
Ancien directeur de recherche au CNRS, membre du conseil scientifique d’ATTAC et fin connaisseur de Marx, l’économiste Gérard Duménil est l’un des spécialistes du marxisme contemporain. Depuis des décennies, ses analyses sur le capitalisme et le néo-libéralisme ont apporté une ample contribution au débat intellectuel. Il est notamment l’auteur de Marx et Keynes face à la crise (1977), Économie marxiste du capitalisme (avec Dominique Lévy, 2003) ou Lire Marx (avec Michael Löwy et Emmanuel Renault, 2014). Il a accepté de répondre aux questions de Voix de l’Hexagone.
Propos recueillis par Ella Micheletti.
Voix de l’Hexagone : Quand datez-vous la naissance du capitalisme en France ? Historiquement, quels en ont été les prémices ?
Gérard Duménil : Préciser une date n’aurait guère de sens. La transition du féodalisme au capitalisme a été un processus séculaire, auquel, en France, est associé l’Ancien régime. Le servage avait pratiquement disparu en France au XVIIIe siècle, sauf dans certaines régions de l’Est, en dépit de la survivance de la corvée d’État. La France est passée par une longue période de capitalisme agraire, sous la tutelle des grands propriétaires fonciers issus du féodalisme, dans un contexte préservant quantité de droits féodaux, en parallèle à un capitalisme de petits maîtres et au développement d’un capitalisme marchand se prolongeant dans le système des industries domestiques, la manufacture petite et grande, tout cela avant l’affirmation du système des usines marquant l’entrée dans le capitalisme industriel. Il faudrait traiter du capital usuraire et de l’émergence du système financier… En bref, on ne peut pas parler de naissance, mais de transformation. Le capitalisme du XIXe siècle, qu’on pourrait considérer comme le capitalisme parvenu à sa maturité, est déjà en transition vers un nouveau mode de production !
Il faut cesser de penser la « transition » en termes de période intermédiaire plus ou moins longue : un mode – une période intermédiaire – un mode. Il s’agit de recouvrements. La référence aux modes de production, au-delà des hybridations, est utile en « théorie », car, dans les « faits », elle commande les dynamiques : on ne peut pas concevoir la transition féodalisme-capitalisme, sans faire la théorie d’un mode de production capitaliste. La dynamique d’accumulation du capital fut irrésistible et doit être comprise en tant que telle.
VdH : Depuis plusieurs décennies, la place accordée à l’étude du marxisme dans le champ universitaire semble avoir considérablement diminué au profit d’un seul modèle admissible et autorisé : le néolibéralisme. Comment expliquer cet abandon ? La problématique de la lutte des classes n’est-elle pourtant pas plus actuelle que jamais ?
G.D. : Je commence par la fin de votre question. Oui, nous sommes toujours dans une société de classe, dont la dynamique est gouvernée par la lutte des classes. Le néolibéralisme est le résultat d’une lutte de classes dans laquelle les classes capitalistes et managériales (« les cadres » en français) ont gagné face aux classes populaires d’ouvriers et employés.
« Le néolibéralisme est le résultat d’une lutte de classes dans laquelle les classes capitalistes et managériales (‘les cadres’ en français) ont gagné face aux classes populaires d’ouvriers et employés. »
La disparition du marxisme, dans le champ universitaire et ailleurs, est une des facettes de cette victoire. On ne saurait, cependant, la séparer de l’échec du mouvement ouvrier ayant abouti au socialisme des pays du « socialisme » autoproclamé, qui était un managérialisme bureaucratique. Dans un pays comme la France, il faut ajouter la sclérose du marxisme parmi les intellectuels, incapables de régénération. Cette incapacité à se réformer a eu pour conséquence la « déconstruction du marxisme », dont les figures emblématiques ont été Bourdieu et Foucault.
VdH : Dans votre ouvrage La Grande bifurcation : en finir avec le néolibéralisme, co-écrit avec Dominique Lévy, vous envisagez une sortie du capitalisme néolibéral. Considérez-vous que la crise actuelle du néolibéralisme va réellement achever ce dernier ? Et, au-delà du modèle néolibéral, quelles voies alternatives (positives ou négatives) pourraient apparaître ?
G.D. : Nous ne pronostiquons pas que les crises de 2008 ou 2020 vont provoquer la fin du néolibéralisme, mais envisageons quelles pourraient être les modalités d’un tel processus.
Les sociétés actuelles, qui sont, comme toujours, des sociétés de classe, sont en mutation, et c’est ainsi qu’il faut les aborder. Nous sommes dans des sociétés capitalistes-managériales, marquant la transition – le recouvrement dynamique, comme j’ai tenté de l’expliquer dans ma première réponse – entre deux modes de production, le capitalisme et un nouveau mode de production, le managérialisme. Je répète : la dynamique des modes de production est une dynamique séculaire. Il existe, de nos jours, deux classes dominantes, capitaliste et managériale, avec toutes les formes d’hybridité – comme, sous l’Ancien régime, il existait deux classes, l’une descendant de l’aristocratie féodale en mutation et une classe capitaliste montante.
On date la révolution managériale au début du XXe siècle. La société de l’après-guerre, avant le néolibéralisme, était déjà une société capitaliste managériale, quoique non néolibérale. Depuis le début des années 1980, ce capitalisme managérial est entré dans sa phase néolibérale, marquée par l’alliance au sommet entre les deux classes supérieures.
Une voie alternative serait la formation d’un capitalisme managérial de gauche marquée par l’alliance entre les managers et les classes populaires, mais il faudrait éviter les défauts de l’après-guerre, où une telle alliance avait été établie, générateurs des ferments de la dissolution de cette alliance sociale.
VdH : Dans un monde mondialisé, pour sortir du modèle néolibéral, faut-il mettre en place une politique protectionniste ? Existent-ils d’autres moyens ?
G.D. : Le problème est politique. Comment renverser la domination, économique, politique et idéologique néolibérale, pour l’heure triomphante ? C’est un problème de lutte. La force des classes dominantes est telle qu’il est difficile de croire que le changement est possible. La question du protectionnisme est subsidiaire.
S’agit-il de créer un après-néolibéralisme dans un seul pays ? C’est une trajectoire fort peu vraisemblable. Le monde se diviserait-il en deux blocs, un bloc néolibéral, éventuellement réduit à un seul pays, et un autre ? En matière de commerce extérieur, tous les compromis sont envisageables et la question écologique est primordiale.
VdH : Sortir d’un système néolibéral suppose une reprise en main du Marché par le Politique et par l’État. Or, si on lit le dernier ouvrage de l’économiste Frédéric Farah, Fake state, le problème majeur aujourd’hui est une auto-dépossession de ses moyens d’action par l’État. Pour mener à bien un combat contre le néo-libéralisme, ne faut-il pas d’abord œuvrer à un retour de l’État fort et interventionniste ?
G.D. : Mais il ne faut pas croire Frédéric Farah ! Les États ne sont en rien dépossédés de leurs moyens d’action. Un marxisme élémentaire est ici requis : il n’existe d’État que « de classe ». Nous sommes, avec des gens comme Frédéric Farah, dans la problématique « Monsieur l’État se bat avec Monsieur le marché », qu’on aurait pu croire dépassée depuis des décennies (même dans la gauche française). Les États ont créé le néolibéralisme en négociant les traités ; aujourd’hui ils permettent la poursuite de la trajectoire néolibérale par des politiques aux antipodes de l’idéologie néolibérale : taux d’intérêt au plancher et déficits budgétaires énormes.
VdH : La place des cadres est un point majeur dans votre œuvre intellectuelle. Pouvez-vous nous en donner l’exacte définition et leur rapport avec la problématique de la lutte des classes et du marxisme ?
G.D. : Peut-il exister quelque chose comme l’ « exacte définition des cadres » ? Connaissez-vous l’exacte définition des capitalistes ? Le petit commerçant de quartier est-il un capitaliste ? Un chauffeur d’Uber, qui possède sa voiture, est-il un capitaliste ?
Un cadre est un salarié supérieur qui exerce des fonctions d’encadrement, c’est-à-dire des fonctions qui tiennent de la « direction » mais peuvent se situer à des niveaux hiérarchiques très distincts, depuis le haut cadre d’une institution financière jusqu’à un petit cadre d’entreprise. Et il existe une multitude de fractions : cadres financiers, cadres techniques, cadres intellectuels, etc. Il faudrait distinguer, de plus, les cadres d’entreprise et du secteur public.
« Une caractéristique centrale du capitalisme managérial actuel, surtout états-unien : toute la montée des inégalités s’est faite, aux États-Unis, par la hausse des salaires supérieurs des cadres. »
Pour qu’on puisse parler de fonctions managériales, il faut qu’une certaine expertise soit en jeu ainsi qu’une certaine autorité, et la combinaison peut fortement varier. Les cadres sont secondés dans leur travail par des employés, distincts des ouvriers de production. On peut, enfin, souligner que les membres des professions libérales partagent avec les cadres des compétences et expertises, sans être insérés dans des hiérarchies d’entreprise ou administratives. Il faut faire la part de ce qui les relie ou sépare des cadres. On peut les inclure dans une catégorie élargie de « cadres », tout en reconnaissant l’existence de caractères spécifiques.
La rémunération n’est jamais un critère unique et définitif, mais il faut souligner une caractéristique centrale du capitalisme managérial actuel, surtout états-unien : toute la montée des inégalités s’est faite, aux États-Unis, par la hausse des salaires supérieurs des cadres. La hausse des inégalités n’est pas un phénomène propre aux classes capitalistes, grandes ou petites, mais un phénomène « cadriste ».
VdH : Selon vous, les cadres peuvent constituer un pivot. Ils sont susceptibles de basculer en faveur des prolétaires (qui n’ont que leur force de travail) ou des dominants (qui possèdent les moyens de production). Avez-vous des exemples historiques où le choix des cadres a entraîné un progrès ou au contraire une régression sociale ? Quels sont les facteurs qui déterminent généralement leur choix ? Comment jugez-vous, à ce sujet, l’expérience des Gilets jaunes où l’on pouvait observer la présence de petits patrons ?
G.D. : Ce que nous appelons « le compromis social de l’après-guerre », après la Seconde guerre mondiale ou plus rigoureusement après la crise de 1929, en France ou aux États-Unis, fut le produit d’une telle alliance entre classes managériales publiques et privées et les « classes populaires » d’ouvriers et d’employés. Le « néolibéralisme » fut le produit de la destruction de cette alliance au profit d’une alliance entre classes managériales et classes capitalistes.
Ces changements d’alliance sont le produit d’événements historiques majeurs comme la crise de 1929, la Seconde Guerre mondiale, la crise des années 1970, et les produit des luttes de classes manifestant des combats politiques et idéologiques. Notamment, la défaite du mouvement ouvrier issu des luttes du XIXe siècle et l’établissement de managérialismes bureaucratiques dans les pays du socialisme autoproclamé ont largement contribué à la dissolution de l’alliance de gauche dite « sociale-démocrate » de l’entre-deux-guerres et de l’après-guerre.
Le mouvement des Gilets jaunes a manifesté la révolte d’une fraction de la population face à la tentative de faire supporter le coût du contrôle de la pollution atmosphérique sur des couches souvent défavorisées, sans que les couches plus favorisées montrent l’exemple en cette matière. Des employeurs, également menacés, s’y sont joints. Il ne s’agissait pas d’une lutte entre employeurs et employés, mais de résistances face à une politique gouvernementale dont les caractères de classe (le manque d’équité dans la répartition des efforts à consentir) s’expriment sur un plan plus général.
VdH : Alors qu’on observe sans cesse un enrichissement notable des classes dominantes qui possèdent les moyens de production, on peut s’interroger aussi sur l’enrichissement des cadres. Si ces derniers acquièrent plus de pouvoir encore, quel est le risque pour l’avenir et la défense des classes laborieuses ?
G.D. : Il y a deux faits à mémoriser en matière d’inégalités : 1° C’est un phénomène majeur aux États-Unis, pas en Europe, du moins pas encore (voir le Rapport sur les inégalités mondiales 2018, Figures E3), 2° La hausse des inégalités est celle des inégalités salariales, tirées par les hauts salaires (voir nos diverses publications sur ce thème, à partir des données de Thomas Piketty et ses collaborateurs[1]).
« La poursuite des objectifs néolibéraux permet de pronostiquer la stagnation ou la décroissance des pouvoirs d’achat de la grande masse des salariés. »
Je reprends votre question. Si une envolée des revenus des cadres se produisait en France comme elle s’est dramatiquement manifestée aux États-Unis, quelles en seraient les conséquences pour les classes laborieuses ? La réponse est : le néolibéralisme est un « tout », dont il faut considérer les aspects conjointement. La hausse des inégalités n’est pas une cause, mais une conséquence de la poursuite des objectifs de classe du néolibéralisme dont la hausse des hauts revenus est un aspect. En s’en tenant aux hiérarchies de revenus, la poursuite des objectifs néolibéraux permet de pronostiquer la stagnation ou la décroissance des pouvoirs d’achat de la grande masse des salariés.
VdH : Le triomphe du néolibéralisme dans les années 1980 signe aussi l’alliance d’une certaine gauche à ce modèle et le renoncement à ses valeurs d’émancipation et de progrès social. Quelles en ont été les conséquences ? Peut-on croire à un grand retour de la gauche (des gauches ?) sur cette question essentielle ?
G.D. Les conséquences de ces renoncements ont été le recul de ces valeurs d’émancipation et de progrès social. Seules les résistances limitent les empiétements néolibéraux.
Si vous voulez parler de la France, je ne vois pas se dessiner une alternative à gauche. La victoire néolibérale concernant les structures et hiérarchies sociales, aux plans pratiques et idéologiques, dans un contexte de déconstruction du marxisme incapable de se refonder, face la sclérose médiatique, laisse peu de chance à la renaissance d’un projet social alternatif.
L’espoir, s’il faut en avoir un, se trouve dans la convergence des urgences concernant le réchauffement climatique et le conflit avec ce que Greta Thunberg appelle « le système », qu’elle invite à changer. Mais le détour sera long. Peut-être quelques signes se manifestent-ils dans la gauche états-unienne.
Entretien réalisé le 23 novembre 2020.
Note :
[1] Gérard Duménil and Dominique Lévy, « Neoliberal Managerial Capitalism: Another Reading of the Piketty, Saez, and Zucman Data », International Journal of Political Economy, 2015, Vol. 44, 2, 71-89 ; Gérard Duménil and Dominique Lévy, Managerial capitalism: Ownership, management, and the coming new mode of production, Pluto Press, London, 2018.
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