« En changeant la condition des femmes, c’est la société tout entière qui est changée » – Entretien avec Martine Storti

Manifestation du 6 octobre 1979. A gauche : Martine Storti (Photo Janie Gras).

Ancienne professeure de philosophie, Martine Storti a aussi été journaliste, notamment à Libération. Militante féministe, elle a participé aux grands combats pour l’émancipation des femmes dans les années 1970 au sein du MLF. Dans son récent essai Pour un féminisme universel (Le Seuil), elle appelle à s’extraire de deux identitarismes : la mouvance décoloniale et celle qui instrumentalise l’identité française.

Propos recueillis par Ella Micheletti


VdH. Vous avez récemment écrit un essai intitulé Pour un féminisme universel (Le Seuil). Dans une interview à Charlie Hebdo, vous expliquez votre choix du mot universel au détriment de celui d’universaliste. Pour vous, le premier s’observe dans les faits : partout dans le monde, les femmes luttent. Mais pourquoi ne pas défendre également le mot universaliste qui suggère un horizon à attendre et qui s’adresse à toutes les femmes ?

M.S. Il y a plusieurs raisons. Je trouve que, depuis quelques années, le mot universalisme et en particulier accolé à l’adjectif républicain est invoqué à chaque fois dans des lieux et par des personnes qui, pour une partie d’entre elles, se sont fichues comme de leur première chemise de l’enjeu de l’émancipation des femmes. Maintenant, elles évoquent l’universalisme républicain et le féminisme universaliste dans une perspective que je n’hésite pas à qualifier d’islamophobe car on comprend que ce qui est récusé n’est pas seulement l’islamisme mais même la présence musulmane en France. Je trouve que l’universalisme a tellement été dévoyé et instrumentalisé que je n’ai pas envie de le reprendre. Je suis triste de ce dévoiement et je le regrette beaucoup. Peut-être qu’en d’autres temps, je reprendrai le terme mais, pour le moment, je n’ai pas envie de cautionner tout ça. Je songe par exemple au « féminisme universaliste » défendu dans un journal comme Valeurs actuelles qui représente un courant politique qui a toujours été contre l’émancipation des femmes, contre la lutte pour l’avortement, contre l’égalité femmes /hommes, qui a été contre le mariage pour tous. Cette défense dans ce lieu-là ne sert pas la cause des femmes, elle l’instrumentalise.

En outre, l’universalisme se présente comme une norme, un modèle comme s’il y avait un chemin déjà tracé et qu’il suffisait de l’emprunter. Or, les luttes pour l’émancipation des femmes ne constituent pas un chemin déjà tracé mais un chemin qui se trace au fur et à mesure. Les suffragettes menaient leur lutte d’une certaine façon avec certaines revendications. Dans les années 1970, nous menions d’autres luttes. Le chemin doit se dessiner à chaque lutte, dans un contexte idéologique, politique, culturel, religieux qui est différent pour chaque génération.

« Deux camps radicaux s’opposent. Je les qualifie tous deux d’identitaires, les uns rabattent les principes politiques sur l’identité nationale et française ; les autres brandissent la lutte contre la République, la France, l’universalisme républicain même, au nom d’identités religieuses »

Par ailleurs, nous sommes dans une situation où deux camps radicaux s’opposent. Je les qualifie tous deux d’identitaires, les uns rabattent les principes politiques que sont l’égalité et la liberté sur l’identité nationale et française ; les autres brandissent la lutte contre la République, la France, l’universalisme républicain au nom d’identités religieuses, de lutte anti-raciste. Pour moi, ces principes politiques sont universels et non subordonnés à une identité. Si on les raccroche à une identité, alors cela autorise certains à arguer que ça ne les intéresse car il ne s’agit pas de la leur.

VdH. Vous mettez en lumière un retour à la culpabilisation des femmes. Elle provient notamment de la mouvance décoloniale qui, dans une logique racialiste, culpabiliserait à la fois les femmes blanches, toutes considérées comme des privilégiées, et les femmes de couleur qui refusent l’allégeance communautaire. Pouvez-vous expliciter votre propos ? Cette mouvance ethno-différencialiste et intersectionnelle aurait donc pour but de diviser les femmes au lieu de les pousser à s’unir dans le féminisme ?

M.S. Selon moi, il ne s’agit même pas de diviser des femmes car l’objectif premier n’est pas l’enjeu de l’émancipation des femmes. L’idéologie décoloniale se donne comme une explication globale selon laquelle la modernité qui naît en 1492 avec la « découverte de l’Amérique » est le mal absolu. Donc tout ce qui relève de cette modernité, et notamment le féminisme, est aussi mauvais en soi. Au fond, il y a de l’imposture à parler de féminisme décolonial car l’objectif n’est pas le féminisme mais la décolonialité et du même coup de faire le procès d’un soi-disant « féminisme blanc ». Sous cet angle, la vérité est plutôt du côté d’Houria Bouteldja et des Indigènes de la République qui ne s’embarrassent pas de déguisement et qui ont le courage de jouer cartes sur table. La question du féminisme pour elle n’est pas l’enjeu. L’enjeu est de lutter contre la modernité qui est occidentale. Autrement dit, de lutter contre l’Occident comme lieu de la liberté, de l’égalité, de l’émancipation. Pour elle, même celles qui prônent un féminisme islamique trahissent leur propre communauté, leur propre camp, leur propre religion car elles se plient, en utilisant le mot féminisme, à la modernité occidentale.

Martine Storti.

Quant à celles qui sont dites « racisées » et qui osent émettre la moindre réserve à l’égard des injonctions émanant d’une vision islamique, elles sont accusées de trahison de leur race, de leur cause, de leurs pères, de leurs grands-pères et complices du racisme. Du côté des femmes blanches, la culpabilisation consiste alors à dire qu’il y a un lien essentiel entre le féminisme, l’esclavage et la colonisation. C’est ce qu’affirme dit Françoise Vergès dans son livre Le féminisme décolonial. Ainsi, Olympe de Gouges n’aurait pas suffisamment été opposée à l’esclavage ; Hubertine Auclert ne se serait pas assez opposée à la colonisation, comme s’il était impossible de remettre les discours dans le contexte de leur époque. Entre ne pas être parfaite et être complètement enracinée dans la défense de l’esclavage, s’agissant d’Olympe de Gouges, il y a une différence. Oser dire qu’elle était, en tant que féministe, complice de l’esclavage, est une infamie. Elle était absolument contre l’esclavage et ses textes sont clairs là-dessus. C’est ce que j’appelle des manipulations. De même, certains affirment que les féministes blanches des années 1970, ont été indifférentes à la Coordination des femmes noires[1] et au racisme, ce qui est totalement faux. Il ne s’agit pas d’une ignorance de jeunes féministes. Ces mensonges sont écrits par des personnes qui ont vécu ces années-là.

VdH. Le débat féministe serait donc prisonnier de ces deux identitarismes…

M.S. Les théories décoloniales trouvent un écho en France et il faut les combattre mais pas en invoquant de manière abstraite l’universalisme républicain ou l’identité française. En fait, deux identitarismes cheminent. Rendre visible un autre chemin, trouver une place quand on récuse les uns et les autres est difficile. Dans mon livre Sortir du manichéisme (Michel de Maule, 2016), je le disais déjà. Il y a un jeu politique, idéologique et médiatique qui préfère les positions caricaturales ou extrémistes plutôt que des discours plus nuancés qui tentent d’échapper au simplisme. On l’observe sur d’autres sujets. A titre d’exemple, je peux prendre celui de différentes tribunes publiées ces derniers jours après les attentats. Nombre d’entre elles sont manichéennes :  ceux qui osent critiquer l’islam sont jugés islamophobes et ceux qui disent qu’il faut séparer musulmans et islamistes sont estimés quasiment complices du terrorisme ! Tant qu’on débattra ainsi, on ne s’en sortira pas. C’est pour ça que j’essaie de tracer un autre chemin.

Vous mettez aussi en lumière une mouvance réactionnaire qui s’en prend à celles que certains nomment les néo-féministes, autrement dit les différents groupes féministes actuels. Si les positions ou les moyens de ces féministes peuvent faire l’objet de critiques ou discussions, vous estimez que leurs adversaires ne portent pas la cause des femmes. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?

Je ne reprends pas à mon compte l’expression « néo-féminisme » car elle globalise, nie les différences qui peuvent exister y compris entre les jeunes féministes et elle est disqualifiante. En outre, pas mal de détracteurs du néo-féminisme font l’éloge du MLF des années 1970 qui serait le « bon » féminisme alors qu’à l’époque les filles du MLF étaient injuriées par les mêmes courants politiques.

Il existe par ailleurs une instrumentalisation en effet réactionnaire du féminisme, par exemple avec le courant qui se qualifie de « féminisme intégral » tout en prônant une vision de la femme quasiment réduite à la maternité ce qui revient à la vieille formule : la femme est tout entière dans son utérus. C’est une conception qui a assimilé les femmes à leur fonction maternelle. Non que je conteste le fait d’avoir des enfants… Mais les femmes ne sont pas là uniquement pour la reproduction de l’espèce. C’est bien pour ça qu’elles ont lutté pour le droit à l’avortement et la contraception. Le confusionnisme est sans limite avec ce féminisme dit intégral.

VdH. Un autre thème intéressant est abordé dans votre livre : c’est celui de la lutte sociale et de la lutte féministe. Dans les deux cas, il s’agit d’un refus de la subordination. Toutefois, les deux ne peuvent entièrement se recouvrir selon vous et c’est un point que n’avait historiquement pas compris la gauche au XXème siècle. Pouvez-vous développer votre pensée ?

M.S. Que cela soit parmi la gauche socialiste ou la gauche communiste et révolutionnaire, il y avait l’idée que l’aspiration des femmes à l’égalité et à la liberté était légitime mais qu’elle se règlerait après la Révolution, après le changement de régime ou après le changement de société. Cette lutte n’était donc pas urgente, on pouvait attendre. D’une certaine façon, la Révolution apporterait la solution à tous les problèmes. Le féminisme des années 1970 a rompu avec cette idée que les femmes étaient un front secondaire, la contradiction secondaire pour reprendre la distinction marxiste entre contradiction principale et contradictions secondaires. La première renvoyait à la lutte des classes et la question de l’émancipation des femmes faisait partie des contradictions secondaires. Nous avons refusé cela dans les années 1970. Nous avons dit : pas de Révolution sans émancipation des femmes. C’est une rupture importante.

« Que cela soit parmi la gauche socialiste ou la gauche communiste et révolutionnaire, il y avait l’idée que l’aspiration des femmes pour l’égalité et la liberté était légitime mais que tout cela se règlerait avec la Révolution. Il a fallu rompre avec cette vision »

Pour en revenir à ce que je disais plus haut, il y a des formes de radicalité, aujourd’hui, qui renvoient les femmes à des formes de contradictions secondaires, qui considèrent que la lutte contre le racisme est plus importante ou que de la lutte anti-capitaliste sortira l’émancipation des femmes. On sait depuis longtemps que cette automaticité n’existe pas. L’opposition social/sociétal est souvent maniée à gauche et même à droite. La droite voit un danger dans les problématiques sociétales et la gauche les voit parfois comme des sujets subordonnés. C’était le cas du Parti communiste jusqu’aux années 1980 : il estimait que les enjeux féministes étaient secondaires mais qu’ils pouvaient même détourner de la lutte principale. Jeannette Thorez-Vermeersch disait à propos de l’avortement : « Il ne faut pas que les vices de la bourgeoisie deviennent ceux de la classe ouvrière. » Comme si les ouvrières n’étaient pas concernées par la question de l’avortement. Les bourgeoises avaient, pour certaines d’entre elles, les moyens d’aller avorter là où l’IVG était autorisée alors que celles sans moyens financiers ne pouvaient par exemple pas aller en Angleterre. Cette séparation entre le social et le sociétal, pour les femmes, ne tient pas. Les femmes se trouvent à la fois dans des enjeux sociaux (précarité, plafond de verre, discriminations, inégalités de salaires…) et des enjeux sociétaux (travail domestique, violences, avortement…). Croire que quand on résoudra les problèmes sociaux, on résoudra celui des violences domestiques et du viol est faux. Qu’une femme soit bourgeoise ou prolétaire, qu’elle soit riche ou pauvre, jeune ou vieille, la question du viol est pour elle constante, elle traverse les classes.

Toutefois, cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’alliance possible. Une lutte contre un régime dictatorial, contre le capitalisme financiarisé, contre le néo-libéralisme est légitime et les femmes peuvent s’y rallier. Prenons l’exemple des ouvrières victimes d’un effondrement d’immeuble au Bangladesh en 2013. Bien sûr que lutter contre le néo-libéralisme et l’exploitation terrible de ce prolétariat essentiellement féminin est très important. Cela participe de l’émancipation. Lorsque des femmes luttent pour de meilleurs salaires, pour ne plus être battues et violées, ou obligées de porter tel ou tel vêtement, ou pour être autonomes, elles sont alors porteuses de plusieurs combats. Les luttes des femmes ne sont pas des luttes catégorielles. En changeant la condition des femmes, en faisant la conquête de la liberté, c’est la société tout entière qui est changée. C’est un combat global. Il n’y a pas de liberté si la société dans son ensemble ne prend pas ça en compte.

VdH. Précisément, on observe aux quatre coins du monde (Iran, Algérie, Pologne), des mouvements de femmes qui se battent pour leur liberté. Ce constat vous rend-t-il optimiste ?

M.S. Je ne suis ni optimiste ni pessimiste. L’exemple de la Pologne est représentatif de ce que je viens de dire. Des femmes se battent contre l’interdiction quasiment totale de l’avortement. Ce dernier était auparavant autorisé en cas de malformation de fœtus, ce qui est interdit maintenant. Cela a déclenché un mouvement d’ampleur nationale. Cette décision est révélatrice du régime polonais et la lutte remet désormais en question l’ensemble de la politique de l’actuel gouvernement polonais. Je me souviens avoir vu en Pologne, il y a quelques années, devant certaines églises, des photos de fœtus. On avait l’impression de voir un nouveau-né découpé en morceaux et une comparaison était faite avec les nazis. Actuellement, le combat contre cette mesure-anti avortement débouche sur une lutte globale dans le pays. Bien sûr, il ne s’agit pas de toutes les femmes polonaises. Disons que des féministes polonaises ont réussi à convaincre beaucoup de gens, dont des femmes.

« Les jeunes Algériennes, et les moins jeunes, savent ce qui s’est passé lors de la guerre d’Algérie. Les femmes ont lutté contre la colonisation et pour l’indépendance et certaines ont été assassinées et violées par l’armée française ou l’OAS »

On a vu aussi des manifestations au printemps dernier, en Algérie, où il y avait des femmes qui avaient constitué des carrés féministes avant le départ de la manifestation. Elles brandissaient leur propre drapeau en refusant de voir leurs revendications noyées dans les revendications générales. Je suis optimiste quand je vois ça. Les jeunes Algériennes, et les moins jeunes, savent ce qui s’est passé lors de la guerre d’Algérie. Les femmes ont lutté contre la colonisation et pour l’indépendance et certaines ont été assassinées et violées par l’armée française ou l’OAS. Mais ensuite il a été dit aux femmes de retourner à la maison et d’y rester…

C’est la raison pour laquelle je dis qu’il suffit d’ouvrir les yeux pour voir le féminisme universel car dans de nombreux pays, les femmes se battent. Certes, il y a des courants qui menacent les droits des femmes, au nom du droit aux différences et du relativisme culturel, mais il y a aussi des combats de femmes qui se développent partout.


[1] La Coordination des femmes noires a été créée en mai 1976. Elle se composait notamment des femmes africaines et antillaises, d’étudiantes, d’exilées et d’intellectuelles. Sa première rencontre publique, la « Journée des femmes noires » s’est déroulée 29 octobre 1977 à Paris. 

Auteur : Ella Micheletti

Journaliste indépendante. Ex-EPJ de Tours. M2 droit public. Fondatrice de Voix de l’Hexagone. Beaucoup de politique (française et étrangère). Animaux passionnément. Littérature à la folie.

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