La com’ a-t-elle vaincu la politique ?

Macron - Com'
Emmanuel Macron s’adressant au monde de la culture, le 6 mai 2020 (capture d’écran)

De la publicité ordinaire aux campagnes prophylactiques ou aux immanquables plans de restructuration en entreprise, le patte des communicants est partout. Le pouvoir et la politique n’y échappent pas. Mais la profusion des stratégies de « com’ » et la distorsion de la réalité qu’elles provoquent jettent plus que jamais le doute sur leur innocuité.

L’homme de pouvoir parti à la rencontre de l’électeur communique. Le choix des mots, des formules, des figures rhétoriques, des lieux et des circonstances de sa prise de parole construit un style personnel d’abord, et vise à séduire et convaincre ensuite. Se plier à l’exercice, quitte à recourir aux conseils d’un coach, est indispensable pour qui veut réussir en politique. Il ne s’agit pas même d’un travers contemporain. Le lecteur songera naturellement à l’intérêt porté par les philosophes athéniens à l’éloquence. Chacun sait aujourd’hui encore quel débatteur plein d’esprit fut Georges Clemenceau et quel piètre orateur fut Mac Mahon. Par sa vocation à transmettre des idées, la com’ est aussi l’instrument idoine pour parfaire son image publique. N’était-ce pas déjà ce que pratiquait Henri IV, prince contesté chez les catholiques, quand il diffusait dans tout le royaume textes imprimés et portraits pour vanter sa personne et son action auprès de ses sujets ?

Déclinaisons présidentielles

Premier président de la Ve République, Charles de Gaulle a pris pleine conscience de la puissance de l’image télévisée pour adresser ses messages à la nation, laissant s’épanouir la grandiloquence de son verbe et, n’hésitant pas, occasionnellement, à marquer son autorité en revêtant l’uniforme militaire, par exemple lors de l’allocution du 23 avril 1961 par laquelle il s’attribua les pleins pouvoirs pour répondre au putsch des généraux d’Alger. Son successeur Georges Pompidou s’est coulé dans un style solennel sans pouvoir, néanmoins, jouer de l’aura historique qui entourait le Général.

Les artifices communicationnels se sont avérés novateurs mais trop voyants chez Valéry Giscard d’Estaing. Jeune, se voulant moderne et soucieux de briser l’image guindée que les Français avaient de lui, le technocratique « VGE » a mal jugé l’effet de ses causeries au coin du feu, démonstrations d’accordéon et petits-déjeuners servis aux éboueurs. Loin de le rendre sympathique, elles l’ont ridiculisé.

Avec François Mitterrand, dit le « Sphinx », la parole politique est, à son image, sibylline. Homme de grande culture historique et littéraire, Mitterrand sait produire un discours qui offre à son action un corset emphatique et séduisant, doté d’une épaisseur quasi-spirituelle. Mais avec lui, le mensonge avec aplomb devient aussi monnaie courante, comme lorsqu’il tient tête à Jacques Chirac « les yeux dans les yeux » au sujet de l’affaire Wahid Gorji lors du débat de la présidentielle 1988.

Chirac lui-même, surnommé par les Guignols de l’Info « super-menteur » développe l’art de botter en touche ou de balayer d’un revers de manche toute question touchant aux dossiers judiciaires l’impliquant. Le sens de l’esquive du cinquième président de la Ve République pour ce qui le touche personnellement se double d’une faculté à mentir par omission pour ce qui concerne les affaires du pays. Dans la classe politique en général, les années 1990 et 2000 sont les années des grands tabous. Le discours politique est arrondi systématiquement pour édulcorer ou dissimuler les problématiques montantes : les conséquences désastreuses de l’euro sur l’économie française, la dégradation vertigineuse du niveau scolaire, l’imprégnation du fondamentalisme religieux dans les quartiers, la hausse des inégalités économiques, la déshérence des services publics…

« À Sarkozy l’usage de l’anecdote isolée pour asseoir un point de vue et de la statistique avantageusement présentée pour prouver l’efficacité de sa politique, à Hollande l’enrobage technocratique pseudo-savant pour justifier son approche des problématiques et rassurer les Français »

Si Nicolas Sarkozy et François Hollande sont diamétralement opposés sur la manière d’incarner le pouvoir, le premier hyperactif assumé, le second « normal » autoproclamé, l’un comme l’autre partagent le goût du « cache-sexe » communicationnel afin de mouler le réel à leur avantage. À Sarkozy l’usage de l’anecdote isolée pour asseoir un point de vue et de la statistique avantageusement présentée pour prouver l’efficacité de sa politique, à Hollande l’enrobage technocratique pseudo-savant pour justifier son approche des problématiques et rassurer les Français. Le point d’orgue de la communication hollandaise, sortant les rames pour temporiser la recrudescence du chômage, réside certainement dans les formules acrobatiques de Michel Sapin évoquant « une légère inversion de la courbe » un mois de hausse modéré (sic) et de François Rebsamen affirmant que « la progression ralentit » pour signifier qu’à défaut de baisser, le chômage augmente moins vite. Jolies pirouettes.

L’apothéose macronienne

La communication est au programme politique ce que le conditionnement est à l’objet manufacturé. Elle doit être le moyen d’attirer l’œil et l’oreille, de faire connaître en amont les motivations d’un projet et de promouvoir en aval les résultats de l’action menée. Le rapport de la communication à la réalité factuelle est nécessairement ambigu dès lors que communiquer vise à embellir, à présenter sous le meilleur jour un état des lieux. Le langage étant le premier support de la com’, le risque de décalage entre la sémantique choisie pour marquer les esprits et la situation à exposer est omniprésent. Ce décalage peut s’exprimer par le simple euphémisme pour atteindre, graduellement, le seuil critique de la post-vérité, état dans lequel le discours servi se moque délibérément des faits objectivement observables. Concomitamment, la langue travaillée pour séduire, à force de précautions, d’effets de mode, d’autocensure ou de mésusages glisse progressivement vers la novlangue orwellienne, c’est-à-dire la déconnexion totale entre le sens originel d’un mot et ce qu’il désigne dans le langage politique, jusqu’à signifier son contraire.

« Le rapport de la communication à la réalité factuelle est nécessairement ambigu dès lors que communiquer vise à embellir, à présenter sous le meilleur jour un état des lieux »

La communication d’Emmanuel Macron, de ses équipes et de son gouvernement, représente une nouvelle étape de la dégradation de la parole politique en France. Pour le dire autrement, jamais une présidence n’avait fait si peu de cas des réalités factuelles pour privilégier l’imposition d’un récit préformaté, servi aux citoyens via les canaux officiels et des médias qui, idéologiquement en phase avec le pouvoir, se voient ravis de diffuser les belles formules livrées clé en main (« présidence jupitérienne », « tournant social du quinquennat », etc.). Le phénomène n’est pas observable seulement depuis l’été 2018 et le début des difficultés rencontrées par la majorité, il est consubstantiel au macronisme. Le mouvement En Marche et son candidat se sont construits en 2017 sur une campagne de communication aussi habile que mensongère, narrant l’itinéraire d’un surdoué parti de rien, sans soutien autre que populaire, pour renverser la vieille classe politique corrompue et incompétente et faire entrer la France dans une nouvelle ère éthique et efficience (le « Nouveau Monde », autre élément de langage). L’analyse des faits montre pourtant une réalité bien différente : celle d’un énarque ordinaire, pressé et ambitieux, mais porté par les réseaux nombreux et puissants des partis traditionnels (PS, LR, MoDem), financé par de grandes fortunes, dont les propriétaires des principaux médias et soutenu par des novices opportunistes ou des barbons de la politique (Gérard Collomb, Jean-Yves Le Drian, Daniel Cohn-Bendit, Robert Hue, François Bayrou…).

Une fois entré à l’Élysée, Emmanuel Macron a naturellement multiplié les opérations de com’ pour imposer sa marque et matérialiser sa rupture avec l’incarnation antérieure du pouvoir. On le vit ainsi inspecter des troupes vêtu d’une tenue militaire, plonger à bord d’un sous-marin, disputer un match de tennis-fauteuil, apparaître dans un décor élyséen réaménagé et redécoré, se livrer à d’interminables « one man show » télévisés à l’occasion du stérile Grand Débat National qui suivit la crise des Gilets Jaunes, manipuler un parterre d’intellectuels pour alimenter le mythe autoforgé du président-philosophe… Cette obsession à vouloir casser les codes et surtout à le montrer avec ostentation, finalement très giscardienne, montre rétrospectivement que VGE avait été trop en avance sur son époque ou que Macron est d’ores et déjà ringard vis-à-vis de la sienne. Mais ces jets permanents de poudre aux yeux, aussi agaçants soient-ils, sont bien véniels… La com’ macronienne ne se limite pas, hélas, à écrire la geste d’un chef de l’État obsédé par la trace qu’il espère laisser dans l’Histoire. Elle est aussi réécriture constante des faits, ce qui est moins spectaculaire mais nettement plus préoccupant. Lorsque Emmanuel Macron, ses ministres ou les membres de sa majorité évoquent le contexte politique du pays et l’action qu’ils mènent, la réalité ne pèse rien à côté du message à faire passer. C’est ainsi que n’existent pas en France de violences policières (« terme inacceptable dans un État de droit », dixit le Président) ou qu’il n’y a jamais eu de pénuries de masques ni de patients du Covid-19 trop âgés renvoyés chez eux pour y mourir, malgré d’innombrables témoignages dans le milieu médical. C’est ainsi encore qu’un ancien ministre de l’Intérieur a pu affirmer qu’une poignée de manifestants avait attaqué le personnel de l’Hôpital de la Salpêtrière, alors qu’une telle attaque n’a jamais eu lieu. C’est ainsi également que l’accord de relance économique commune issu du dernier sommet européen est présenté comme un « accord historique » accouché au forceps grâce à la volonté française qui aurait fait plier le groupe des États frugaux, alors même que le détail de l’accord en question montre que la France est, sinon la perdante du deal, du moins la moins gagnante des partenaires européens. C’est ainsi enfin que le nouveau Premier ministre Jean Castex s’est présenté comme un « gaulliste social », qualificatif absurde quand on songe à quel point macronisme et gaullisme sont diamétralement opposés sur leur conception de la nation, de la souveraineté et de la protection sociale[1]. En trois ans au pouvoir, les exemples pourraient être multipliés à l’envi.

« La com’ macronienne ne se limite pas, hélas, à écrire la geste d’un chef de l’État obsédé par la trace qu’il espère laisser dans l’Histoire. Elle est aussi réécriture constante des faits, ce qui est moins spectaculaire mais nettement plus préoccupant »

Il faut néanmoins se garder de réduire cette attraction vers l’abîme de la post-vérité à la mouvance macroniste. Elle est le vertige d’une époque très particulière, où la gravité de la situation environnementale, économique et démocratique mondiale incite à développer un récit alternatif plus acceptable aux yeux des populations. Le projet d’Emmanuel Macron d’arrimer définitivement la France au néo-libéralisme et d’aboutir au fédéralisme européen implique des bouleversements sociaux et culturels si violents que seule une forme de novlangue peut en faire accepter l’augure. Présenter un programme qualifié de « progressiste » permet, par un renversement complet des valeurs, de présenter l’harmonisation par le bas des régimes de retraite comme une avancée sociale, la signature de traités de libre-échange entre l’Union européenne et d’autres zones commerciales mondiales comme une protection des consommateurs et des entreprises ou encore le vote de lois dirigées contre la liberté d’expression sur les réseaux sociaux comme une avancée pour les droits humains.

Jusqu’où ?

Alimenter à chaque prise de parole un récit fictionnel destiné à couvrir les faits dérangeants fonctionne tant que ce récit conserve une certaine cohérence avec lui-même. Emmanuel Macron et ses partisans savent par exemple que leurs propres contradictions, même si elles sont relevées par les observateurs, n’emportent pas de conséquences rédhibitoires tant que le point nodal du récit demeure intact : la fable du progressisme centriste comme seul rempart aux extrémistes, ce mélencho-lepénisme fantasmé par les supporters du Président. La dénonciation régulière, par l’opposition, de cette post-vérité ne suffit pas à discréditer une force politique dans un contexte où la parole des élus a atteint un point de démonétisation extrême. Se manifeste ce que Hannah Arendt avait perçu avec acuité et fort bien décrit en 1974 : « Quand tout le monde vous ment en permanence, le résultat n’est pas que vous croyez ces mensonges, mais que plus personne ne croit plus rien. Un peuple qui ne peut plus rien croire ne peut se faire une opinion. Il est privé non seulement de sa capacité d’agir mais aussi de sa capacité de penser et de juger. Et avec un tel peuple vous pouvez faire ce qu’il vous plaît. »[2]

« Lorsque le mensonge devient impuissant à couvrir la vérité, il finit par tomber. Plus le retour à la réalité est tardif, plus il est violent »

Depuis une vingtaine d’années, la France connaît un appauvrissement du débat politique lié aussi bien à la piètre qualité de ses « ténors » qu’à la réduction du spectre idéologique du « convenable ». Le triomphe de la pensée individualiste et néolibérale marginalise toute pensée alternative inapte désormais à franchir le filtre médiatique. Reste en odeur de sainteté le discours rassurant, nourri de formules managériales, sur la mondialisation heureuse, le progrès de l’élite éclairée face au populisme des démagogues et la rationalisation indispensable des dépenses publiques. La distanciation entre les réalités vécues par les Français et la com’ gouvernementale n’est pourtant pas indéfiniment extensible. Lorsque le mensonge devient impuissant à couvrir la vérité, il finit par tomber. Plus le retour à la réalité est tardif, plus il est violent. Il en est des illusions collectives comme des mystifications individuelles. Les lecteurs d’Emmanuel Carrière auront peut-être à l’esprit L’Adversaire, l’exposé implacable du grand mensonge de toute une vie dans lequel le criminel Jean-Claude Romand s’était enfermé et qui a débouché sur une tragédie sanglante, une fois le factice fracturé sous la pression du réel. Le faux progressisme macroniste, à l’instar du faux médecin démasqué, finira par tomber. Nul ne peut prédire quelle sera alors l’ampleur de la déflagration causée.


Notes
[1] Lire à ce titre Etienne CAMPION,« Jean Castex, ‘‘gaulliste social’’ ? Et pourquoi pas l’abbé Pierre banquier d’affaires ? », marianne.net, 9 juillet 2020.
[2] Entretien d’Hannah Arendt avec la New York Review of Book, réalisé en 1974 et publié en 1978.

Auteur : Gabriel Bernardon

Geek qui se soigne. Attraction-répulsion pour la politique. J'aurais voulu être un poète.

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