le combler des graines nourrissantes qu’il demande, on sème, à travers la figure de Totò considéré comme un saint, la première graine de fausse « modernité » qui lui fera perdre unicité, fraîcheur, spontanéité.

corbeau

Sous des aspects déroutants, ce passage des moines illustre à merveille les messages de Pasolini sur l’asservissement des uns sur les autres, sur l’humanité qui croit avoir trouvé la lumière et qui cause des dommages à ses pairs, sur l’humanisme et la conscience vaincus (cf. le sort du corbeau). Si le film n’est pas facile d’accès et guère optimiste, il n’en demeure pas moins fascinant, surtout quand on a entamé un travail de compréhension de son réalisateur en amont. La première minute, c’est un choc. Où sommes-nous tombés ? Au bout de cinq minutes, la réflexion s’installe, le cerveau turbine à pleine puissance. Au bout d’une heure et demi, le miracle peut avoir eu lieu entre Pasolini et le spectateur, pourvu que ce dernier ait pris la peine de se prêter à ce jeu d’élasticité de l’esprit et du cœur.

Auteur : Ella Micheletti

Journaliste indépendante. Ex-EPJ de Tours. M2 droit public. Fondatrice de Voix de l’Hexagone. Beaucoup de politique (française et étrangère). Animaux passionnément. Littérature à la folie.

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