
Ce roman est visiblement tissé dans la biographie d’Arthur Koestler qui a été secrétaire de Jabotinsky (fondateur du sionisme dit révisionniste) pendant quelques semaines, co-fondateur du Betar et qui est parti vivre dans une colonie agricole en Palestine dans les années 1920. En outre, il a milité dans les années 1930 au Parti communiste d’Allemagne et participé à la guerre d’Espagne. La Tour d’Ezra, écrit en 1945, se déroule entre 1937 et 1939
Le narrateur principal se nomme Joseph. Joseph est un jeune juif anglais ayant pris conscience de sa judéité après un incident antisémite et ayant choisi d’affirmer celle-ci. Il va vivre dans la Tour d’Ezra, un kibboutz implanté en Galilée. Ce kibboutz se veut un idéal socialiste. La vie y est rude (un autre kibboutz est décrit comme riche car il a des chaises au lieu de bancs). Les enfants y sont élevés en commun, chacun travaille selon ses capacités et reçoit selon ses besoins. Il n’y a ni de travail salarié ni de système capitaliste. C’est une utopie égalitaire.
Se recréer loin de l’oppression
Le narrateur, personnage hyper sensible, considère que l’oppression déforme son peuple et que vivre sans oppression lui fera perdre ce caractère spécial, ce qui aboutit à ce type de phrase très particulier en parlant de la nouvelle génération de sabras (juifs nés en Israël). « Leurs parents étaient des paquets de nerfs hypersensibles avec des corps maladroits, leurs nerfs à eux sont comme des cordages et leurs corps sont ceux d’une bande de Tarzans hébreux rodant sur les collines de Galilée… En d’autres termes, ils ont cessé d’être des juifs pour devenir des paysans hébreux. » Son discours est résumé ainsi : « Qui ne troquerait toutes les formules d’Einstein contre le droit d’arracher de son crochet un seul de ces malheureux ? [Il parle de Buchenwald]. Mais une fois cette transaction effectuée qui ne s’en réjouirait ? ». En un sens le but du sionisme, pour lui, est de redonner aux juifs une existence normale même si cela implique de perdre un rapport spécifique au monde car ce rapport en question se paie bien trop cher.
Selon lui, le but du socialisme comme celui du sionisme est donc de modifier les conditions structurelles de vie des opprimés pour qu’ils puissent accéder à une vie bonne « Ainsi ne fut-ce pas parce que j’aimais les pauvres que je devins socialiste mais parce que je les détestais. Ils étaient tels que leurs conditions de vie les avaient faits donc il fallait changer ces conditions… Je suis devenu socialiste parce que je détestais les pauvres ; je suis devenu Hébreu parce que je détestais les Youpins. »

Il décrit ensuite la vie dans les kibbutz. Chaque kibbutzim a un jeu de vêtements et un costume par an. Tous débattent sur l’URSS, le socialisme et le sens du monde. Leur vie est ascétique : « Ces Sabras considèrent un verre de vin comme de l’opium ou du haschisch et les filles tiennent les bâtons de rouge pour une invention du diable qui habite la Babel de Tel-Aviv. » Des phrases magnifiques décrivent comment cette vie communautaire volontairement choisie et dont ils sont libres de partir enrichit leur compréhension du monde : « En partageant tout à la Colonie avec tous les autres, le sentiment de la propriété n’est pas amoindri mais accru. » En effet, la valeur de ce qu’ils construisent s’enrichit des souvenirs communs des êtres chers qu’ils y associent car ils l’ont fait ensemble. Les relations hommes-femmes sont égalitaires. Il décrit une vie communautaire à la fois extrêmement envahissante et très chaleureuse comme une vie familiale élargie à la dimension d’un kibbutz. C’est beau comme un passage des Dépossédés d’Ursula K. Le Guin, une tentative de créer un monde libéré de la loi du profit par un socialisme égalitaire. Ensuite Joseph est lucide sur le fait que cette vie ne convient pas à tout le monde, notamment à lui car elle est très holiste et laisse peu de place à l’individu (les réunions sur les comportements « antisociaux » sont à mourir de rire). S’ajoute le fait que Joseph adhère à un idéal égalitaire mais en sachant qu’il n’y correspond pas dans son habitus et aura du mal à s’y adapter.
Souffrances et oublis
Joseph est en couple avec Ellen. Mais il aime à la folie Dina. Celle-ci l’aime aussi mais ne supporte plus de contacts physiques depuis qu’elle a été torturée à Buchenwald par les nazis. Ils s’aiment, tentent plusieurs fois de se rapprocher physiquement mais sans y arriver. Dina s’occupe de la Maison des Enfants, elle est belle, pure et insaisissable. Son personnage illustre bien la situation de ceux venant d’Europe qui sont marqués par les « choses à oublier ». Ces dernières ne sont autres que les différentes composantes de l’antisémitisme qu’ils n’arrivent pas à bannir de leur esprit. Même tentent de le refouler, le souvenir de l’oppression reste présent. Leur espoir est que cela n’arrivera pas pour leurs enfants qui n’auront pas de « choses à oublier ».
Britanniques et Arabes
La population arabe palestinienne voisine de la Tour d’Ezra est hostile à l’implantation des colonies juives qu’elle voit comme une menace pour sa terre. La Tour d’Ezra est en permanence sur la défensive prête à repousser des attaques. De plus, les Britanniques sont décrits comme favorables aux Arabes. Ceci est lié à un discours orientaliste qui tend à percevoir les Arabes comme des personnes authentiques là où les Juifs sont considérés par les Britanniques comme fourbes, malins et socialistes. Arthur Koestler décrit dans des pages féroces et de façon manichéenne la société arabe comme arriérée, tribale et sanguinaire et la société anglaise coloniale comme une médiocrité petite bourgeoise s’achetant à bon compte des fantasmes coloniaux et prenant pour la Civilisation leur idéal étriqué constitué de discussions autour d’une tasse de thé et d’un cake.
Les Britanniques décident donc de limiter l’immigration juive en provenance d’Europe. Des réfugiés venus d’Allemagne nazie sont renvoyés dans des scènes déchirantes. Un des membres, Siméon, qui sera le premier à basculer vers le fascisme, collecte des brochures de journaux montrant que tous les pays se ferment à l’émigration juive tentant de fuir l’Europe centrale et orientale avant qu’il ne soit trop tard. De plus, ils sont attaqués par les Arabes et appliquent une autodéfense stricte (se défendre quand le village est attaqué et ne répliquer à des meurtres que si le coupable est connu). En outre, les tensions se cristallisent sur la place des femmes. En effet, là où les habitants des kibboutz prônent un modèle asexué mais pétrie de forte liberté égalitaire (hommes et femmes travaillant ensemble en short et en chemises comme des camarades), les villages arabes voisins ont une conception traditionnaliste des relations hommes-femmes et voient donc les jeunes filles des kibbutz comme des « putains ». Le village se défend mollement contre les attaques mais, un jour, le personnage de Dina va se faire violer et tuer par trois hommes arabes du village voisin dont le fils du chef du village. Celui-ci s’appelle Issa (ce qui n’est sûrement pas anodin et pousse à l’interroger sur le rapport de Koestler vis-à-vis du christianisme).
La bascule vers le sionisme révisionniste de Joseph
Joseph lui-même se considère comme très peu discriminé. D’ailleurs, il utilise vers la fin du roman son passing auprès de soldats britanniques qui s’excusent de l’avoir pris pour un Juif. Il leur répond d’un accent d’Oxford parfait : « Mais je suis bel et bien Juif. … Bonne nuit, mon brave. » Mais s’il trahissait en profitant de son privilège pour ne pas lutter pour créer un foyer pour ceux du groupe auquel il appartient qui sont opprimés, avec quelle expression, quel regard, pourrait-il les regarder ?
Dès le départ, l’ombre de le menace arabe et britannique plane sur eux comme si le bruit sourd des « choses à oublier » toquait toujours inlassablement à la porte de la Tour d’Ezra. On observe un net clivage dans ce lieu qui porte sur la façon les Juifs persécutés peuvent se défendre et d’autres personnes de leur confession dans le foyer juif. Siméon, qui est en train de basculer politiquement, l’exprime en ces termes : « Si les autodafés sont rétablis en Europe, si notre peuple est brûlé vif, ils en seront indignés, ils écriront des lettres à leurs journaux, poseront des questions à leur Parlement et leurs évêques prieront pour notre âme. Mais si quelques survivants leur demandent d’entrer ici dans notre Terre promise, ils parleront des difficultés économiques et des pauvres Arabes dépossédés. Et si ces misérables ne veulent pas entendre raison et sauvent leurs vies en traversant la mer à la nage, ils mettront des barbelés, le long des plages et les laisseront se noyer. »
Puis ce personnage bascule et archive des brochures de journaux pour l’organisation de Bauman sur la persécution des Juifs et sur les pays refusant de les accueillir. Il tente ainsi de développer un discours cohérent du sionisme révisionniste et sur la nécessité d’une majorité juive : « Quant à nous qui y sommes enfermés nous sommes pris dans un piège. Nous sommes un contre trois Arabes et leur natalité est environ deux fois plus élevée que la nôtre… Nous sommes venus confiants dans la promesse solennelle que ce pays serait notre foyer national et nous nous trouvons condamnés à vivre dans un ghetto oriental pour être finalement supprimés comme l’ont été les Arméniens. » Cela résume l’un des points mis en avant par Jabotinsky[1] (leader de l’aile droite du mouvement sioniste et fondateur de la Légion juive durant la Première Guerre mondiale) : pour garantir aux juifs un foyer dans lequel ils soient en sécurité, une majorité juive est le minimum acceptable et cela est d’autant plus fort que ce fait s’inscrit dans une série d’expériences historiques rendant le pari contraire très hasardeux et dangereux. En effet, quand il y a une définition identitaire, la majorité démographique dans un système démocratique opprime la minorité.
La violence est d’ailleurs vue comme la réponse permettant de se purifier de l’humiliation et de l’oppression dans deux passages très forts de Joseph : « Au-delà d’un certain degré d’humiliation ; seule la violence vous offre un exutoire. Si je ne mords pas, ma colère me mordra mes propres boyaux. » Et d’ajouter alors qu’il pense aux nazis ayant torturé Dina : « Pourtant la raison est incapable de satisfaire la faim ou le rut et j’ai appris ce soir que la soif de vengeance peut devenir une réalité physiologique. Dina n’en serait pas guérie mais moi j’en serais soulagé. »
Certes, la Haganah[2] assure l’autodéfense. Mais elle ne va pas plus loin. Pour repousser le Mal de l’oppression, ils sont prêts à sacrifier leur vie, l’organisation de Bauman, Siméon puis de Joseph est composée de membres prêts à sacrifier leur vie et leur âme.
Après le viol et le meurtre de Dina par les villageois du village arabe voisin, Joseph rejoint le groupe d’extrême droite auquel Bauman et Siméon ont déjà adhéré. Ceux-ci ont également vengé le meurtre de la jeune femme en tuant le chef du village en question.
Le débat qui s’ensuit est dramatique car Bauman fut socialiste et s’est battu contre Dolfuss avec les sociaux-démocrates autrichiens. Un passage illustre fort bien la problématique suivante : quel poids pèsent les objections morales quand on songe à un Juif ayant fui l’Allemagne nazie et que les Britanniques renvoient chez lui ? « Que ce fussent les forts visant à la conquête ou les faibles visant à survivre qui la professaient, il n’y avait qu’une différence d’intensité et non de méthode. Car, en dernier ressort, les forts eux aussi étaient animés par la peur et l’insécurité et pour finir les faibles étaient obligés de recourir aux mêmes violents et détestables moyens. C’était une épidémie générale contre laquelle on ne pouvait se défendre qu’en se laissant contaminer soi-même. Mais ce n’étaient là que des considérations théoriques. La réalité c’était Brodetsky[3] avec son cornet acoustique criant : ‘Was ist los ?’ et le gémissement des sirènes de l’Assimi. Devant de tels faits, tous les scrupules moraux n’étaient qu’autant de moyens d’évasion. »
Le raisonnement est le suivant et est simple : le groupe auquel les Juifs appartiennent est menacé d’extermination et le fascisme permet de lutter de la manière la plus dure. Donc, pourquoi ne pas choisir cette option ? Comme le dit Bauman : « Nous entrons en politique dans une époque glaciaire. Il nous faut élever des huttes d’esquimaux et des feux sacrés ou périr. »
Par ailleurs, la réponse socialiste qu’ils connaissent bien présente deux problèmes : le premier est qu’elle ne marche que si chaque groupe renonce à la logique identitaire car sinon, le renoncement est synonyme pour un groupe de désarmer face aux autres groupes qui restent dans cette logique.

La seconde est qu’elle prend trop de temps. Bauman déclare : « Nous ne pouvons attendre que le socialisme ait résolu tous les problèmes raciaux. Cela arrivera peut-être un jour mais longtemps avant ce jour nous aurons été exterminés. Oh ! si nous avions le temps, si les autres voulaient seulement attendre. » Ici, on perçoit le sentiment d’urgence qui anime les personnages face à l’ombre de la Shoah. Il se disent qu’ils sont dans une situation d’urgence et, qu’en même temps, ils ont l’opportunité unique d’obtenir un foyer national où ils peuvent être indépendants et se protéger eux-mêmes sans être dans un cas spécial où ils sont au mieux des « protégés ».
Quelles autres réponses sont envisageables ? Compter sur la bonne volonté des Palestiniens ? Un passage dramatique et burlesque montre l’impasse de cette hypothèse. Un haut fonctionnaire anglais échange avec un journaliste américain, un universitaire juif très modéré et un notable palestinien modéré. Or, le notable glisse, alors que tout le monde fait l’éloge d’al andalus, que bien entendu les Juifs sont des « invités ». L’universitaire juif acquiesce en disant que la quantité démographique et la notion de nation ne jouent pas. Le journaliste américain note pour sa part que cela revient à former un nouveau ghetto. Le reste de l’échange relève clairement de la propagande d’Arthur Koestler en faveur du sionisme révisionniste. Mais ce passage qui l’est aussi est bien plus intéressant que tout le reste. En effet, c’est encore maintenant ce que propose la gauche antisioniste[4] : Soyez gentils et à votre place et nous aurons des bonnes relations et certes à terme vous vous évanouirez doucement dans la soumission à la majorité mais ce sera doux. Or, non seulement cela n’est souhaitable par personne mais, de plus, pour que ce soit « doux », il faudrait que l’option majoritaire soit celle des gens animant Orient XXI et sans aucune garantie si cette option change.
Les références au génocide arménien dans le roman ne sont pas un hasard. Arthur Koestler a potentiellement lu Les quarante jours de Musa Dagh de Franz Werfel. En un sens, on peut penser au fait que les Ottomans appelaient les Arméniens la « nation loyale », Millet-i Sadika. « Loyaux » et « protégés » à condition de rester à une place structurellement inférieure et d’accepter de se faire exploiter de diverses manières parfois extrêmement brutales (on peut penser par exemple à la description très dure du marché aux esclaves de Constantinople par Siméon Dpir Lehaci de Pologne, où s’entassent les captifs arméniens). Et quand ils ont essayé de changer cette situation et d’obtenir l’égalité, la réponse en face fut un génocide.
La solution ne pouvant être ni le socialisme ni la confiance en des « gens de bonne volonté » et l’oppression étant insupportable, que faire ? La lutte sur un critère identitaire. On pourrait dire que cette lutte n’est justifiée que si elle contribue à abolir l’oppression et non à la renverser. Mais c’est en cela que Joseph, Siméon et surtout Bauman ont croqué le fruit de l’arbre de la connaissance du Bien et du Mal. Ils savent que les rapports de pouvoir sont une dynamique constante et que ne vouloir au mieux que les égaliser revient à précipiter chaque pas dans l’abîme. Ils assument donc ce tournant identitaire et considèrent qu’il s’agit du fascisme. Alors que le roman est traversé de références antifascistes de leur part (du souvenir obsédant pour Dina, des « choses à oublier », de Buchenwald à Siméon archivant les preuves de la persécution des Juifs en Europe, de Bauman dont la première référence spontanée est l’écrasement de Vienne la Rouge à Joseph qui considère les Anglais comme des munichois et leur reproche de se rallier à Franco), la solution pour eux n’est pas le nationalisme mais le fascisme. Joseph dit à Bauman alors qu’il a admis l’âge glaciaire : « Mais je trouve paradoxal que cette logique aérodynamique ultra-moderne s’accompagne de tout ce romantique décor d’opéra : Wotan, le Sang et la Terre, les Faisceaux Romains. Et c’est pareil pour vos scouts terroristes qui se croient les héritiers de Davis et des Macchabées ». Là Joseph compare très clairement leur mouvement au nazisme représenté par Wotan, le Sang et la Terre et au fascisme représenté par les Faisceaux Romains. »
En faisant ce sacrifice, ils se haïssent car ils haïssent le fascisme. Les deux passages les plus forts de l’échange entre Bauman et Joseph le montrent très bien. Bauman affirme à Joseph : « C’est la logique de l’âge glaciaire. Nous sommes obligés d’user de ruse et de violence pour protéger les autres de la ruse et de la violence. » Cela dégoûte Joseph mais celui-ci s’interroge aussi : « Qui était-il donc pour chercher à sauver la pureté de son âme quand les autres se laissaient hacher le corps. Selon la logique de l’âge glaciaire, la tolérance devenait un luxe et la pureté, un vice. Il n’était pas possible d’échapper à ce dilemme. Laisser les autres faire la sale besogne et s’en laver les mains était une hypocrisie et non une solution. Il fallait s’exposer soi-même pour se racheter. » Ils seront comme le dit l’hymne du Lehi, « des combattants sans uniforme cernés par la crainte et l’ombre de la mort ».
Puis, Joseph assiste à une prestation de serment. Le jeune militant prêtant serment doit être efféminé aux yeux de ses camarades, bouillant d’idéalisme et de pureté et blond aux yeux bleus. La description physique n’est en rien anodine et elle vise à renforcer l’identification au nazisme. Le jeune homme prête un serment d’obéissance absolue, de silence face à la torture et de lutte. Joseph considère qu’en faisant cela, ils mutilent l’âme de cet enfant. C’est pourquoi il déclare : « On ne nous pardonnera jamais ce que nous faisons là, se dit-il, car nous savons ce que nous faisons. Et se répondit-il, on ne nous pardonnerait jamais si nous ne le faisions pas. »
Leur dilemme est l’une des critiques les plus fortes adressées à la gauche. Finalement, le discours critiquant la vision identitaire du monde ne marche que dans deux cas : si le groupe identitaire en question n’est pas opprimé c’est-à-dire n’est opprimé dans aucun espace géographique assez large pour que ce soit un fait social. Dans le cas contraire, la réponse pourra être celle de Joseph qui certes pourrait ne pas être opprimé et pourrait vivre comme un membre de la gentry anglaise mais qui devra assumer qu’à côté on massacre les siens. Ainsi, il vivrait en sachant qu’il appartient à un peuple subissant la persécution et qui d’ailleurs va subir un génocide, ce que sait Arthur Koestler. Et même si Joseph appartenait à un groupe dominant dans son pays natal mais opprimé ailleurs, vouloir échapper à la condition ou à la conscience de groupe reviendrait à moins aider les individus opprimés en dehors de son groupe.

L’autre cas est celui où la gauche arrive à imposer un autre discours d’appartenance assez fort (pour garantir qu’aucun groupe ne développe à nouveau un discours de référencement identitaire) et en même temps une lutte contre les différences oppressions sur une base d’appartenance identitaire.
Ensuite, ce discours peut être rejeté car inacceptable et constituant une ligne rouge. Mais critiquer ceux choisissant cette voie reste délicat. Le roman présente la voie du fascisme dans sa version la plus radicale car l’oppression est radicale.
Enfin et c’est peut-être le plus triste et le plus beau, Joseph aime sincèrement les kibbutz. L’avant dernier chapitre évoque la création d’un nouveau kibbutz avec « ils avaient par-dessus tout faim de cette chaude fraternité où chaque garçon et chaque fille avaient été mis à l’épreuve, étaient aimés et appréciés ». Il se dit qu’il est damné de leur fraternité mais qu’il le fait pour protéger leur pureté.
Ce roman est troublant et fascinant. La logique déroulée est implacable et il est dur de pouvoir y répondre intellectuellement et moralement. Hannah Arendt voyait dans le Lehi, le « fascisme du peuple opprimé ». Arthur Koestler serait probablement d’accord avec cette vision mais dans l’autre sens. Et cela se sent dans l’hymne du mouvement d’extrême droite sioniste qu’est le Lehi. Là où la vision du sionisme révisionniste pourrait interroger est, qu’en un sens, elle applique totalement la logique de l’antiracisme politique décolonial, avec une pureté transcendante et un tranchant total face à une situation d’extermination. Il est ironique que les décoloniaux haïssent tant l’État d’Israël. Celui-ci n’a fait qu’appliquer avec talent une partie de leurs rêves dont celui, qu’en tant que groupe opprimé, ils devraient disposer de l’indépendance réelle dans un État où ils ne seraient pas opprimés. L’antiracisme politique – comme d’ailleurs la pensée de Jabotinsky qu’Arthur Koestler développe -considère que l’antiracisme moral pense en terme de Bien/Mal là où l’antiracisme politique pense en terme de relation d’oppression entre dominés et dominants.
Il faut admettre que ce roman questionne et qu’il n’est pas aisé de savoir ce que tout un chacun ferait à la place de Joseph. Nous ne le suivrions sans doute pas sans en être sûr mais il est toutefois possible de le comprendre ; le condamner est par ailleurs difficile. Ce roman est comme un miroir dans lequel chacun peut se voir reflété. Dans Généalogie de la morale[5], Nietzsche écrit : « Que les agneaux soient pénétrés de rancune envers les grands oiseaux de proie, voilà qui n’a rien de surprenant : à ceci près que ce n’est pas une raison pour faire grief aux grands oiseaux de proie de s’emparer de petits agneaux. Et si les agneaux disent entre eux : ‘‘Ces oiseaux de proie sont méchants ; et celui qui n’est en rien oiseaux de proie, mais tout au contraire son opposé, un agneau – ne serait-il pas bon ?’’, il n’y a rien à redire au fait d’ériger ainsi un idéal, si ce n’est que les oiseaux de proie considéreront cela d’un œil quelque peu sarcastique et se diront peut-être : ‘‘De notre côté, nous n’avons nulle rancune à leur égard, à ces bons petits agneaux, et même nous les aimons : il n’y a rien de plus succulent qu’un tendre agneau.’’ »
Cependant, Nietzche omet une question : les agneaux sont vus comme étant toujours des agneaux et ne peuvent lutter contre cela qu’en inversant les valeurs et en convainquant que la libido dominandi est mauvaise ce qui est pour lui et pour moi d’ailleurs dans un sens inverse une des leçons cruciales du christianisme. Par ailleurs, les rôles entre agneaux et oiseaux de proie ne sont pas fixés et les agneaux pourraient même décider de devenir des oiseaux de proie pour faire face à la libido dominandi contre eux. Voilà ce que Bauman de La Tour d’Ezra pourrait répondre à Nietzsche, avec un antiracisme politique décolonial dont on peut douter du caractère anti-raciste.
En modifiant les paroles d’une chanson[6], on pourrait dire que ce qui a fait bouger Joseph « ce sont des petits morceaux d’peur/ Un peu partout éparpillés,/ Des débris, des tessons de terreur/ Qui t’incitent à changer ;/ Rien que des petits morceaux d’peur/ Qui stimulent la pensée,/ Des éclats, des débris de frayeur/ Qui forgent une identité ». Et que peut-on lui répondre ?
Notes :
[1] On peut trouver ici un résumé de la pensée de Jabotinsky http://en.jabotinsky.org/media/9747/the-iron-wall.pdf , http://david-collier.com/ethics-iron-wall-zeev-jabotinsky/ et http://en.jabotinsky.org/media/9742/homo-homini-lupus.pdf
[2] Il s’agissait d’une organisation paramilitaire très plus importante du Yishouv en Palestine mandataire, entre 1920 et 1948. Elle servit ensuite de base, avec le Palmah, à la création de l’armée de défense d’Israël, fin mai 1948.
[3] Immigrant ayant fui les camps de concentration que la justice britannique renvoie en Allemagne
[4] Peut-on parler des Juifs du monde arabe sans normaliser les relations avec Israël ?, Orient XXI, https://orientxxi.info/lu-vu-entendu/peut-on-parler-des-juifs-du-monde-arabe-sans-normaliser-les-relations-avec,3872
[5] Friedrich Nietzsche, Généalogie de la morale, LGF Flammarion, Paris, 2000, p.96
[6] https://www.youtube.com/watch?v=lWdhLnh0QCQ&ab_channel=Stiphou