[Paroles de militant] : Alexandre Schon (FI) : « J’ai mis des mots politiques sur mes révoltes grâce à Jean-Luc Mélenchon »

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Alexandre Schon est co-animateur du Livret Numérique de La France insoumise et docteur en géographie de l’innovation et des télécommunications européennes. Ayant accepté de répondre aux questions de Voix de L’Hexagone, il nous donne rendez-vous devant la Cité des sciences et de l’industrie, un lieu emblématique où il a donné ses premiers symposium. Engagé aux côtés de la FI depuis 2016, il se confie sur son parcours politique et associatif, son rapport nuancé à l’Union européenne, l’avenir de la gauche, la souveraineté et la problématique majeure du numérique.

Propos recueillis par Ella Micheletti.


Voix de l’Hexagone : Pouvez-vous, tout d’abord, résumer votre parcours politique et les motivations qui vous ont conduit à vous engager à la France insoumise (FI) ?

Alexandre Schon : J’ai énormément traîné des pieds pour entrer en politique car, pour moi, la politique amenait à gommer sa personnalité, à ne pas dire ce que l’on pense, à se camoufler ou ne pas être soi-même. Pendant quinze ans, mon engagement associatif a été le moyen d’être entier. Je suis originaire de Montpellier et j’ai beaucoup entendu au Parti socialiste local des jeunes gens de mon âge me dire que j’avais tort et qu’ils allaient m’expliquer la vérité vraie. Le ton employé par ces militants était pour moi absolument insupportable. Il caractérisait à mes yeux une forme d’aliénation mentale qui explique que je me sois tenu très loin du syndicalisme étudiant et des partis politiques. Pour moi, militer dans l’associatif était plus équilibré. Ma conscientisation a débuté lors de la première édition du conseil départemental des jeunes de l’Hérault. J’y ai rencontré des gens comme André Vézinhet (président du conseil départemental à l’époque) et, grâce à l’équipe d’animation, j’ai pu prendre confiance en moi. Au début des années 2000, j’ai commencé à m’investir dans l’associatif LGBT car je considérais qu’il n’était pas acceptable que des gens puissent se marier et adopter des enfants et d’autres non. J’ai milité par exemple auprès d’Angel 34, une association qui accueille des jeunes de 15 à 25 ans, ce qui m’a permis de comprendre l’historique politique existant derrière les drag-queens. J’ai ensuite essayé de coordonner des luttes LGBT au niveau européen.

« Au début des années 2000, j’ai commencé à m’investir dans l’associatif LGBT car je considérais qu’il n’était pas acceptable que des gens puissent se marier et adopter des enfants et d’autres non »

Au moment où le mariage pour tous a été légalisé en France, j’ai pensé qu’il ne fallait pas que je me cantonne à ce combat-là, que j’avais d’autres idées à porter, par exemple autour des libertés numériques. J’ai alors commencé à militer sur la question de la construction européenne. Je trouvais que l’idée d’être connecté avec des individus des quatre coins du continent était fantastique. Je crois beaucoup en la capacité des êtres humains à s’interconnecter et à entrer dans une forme de résonance empathique ou quasi-sensitive pour construire de belles choses. La citoyenneté mondiale et la citoyenne européenne constituent une marche pour arriver à cet objectif. Je suis devenu président de la section montpelliéraine de l’association des Jeunes européens vers 2015. Parallèlement, j’ai développé davantage mon investissement sur la question des libertés numériques, d’un Internet neutre et ouvert, sans le poids des GAFAM et des multinationales. Par la suite, j’ai pris mes fonctions de professeur en collège en Seine-Saint-Denis. Je me suis beaucoup attaché à mes élèves et au quartier, pourtant difficile.

Toute ces expériences m’ont fait prendre conscience que le militantisme associatif standard est soumis au politique, pas tant au niveau du message que du financement. Sans subventions, tout projet est exclu malgré la noblesse de l’initiative. Devoir passer mes nuits entières à flécher des dossiers sur des documents directeurs rédigés par des élus à côté de la plaque m’a très vite fatigué. Je ne suis rentré en politique à la FI qu’au cours de l’année 2016. Pour l’ensemble de mon parcours associatif, le Parlement européen venait de me décerner le Prix du Citoyen européen. J’ai pensé que cette distinction correspondait au moment, non pas de quitter l’associatif (je suis toujours engagé aux Jeunes européens et aux Restos du Cœur), mais de passer à autre chose. Je soutenais Jean-Luc Mélenchon depuis 2012. Je me reconnaissais en lui et en la colère qu’il portait. C’est quelqu’un qui m’a éveillé politiquement. J’ai mis des mots politiques sur mes révoltes grâce à Jean-Luc Mélenchon. Lorsqu’il a annoncé sa candidature en février 2016, j’ai été dubitatif au départ en raison de son isolement à gauche. Je suis quand même entré à la FI et j’ai d’emblée apprécié de ne pas être encarté, de ne pas avoir à cotiser. Il y a donc une forme de liberté qui m’a attiré dès le début. À l’intérieur du mouvement, j’ai commencé par militer dans le XXe arrondissement de Paris, essentiellement. J’ai fait la connaissance de Danielle Simonnet lors d’une distribution de tracts et elle m’a présenté un groupe d’appui hétéroclite qui me correspondait. Ses membres ne m’ont pas jugé pour mes opinions pro-européennes alors que d’autres militants la FI avaient pu avoir des mots un peu blessants à ce sujet auparavant, ce qui m’avait touché. J’ai pu militer à la fois à la FI et au bureau national des Jeunes européens, où on m’avait confié le militantisme et la formation.schon

VdH : Vous êtes aujourd’hui co-animateur du « Livret numérique » de la FI. En quoi cela consiste-t-il ?

A. S. : Il existe le programme « L’avenir en commun » qui est le tronc commun de 80 pages de la FI avec les principales lignes directrices. Ce programme général est ensuite décliné dans 42 livrets thématiques, dont le numérique. Le Livret numérique a une originalité : il comporte deux parties, ce qui témoigne de la place intéressante que réserve à ce domaine « L’avenir en commun ». Ce livret est intégré dans un espace de la FI plus général qu’est l’espace programme aujourd’hui coordonné par Clémence Guetté et Hadrien Clouet. Un Livret sert à rédiger des notes de synthèse pour les députés et les orateurs nationaux pour mieux les orienter dans leurs prises de parole publiques ou médiatiques, dans les débats. Je rédige moi-même beaucoup de notes ou de discours. Nous sommes officiellement 40 inscrits sur le livret et nous fonctionnons avec un noyau dur d’une dizaine de personnes.

Chacun a ses spécialités : certains contributeurs sont juristes, d’autres membres d’une ONG, informaticiens, mathématiciens, géographes… Personne ne signe rien et chacun contribue à hauteur du temps et de l’énergie dont il dispose. En tant que co-animateur, je me charge essentiellement de faire valoir de rappeler les impératifs de « L’avenir en commun » en matière de numérique, de relayer les messages de l’équipe à la direction nationale, et vice versa. C’est donc important d’avoir des militants de confiance pour pouvoir épauler des élus ou des assistants parlementaires, des candidats aux élections… Nous établissons aussi des « états de l’art » sur des sujets donnés, nous rédigeons des tracts, nous réalisons des actions de terrain. Par exemple, avec les « Caravanes insoumises », les gens peuvent venir à notre rencontre se faire installer des logiciels libres de droits et apprendre des gestes d’hygiène numérique (protection des données, création d’une adresse mail alternative…).

VdH : La surveillance numérique est un enjeu actuel majeur. Comment appréhendez-vous les tentatives récentes du gouvernement de contrôler davantage les informations diffusées sur internet (loi « Fake News » du 22 décembre 2018, loi Avia censurée par le Conseil constitutionnel) ?

A. S. : La loi Avia a été, d’abord, une erreur en termes de timing politique. Alors qu’il y avait urgence à adopter des mesures d’ordre sanitaire, la loi Avia sur la cyberhaine a été votée en recourant à la procédure accélérée – ce qui est typique de la Macronie… – pour prendre les parlementaires de vitesse. Les Français attendaient des lois de justice sociale et fiscale, des décisions en faveur du personnel hospitalier, de la protection des salariés. Par exemple, les travailleurs sans-papiers très utiles pendant la période du confinement, comme ceux embauchés par l’entreprise de restauration Frichti, n’ont plus la possibilité désormais d’entrer en cuisine depuis que la presse a attiré l’attention sur leur sort. Au lieu de ça, le gouvernement fait voter une loi liberticide pour l’expression sur Internet alors qu’aucune urgence ne s’imposait. Une autre erreur a été commise, sur le fond. Cela fait plus d’un an que l’équipe du Livret numérique de la FI travaille sur cette loi. Toutes les ONG s’accordaient à dire qu’elle ne passerait pas à travers les mailles du Conseil constitutionnel. Et malgré cela, le texte a été maintenu et les juristes de LREM ont été mis en échec sur le fond, révélant leur amateurisme et leur méconnaissance du droit… Enfin, cette affaire montre que même si les associations de protection des minorités censées être défendues par Laëtitia Avia avec sa loi, par exemple certaines associations LGBT et même la Ligue des Droits de l’Homme, ont dit que la proposition de loi était par essence liberticide, ça n’a pas empêché la majorité de s’obstiner, bille en tête.

« La loi Avia, tout comme la loi « fake news », ne sont pas que le fait français. Elles sont encouragées par des directives européennes déjà existantes »

La loi Avia, tout comme la loi « fake news », ne sont pas que le fait français. Elles sont encouragées par des directives européennes déjà existantes. Au Livret numérique, nous avons lutté avec acharnement contre la directive « copyright » qui a finalement été avalisée. Elle a entraîné un renversement de paradigme : désormais la plateforme qui héberge une vidéo est responsable de son contenu, et non plus la personne qui poste. Face à cela, les plateformes, pour éviter d’être condamnées à de lourdes amendes, financent la recherche et le développement sur des algorithmes qui vont filtrer les vidéos avant même leur publication. C’est une atteinte majeure à la liberté d’expression sous l’égide du droit patrimonial. En interne, la FI a beaucoup travaillé pour accompagner notre député au Parlement européen Younous Omarjee afin qu’il s’oppose au projet de directive. Il a été le seul député français, avec la communiste Marie-Christine Vergiat, à voter contre le projet et nous en sommes très fiers. Au même moment, a été adoptée la directive Dalton relative aux contenus à caractère terroriste qui repose sur le même principe : une censure algorithmique avec des instances de vérifications humaines sous-calibrées par rapport à toute la subtilité des contenus postés sur Internet.

Exemple : les algorithmes répondant à la directive Dalton peuvent censurer les tours de Notre-Dame en train de brûler car l’algorithmes analyse cela comme une photo des attaques contre le World Trade Center ! Ce genre d’erreurs est fréquent. Les lois françaises s’inscrivent donc dans une architecture d’un ensemble de règlements, directives ou résolutions à l’échelle de l’Union européenne. La réponse à leur apporter doit donc l’être certes au niveau français mais aussi au niveau global. Nous avons besoin d’un vrai choc politique et sociétal sur la question numérique. L’éveil des consciences a démarré timidement avec les révélations d’Edward Snowden sur la surveillance généralisée dévoilant la création de matrices de vérifications avec des bases de données communes.

« Nous avons besoin d’un choc politique et sociétal sur la question numérique. L’éveil des consciences a démarré timidement avec les révélations d’Edward Snowden sur la surveillance généralisée »

Je constate que la plupart de mes adversaires politiques qui proposent ce type de réglementation liberticide le font avec la volonté de bien faire mais ne mesurent pas tous les tenants et les aboutissants de la problématique. D’où l’importance pour un parti de posséder des élus ayant une « teinte » numérique. Au Sénat, le groupe UDI-MoDem avait proposé, il y a plusieurs mois, que les données personnelles soient payées par les entreprises pour qu’elles puissent les acquérir, plutôt que de les céder gratuitement. Or, cela veut dire que ceux qui seront prêts à vendre leur identité numérique, c’est-à-dire une partie de soi, seront probablement les gens pauvres, les catégories populaires et précarisées, tandis que les riches préserveront leur intégrité numérique. Heureusement, cette proposition n’a pas été adoptée. Il y a bien un véritable problème sociétal, économique et politique sur la question du numérique. Il faut rompre avec le numérique financiarisé. De qui dépend Cédric O, le secrétaire d’État au numérique ? De Bercy, et non pas du ministère en charge des libertés fondamentales. Il pourrait aussi dépendre de l’écologie, puisque le numérique représente 4 % des émissions de gaz à effet de serre et ce chiffre doublera dans quelques années. Une data parcours en moyenne 15 000 km. Se pose une vraie question de relocalisation de la donnée, de sa souveraineté. Il faudrait développer des nœuds Internet nationaux et régionaux. Aujourd’hui, le CAC 40 est en cotation dans la banlieue de Londres ! Je vous fais le pari qu’à moyen terme, nous aurons une commission spéciale data au Parlement européen. Il faut penser le numérique comme un facteur de solidarité.

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Jean-Luc Mélenchon en meeting à Toulouse en avril 2017 ( Photo : MathieuMD / Wikimedia Commons / CC BY-SA 4.0)

VdH : Retrouver une souveraineté numérique, c’est un combat que vous portez ?

A. S. : Tout à fait. Une souveraineté numérique, un numérique sobre écologiquement, un numérique inclusif, éthique, de la solidarité, libre, neutre et ouvert. Cela sera à l’avenir un rendez-vous politique majeur. Je forme l’espoir que la FI porte ce combat dans l’arène politique. Les formations de gauche doivent se montrer demain à la hauteur de cet enjeu-là car elles doivent protéger les salariés du numérique. Au niveau de l’UE, on songe à créer des « GAFAM européens » pour concurrencer les GAFAM [Google-Apple-Facebook-Amazon-Microsoft, NDLR] américains ou les BATX [Baidu-Alibaba-Tencent-Xiaomi, NDLR] asiatiques. C’est une très mauvaise idée parce qu’elle se fonde sur un même système : l’exploitation des données personnelles, le prolétariat numérique (les « travailleurs du clic »), l’ubérisation, la plateformisation, cette économie qui n’a de collaborative que le nom. Pourquoi ne pas revenir à des SCIC, des SCOOP numériques, de la coopération ? Le libre est la solution face aux GAFAM !

« En géographie, on distingue la mondialisation – l’expansion du système capitaliste dans le monde – de la globalisation des enjeux environnementaux, humains, sociaux. À la mondialisation, j’oppose cette globalisation-là »

Il faudrait penser le numérique non comme l’obsolescence programmée mais comme la conception de machines et d’équipements de façon sociale et écologique dès le design de base. Il faudrait aussi faire le pari des citoyens pour faire de la capitalisation de code, impliquer les ONG, les associations nationales, les collectifs citoyens experts. Il faudrait enfin repenser la place de la robotisation, qui n’est pas un mal en soi, pour décharger les travailleurs des tâches les plus pénibles. Le problème survient quand le robot remplace le salarié et que celui-ci se retrouve au chômage.

VdH : Dans le cadre de l’Union européenne actuelle et de la mondialisation, parler de reprise de souveraineté semble pourtant paradoxal…

A. S. : C’est toute la question de la mondialisation… Celle-ci est un fait : on ne peut pas la bloquer totalement. Par contre, il est possible de la canaliser et de faire en sorte qu’elle devienne quelque chose qui se transforme petit à petit pour devenir une globalisation des enjeux. En géographie, on distingue la mondialisation – l’expansion du système capitaliste dans le monde – de la globalisation des enjeux environnementaux, humains, sociaux. À la mondialisation, j’oppose cette globalisation-là. Dans le cadre des traités actuels de l’Union européenne, on ne peut pas s’opposer à faire entrer la 5G, en l’occurrence le chinois Huawei, dans le territoire européen. Les agences européennes en charge de la sécurité des réseaux ne se prononcent jamais sur la question de la nationalité de l’entreprise. La Commission européenne n’est pas suffisamment ferme sur ces question-là. Il est évident que faire entrer des cellules de Huwai, qui est une entreprise qui a des relations très opaques avec l’État chinois, pose problème. Mais sous l’égide de la « mondialisation heureuse », on va accepter l’inacceptable… La 5G en elle-même pose question. Le Livret numérique de la FI appelle à un moratoire sur la 5G car nous n’en avons pas l’utilité. Le maire de Grenoble Éric Piolle a déclaré récemment que les gens n’avaient pas besoin de télécharger une vidéo YouPorn plus vite. Et c’est vrai : à quoi la 5G servirait vraiment pour le grand public ? Les cellules 4G n’ont que 4 ou 5 ans, faudrait-il donc les changer tout de suite ? La 5G génèrera la multiplication des objets connectés, le tout encouragé par une directive européenne…

VdH : Quelle est la solution à envisager puisque le problème est avant tout européen ? Faut-il contourner les réglementations européennes afin de les rendre inopérantes ?

A. S. : L’Union européenne arrive en général très bien toute seule à se rendre inopérante. On l’a vu sur la question du déconfinement, où elle a raté un rendez-vous de son histoire. Mais c’est aussi la faute des États qui ont refusé de se coordonner entre eux pour gérer ce déconfinement. L’Union européenne dépend avant tout de la décision des chefs d’État et de gouvernement. Nous ne sommes pas dans une Europe fédérale, nous sommes dans une Europe des nations. Or, la solution ne se fera pas à l’échelle de la nation. Je crois en la nation sur énormément de thèmes. Elle est le phare dans la nuit, le réflexe « identitaire » pris dans son acception positive. On a pensé que l’on pouvait effacer la nation dans le cadre de l’Union européenne. C’est faux, et cela ne sert pas le projet européen. Mais les thématiques régaliennes, dont le numérique, appartiennent encore à l’État-nation. Or, la question numérique ne peut pas être réglée à l’échelle nationale. Mes camarades ne m’en voudront pas de dire cela car ils savent que l’on a besoin d’une coopération contraignante entre pays.

« On a pensé que l’on pouvait effacer la nation dans le cadre de l’Union européenne. C’est faux, et cela ne sert pas le projet européen »

Vous pouvez adopter toutes les chartes que vous voulez, cela ne sert à rien s’il n’y a pas de contrainte. Le RGPD [règlement général de la protection des données, NDLR] répond à cette définition puisque c’est un règlement qui s’applique à tous les États-membres de l’Union européenne avec 4 % ou plus de chiffre d’affaires d’amende. C’est très contraignant. Cela ne porte pas forcément ses fruits dans l’immédiat mais cela a un poids. Pour moi, l’UE est un cadre adapté car contraignant. Il est possible d’infliger des amendes. Toutes les thèses souverainistes que portent certains partis sont, pour moi, nostalgiques de l’époque de la grande France, des grands projets, du TGV, du nucléaire.

VdH : Vous distinguez donc souveraineté et souverainisme.

A. S. : Dans mon esprit, oui. La souveraineté est un élément majeur mais elle comprend toujours des échelles particulières pour traiter un problème. Cela ne veut pas dire que le numérique ne doit se traiter qu’à l’échelle européenne ou mondiale, évidemment. Je dis seulement que les différentes compétences doivent être traitées à différentes échelles. Prenons par exemple les tablettes numériques prêtées par les régions aux lycéens pour lutter contre la précarité numérique. C’est une initiative qui pourrait être mise en régie publique car il s’agit d’un projet pérenne. La ressource numérique devrait être un commun, comme l’eau, l’air, l’électricité. J’ai observé en tant que professeur dans un quartier prioritaire de Seine-Saint-Denis qu’une famille de six ou sept personnes pouvait se partager un unique téléphone portable. La création d’une filière de reconditionnement du matériel et de prolongation de la vie des objets a du sens à l’échelle de la région.

« La ressource numérique devrait être un commun, comme l’eau, l’air, l’électricité »

À l’échelle européenne, la première chose à faire serait, d’une part, de mettre un filtrage, une barrière douanière sociale et écologique et, d’autre part, de relocaliser les filières industrielles d’équipement numérique sur le continent, avec des critères de sobriété. Le secteur du low tech, c’est-à-dire la technologie écologique et responsable, est une mine d’or. L’enjeu est de créer des programmes moins gourmands en énergie. Il faut faire confiance aux programmateurs, allouer des crédits sur ces projets et créer un marché préservé, protégé, avec la libre circulation des données. Les Américains ont bien compris qu’il fallait avoir une approche stratégique des thématiques numériques. Les révélations de Snowden montrent par exemple qu’une Team Telecom a été montée pour veiller à ce que les opérateurs américains ne soient pas rachetées par des entités étrangères, ou alors sous certaines conditions. Nous ne faisons, ici en Europe, que du mimétisme en moins bien, un exercice de sage savant au lieu de développer des compétences par nous-mêmes. L’Union européenne a beaucoup de défauts, mais elle a un avantage : c’est un marché douanier qui peut être protégé. Mais que fait-elle aujourd’hui ? Elle signe les JEFTA, TEFTA et CETA, elle signe des traités avec le Mercosur alors qu’il y aurait tant à faire sur des partenariats alternatifs, altermondialistes.

« Pour moi, l’Union européenne est un outil. Mais je ne suis pas à la France insoumise par hasard. Si on me dit demain : « L’Union européenne c’est celle-là, ou alors tu la quittes », alors je m’en vais »

Je me sens profondément européen mais j’ai pu observer que certaines personnes avaient développé un patriotisme européen dans un sens assez « puant » en en faisant une seconde identité qui justifie, par exemple, une Europe de la guerre contre la Russie. Ce que l’on appelle « Europe de la défense » n’a de défense que le nom : elle est plutôt offensive. Je vois les autres ressortissants européens comme des amis et des alter ego sans leur coller nécessairement une étiquette européenne, plutôt de citoyens du monde. J’aime partager la richesse culturelle des autres.

Pour moi, l’Union européenne est un outil. Mais je ne suis pas à la France insoumise par hasard. Si on me dit demain : « L’Union européenne c’est celle-là, ou alors tu la quittes », alors je m’en vais. La crise grecque en 2015 m’a beaucoup fait réfléchir sur la question européenne. Une partie de l’UE, notamment la CDU allemande, a mis à genoux les Grecs. En fait, on les a obligés à signer un accord qu’ils ne voulaient pas signaler car cela allait contre leurs intérêts économique et écologique. Oui, les différents gouvernements grecs ont mal géré leur pays, il n’empêche que c’est bien l’Union européenne qui a accepté de maquiller les comptes publics grecs avec la bénédiction de Goldman Sachs. La faute est partagée. Une Union européenne qui casse l’hôpital, casse les services publics, casse les retraites, casse un pays entier est une honte. Ce qui s’est passé était un « précaricide », une élimination quasi-planifiée des classes sociales les plus fragiles. Un associatif grec qui s’occupe des personnes séropositives m’a expliqué que, pendant la crise, des malades n’ont pas eu accès à leur trithérapie pendant plusieurs semaines, ce qui est insupportable. N’importe quelle organisation qui tolère par son inaction quelque chose comme ça ne mérite pas d’exister… À ce moment-là, j’ai failli partir des Jeunes européens mais cette association a eu la bienveillance de faire voter un texte qui condamnait la réaction européenne sur la question grecque.

Il reste donc à l’UE deux options : soit elle se réforme de l’intérieur, soit on la force à se réformer.

VdH : Soit on la quitte ! Quelle est la position de la FI sur le sujet, car le mouvement semble fracturé sur ce sujet ?

A. S. : La position de la FI a toujours été celle du plan A/plan B. Le plan A consiste à tenter de provoquer une renégociation des traités, par un bras de fer avec l’Europe du Nord. Si cela ne fonctionne pas, on passe à une stratégie de désobéissance ciblée en demandant des opt out sur les mesures conventionnelles qui ne nous conviennent pas, mais de façon coordonnée et concertée avec d’autres pays. Cela nécessite de prendre des dispositions très en amont, pour éviter par exemple les fuites de capitaux à l’étranger. Acter le fait que la France sorte de l’Union européenne est acter la fin de l’Union européenne telle qu’elle existe. Nous voudrions de notre côté pouvoir faire une politique qui mette en place une planification écologique et d’éviter d’avoir à signer des accords de libre-échange de type TAFTA. Je suis tout-à-fait à l’aise avec cette stratégie car je suis gêné par ce qu’est l’UE actuelle. Par exemple, le Parlement européen ne bénéficie toujours pas de l’initiative législative et il peine donc à obtenir des résultats concrets.

VdH : Pour mettre en œuvre cette stratégie, la première étape pour la FI est de prendre le pouvoir… Est-ce que cela nécessite une alliance des gauches sous l’égide des Insoumis ?

A. S. : Une phrase définit particulièrement mon engagement personnel : « Les militants PCF-EELV-Génération sont des partenaires, des alter ego, non des rivaux ». C’est aussi le cas de la Gauche Républicaine & Socialiste d’Emmanuel Maurel et du NPA. Je ne vois pas un sympathisant de l’un de ces partis comme un ennemi. Jamais je ne rentrerai dans une posture conflictuelle. Après, je ne suis pas devin et je serais bien incapable de vous dire ce qu’il en sera en 2022. Je pense simplement que toute dynamique de coopération se fait sur la base du respect mutuel, du donnant-donnant. Cela commence par une démarche bienveillante. Tout au long de mon parcours militant, j’ai adopté une démarche bienveillante, sans suffisance ou esprit hautain, même en 2017 après que la FI a obtenu plus de 7 millions de voix à l’élection présidentielle. Je n’ai jamais été de ceux qui prônaient d’écraser les autres à gauche. Pour qu’il y ait coopération, il faut une convergence de fond et nous sommes en capacité de l’avoir. C’est une question de dialogue.

« Une phrase définit mon engagement personnel : ‘Les militants PCF-EELV-Génération sont des partenaires, des alter ego, non des rivaux’. C’est aussi le cas de la Gauche Républicaine & Socialiste d’Emmanuel Maurel et du NPA »

Quand je m’adresse à des militants EELV, je m’adresse à une partie nette et existante de gens qui pensent que la question libérale doit être résolue. Quand, dans une grande famille, les membres ont des projets différents, chacun essaie de faire des concessions pour aboutir à un projet commun. Attention, toutefois, à ne pas faire des compromis jusqu’à se renier. J’entends et je respecte les opinions des uns et des autres. Mais quand on me dit qu’on peut changer, à traité égal, les règles du jeu européen, je sais bien que ce n’est pas le cas. Face à l’urgence sociale et environnementale, la France a besoin de la gauche et de valeurs nobles.

VdH : Oui, mais sur quelle ligne ? La ligne universaliste sociale-républicaine de 2017, une ligne plus sociétale ou un mélange des deux ?

A. S. : Je pense que les différentes stratégies mises en œuvres ces dernières années par la FI ont correspondu à des échéances et des contextes différents. Des problématiques très diverses entrent en ligne de compte. La base pour que l’on puisse avancer tous ensemble est le respect mutuel. Je vais prendre un exemple concret : à Saint-Denis, le candidat socialiste vient de prendre la mairie en raison de l’échec de la fusion entre PCF et la FI. J’ai échangé à ce sujet avec un militant communiste et j’ai voulu me montrer personnellement bienveillant et il m’a répondu qu’il était hors de question que le PCF discute avec les Insoumis tant que la FI serait dans une posture irrespectueuse à son égard. J’ai été déçu que le dialogue ait été ainsi coupé sous prétexte qu’au niveau national certaines personnalités ont du mal à cohabiter ensemble alors que nous aurions tout intérêt à parler ensemble de façon amicale. À Saint-Denis, la rupture couvait depuis des années mais n’a été consommée que maintenant, en partie en raison d’oppositions de fond, par exemple sur l’aménagement urbain. La FI prônait un autre modèle de démocratie au sein de la liste « Saint-Denis en commun ». Les militants devraient cesser d’être claniques et s’ouvrir.

« Face à l’urgence sociale et environnementale, la France a besoin de la gauche et de valeurs nobles »

Alors, doit-on proposer un rassemblement autour de la FI ? Je crois que si l’on commence à dire « autour d’un tel », on a perdu… La question de la présidentielle 2022 se pose dans le contexte d’une gauche éclatée, atomisée. Nous avons beaucoup de mal à agréger toutes les forces de la « vraie » gauche, c’est-à-dire pas celle qui a pu voter la loi El Khomri. C’est une situation consolidée par la même absence à droite, où il manque un leadership.

VdH : À gauche, n’y a-t-il pas tout de même un leadership avec Jean-Luc Mélenchon et la FI comme parti dominant ?

A. S. : Nous sommes un parti majeur à gauche, c’est vrai mais nous ne sommes certainement pas hégémoniques. Nous portons des valeurs très fortes et je le dis de la façon la plus humble et modeste possible. Il est évident, toutefois, qu’il n’est pas du rôle de la FI de se faire marcher sur les pieds. Il faut nous respecter dans notre intégrité, notre identité et dans les valeurs que nous portons et être bien sûr conscients du score de 2017. Mais cela ne veut pas dire que nous ne devons pas respecter la pluralité des autres opinions. À Bordeaux, nous avons par exemple encouragé l’inclusion de Philippe Poutou sur la liste commune Archipel Citoyen, ce qui est une excellente chose.

VdH : Éric Coquerel a déclaré à l’issue des municipales que bien des listes dominées par les écologistes n’auraient probablement pas gagné sans le soutien de la FI. Mais le ralliement à des listes citoyennes n’a-t-il pas eu pour effet de vous anonymiser ?

A. S. : Je ne le pense pas car nous avons fait le choix du peuple, de la société civile, des collectifs, des ONG. Nous avons fait le choix d’une ouverture qui, à mon sens, nous honore. La démarche est louable et je ne pense pas qu’elle nous ait anonymisés, si ce n’est peut-être aux yeux des médias. En tout cas, elle ne nous a pas invisibilisés aux yeux des gens. Dans ces listes citoyennes soutenues par la FI, vous avez des Insoumis. Ils sont présents dans toutes les luttes sociales : l’accès à l’eau potable, les punaises de lit, les locaux publics vétustes, le droit au travail… Les Insoumis sont là au quotidien et apportent leur pierre à l’édifice. Cette présence auprès des gens est la plus importante. Alors être invisibilisé aux yeux de BFM-TV est bien le dernier des soucis de notre mouvement politique.

« Nous avons fait le choix du peuple, de la société civile, des collectifs, des ONG. Nous avons fait le choix d’une ouverture. La démarche est louable et je ne pense pas qu’elle nous ait anonymisée. En tout cas pas aux yeux des gens » (Au sujet des municipales)

Je souhaiterais ajouter une dernière chose des élections régionales, un sujet qui me tient particulièrement à cœur. Le numérique, l’innovation, la recherche et le développement et l’enseignement supérieurs sont des thématiques d’avenir qui, au niveau des collectivités, se jouent essentiellement à l’échelon régional. Je vais lancer à la rentrée une tribune avec différents collectifs en faveur d’un moratoire sur la 5G et sur les data centers au sein de la région Île-de-France. En Seine-Saint-Denis, de plus en plus de data centers empiétant sur les habitations, les espaces verts et les terres agricoles fertiles sont construits par des multinationales. Aujourd’hui, les entreprises s’adressent simplement à la municipalité pour obtenir l’autorisation d’ouvrir un data center, sans réflexion générale sur l’aménagement du territoire dans une région victime de la métropolisation. Cette région a grand besoin de place pour laisser la nature et les êtres humains se réinstaller.

Entretien réalisé à Paris le 15 juillet 2020.

Auteur : Ella Micheletti

Journaliste indépendante. Ex-EPJ de Tours. M2 droit public. Fondatrice de Voix de l’Hexagone. Beaucoup de politique (française et étrangère). Animaux passionnément. Littérature à la folie.

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