
Engagé dans une association antiraciste jusqu’en 1940, Jean-Marie Balestre (1921-2008) a endossé l’uniforme des Waffen SS avant d’obtenir un très discutable statut de résistant. Olivier Pigoreau, avec Son Âme au Diable, s’est penché sur les jeunes années de celui qui dirigea le sport automobile mondial dans les années 1980.
Sorti discrètement dans un contexte difficile entre les grandes grèves et le confinement de mars 2020, Son Âme au Diable (Konfident) apporte des informations précises qui nourrissent notre perplexité face aux attitudes de certaines personnalités sous l’Occupation. L’auteur, Olivier Pigoreau, est un journaliste qui travaille depuis plus de dix ans sur les cheminements extrêmes des collaborateurs. On lui doit notamment Sanglante randonnée (2011), dans lequel il retrace le parcours de la division Brandebourg, unité très « francisée » de la Wehrmacht qui combattit âprement la Résistance. Les recherches d’Olivier Pigoreau devaient forcément croiser l’extraordinaire parcours de Jean-Marie Balestre, ancien Waffen SS devenu mondialement influent quarante ans plus tard, à la tête de la Fédération internationale de l’automobile (FIA). Avant toute chose, précisons la nature et la portée de cette influence.
Grand Manitou de l’automobile et proche de Robert Hersant

La FIA est une association loi 1901 pas tout à fait comme les autres. Regroupant 240 automobile-clubs du monde entier, la FIA travaille avec plusieurs organismes mondiaux (ONU, OMS…), certifie et coordonne les compétitions automobiles internationales[1]. L’actuel président est un Français, Jean Todt, né après la guerre d’une famille aux origines juives polonaises. C’est notable, tant ses trois prédécesseurs furent baignés dans une tout autre ambiance : le prince hispano-allemand Paul von Metternich (1975 à 1985) a combattu pour les franquistes et les nazis. Jean-Marie Balestre (1985 à 1993) a porté l’uniforme des Waffen SS. Max Mosley (1993 à 2009), dernier fils d’Oswald Mosley, fondateur de la British Union of Fascists, a vu son mandat à la FIA s’achever après une affaire d’orgie sado-masochiste en costume nazi. Le livre d’Olivier Pigoreau, Son Âme au Diable, ne s’intéresse qu’au passé de Jean-Marie Balestre et c’est déjà un vaste sujet
Retracer le parcours de Jean-Marie Balestre, c’est forcément le mettre en parallèle avec celui de Robert Hersant, ce qu’Olivier Pigoreau fait au long de son ouvrage. En 1940, alors que deux camps opposés revendiquent le terme socialisme, de nombreuses bascules s’opèrent vers l’extrême-droite à la faveur des événements : Balestre et Hersant en sont de parfaits exemples. Anciens des Jeunesses Socialistes, organisateurs dans l’âme, ils prennent en mains le Jeune Front, groupuscule pro-nazi, puis les Jeunes du Maréchal, une organisation fascisante de jeunesse en plein-air. Hersant se brouille avec son ami Balestre au moment où celui-ci s’investit à fond dans la collaboration. Une fois réconciliés, ils co-fondent L’Auto Journal au sortir de la guerre, première étape de leur véritable ascension. Pour Hersant, elle passera par l’Assemblée nationale – à gauche puis à droite – et par la constitution d’un important groupe de presse autour du Figaro.
Balestre résistant : quelque part entre l’exagération et la fable
Jean-Marie Balestre entre à 18 ans à la LICA (Ligue contre l’Antisémitisme, ancêtre de la LICRA) où il tisse un réseau d’amis dont certains lui restent fidèles en dépit des circonstances. Parmi ces ceux-là, Henri Edelstein va jusqu’à soutenir la thèse d’un Balestre infiltré dans les structures collaborationnistes ou nazies pour le compte de la Résistance. En dehors de la LICA, d’autres adhèrent à ce récit, en particulier Michel Alliot, dirigeant du réseau Orion, dont on ne peut questionner ni l’honneur ni la bonne foi. C’est grâce à eux, entre autres, que Jean-Marie Balestre sauve sa peau et sa réputation après la guerre, au point d’obtenir un statut d’ancien résistant.
Après avoir présenté organisations, réseaux et individus en lice, Olivier Pigoreau déconstruit méticuleusement l’histoire officielle d’un Jean-Marie Balestre résistant[2]. L’enquête se fait volontiers à charge mais n’en convainc pas moins.
Ainsi, il devient dérangeant qu’au sortir de la guerre, les amis crédibles et influents du jeune homme aient accepté ses explications. Est-ce par naïveté, calcul ou mansuétude très chevaleresque ? Il faut dire que Jean-Marie Balestre est adroit, il sait enjoliver, brouiller les pistes et trouver des interprétations arrangeantes aux nombreuses ambiguïtés de son parcours. Et tant pis si son récit frise parfois le grotesque : intégrer la très sélective Waffen SS dans le but de fournir quelques faux papiers à l’occasion, c’est déjà peu crédible, mais fomenter un attentat contre le siège de la Waffen SS, voire assassiner Himmler pour le compte d’un réseau de résistance inconnu, c’est difficile à faire avaler ! Et pourtant. Olivier Pigoreau revient sur les enquêtes menées après-guerre et s’interroge sur l’indulgence de l’autorité chargée de trancher : « Peut-être le commissaire du gouvernement Seltensperger a-t-il estimé qu’ayant passé […] trois ans en détention […], Jean-Marie Balestre avait, d’une certaine manière, expié ses erreurs de jeunesse. »
Rien n’est vraiment simple avec Jean-Marie Balestre. Pas résistant mais pas viscéralement SS pour autant, il sent le vent tourner et finit par réellement conspirer contre l’Allemagne en 1944, ce qui lui vaut d’être emprisonné jusqu’à la fin de la guerre. Il enchaîne avec deux ans de réclusion en France. Cela peut sembler peu, d’autant qu’il ne fut pas un Français parmi d’autres à porter l’uniforme des Waffen SS, il fut le premier ! Mais pas le plus combatif, et d’ailleurs il n’a pas combattu du tout.
« Intégrer la très sélective Waffen SS dans le but de fournir quelques faux papiers à l’occasion, c’est déjà peu crédible, mais fomenter un attentat contre le siège de la Waffen SS, voire assassiner Himmler pour le compte d’un réseau de résistance inconnu, c’est difficile à faire avaler ! »
Le titre faustien du livre suggère un maléfice à l’origine des succès de Balestre. En fait, Son Âme au Diable ne retrace pas tant l’ascension irrésistible d’un tycoon satanique que l’itinéraire chaotique d’un clampin opportuniste dont le baratin, le culot et le charisme autoritaire ont servi de sésames sur la route du succès. Du reste, Balestre a fini par buter sur plus malin et bien plus faustien que lui à la FIA : l’Anglais Max Mosley.
Si l’ouvrage présente un travail remarquablement détaillé sous une forme généralement agréable, on sera tout de même critique envers le rabâchage infini des formules préfabriquées pour éviter de répéter le nom de Jean-Marie Balestre. Ainsi, celui-ci est-il trop souvent appelé « le futur pape du sport automobile », ce qui tend à l’incongruité pour parler d’un jeune homme de 20 ans dont les préoccupations demeurent à mille lieux des paddocks de course.
Le travail d’Olivier Pigoreau dépasse largement le cadre de sa recherche, il a l’immense mérite de contribuer à nous sortir de notre zone de confort. Comme Ray Bradbury le faisait dire à Montag dans Fahrenheit 451 : « Nous n’avons pas besoin qu’on nous laisse tranquilles. Nous avons besoin d’être sérieusement tracassés de temps à autre[3]. » En l’occurrence, il est indispensable d’observer les parcours maréchalistes, voire pro-nazis, de certains Français issus de la gauche. Quitte à se sentir sérieusement tracassés face à l’effarante plasticité des idéaux et des principes moraux soumis aux changements de courants idéologiques dominants.
Référence : Olivier Pigoreau, Son Âme au Diable. Jean-Marie Balestre 1940-1945, Konfident, 2020, 272 pages.
Notes :
[1] La FIA planche également sur la sécurité routière, mène des réflexions sur la mobilité et l’environnement. Ajoutons qu’elle est hébergée par l’Automobile-Club de France au cœur d’un important lieu de pouvoir, place de la Concorde à Paris, à deux pas de l’Élysée et des ambassades britannique, américaine et japonaise.
[2] Elle demeure officielle, même si plusieurs actions ont été menées contre Balestre, la plus sérieuse à partir de 1981 par l’ancien déporté Georges Wellers, relayée par un ouvrage du journaliste Jean-Pierre Dubreuil (Des Bolides en or, Lieu Commun, 1984).
[3] Dans le texte original : « We need not to be let alone. We need to be really bothered once in a while. »
Très bon article ! Je mets se livre dans mes prochaines commandes. Je ne connaissais pas du tous cette homme ni sont histoire.
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