
George Woodcock (1912-1995) n’est pas le premier biographe de George Orwell (1903-1950) ni l’unique intellectuel à s’être penché sur son oeuvre, mais il a connu l’auteur de 1984, l’a observé, l’a parfois contredit et a finalement livré une analyse complète, méticuleuse et pertinente de ses travaux dans The Crystal Spirit. Cinquante-quatre ans après sa publication, cet ouvrage est enfin disponible en français sous le titre Orwell à sa guise (éditions Lux). C’est l’une des quelques rares bonnes nouvelles de 2020.
George Orwell ne désirait aucune biographie, volonté que son ami, l’écrivain anarchiste George Woodcock, tente plus ou moins de respecter après sa mort. En 1966, ce dernier publie donc une analyse fouillée – assez biographique tout de même – nommée en français Orwell à sa guise[1]. En amorce de son ouvrage, Woodcock donne corps à l’écrivain. Il est question de grande taille, de pieds et mains disproportionnés, d’une tuberculose diagnostiquée dix ans trop tard et de cordes vocales blessées pendant la guerre d’Espagne. Woodcock dresse de son ami un portrait attachant et sombre, illustré par des éléments de personnalité à l’avenant, tels une forte tolérance à la nourriture misérable des temps de guerre, une timidité, un logement lugubre, un habillement remarquablement humble.
Assez peu bon vivant, Orwell entretient une relation très distanciée avec les femmes. On peut la mettre en relation avec son idéalisation du corps de l’ouvrier et sa fascination pour l’activité des mineurs de fond si l’on veut absolument soulever une équivoque, mais quoi qu’il en soit, ces éléments contribuent à faire vivre l’écrivain dans toute sa complexité. Et par « l’écrivain » il faut bien comprendre George Orwell, derrière lequel Eric Blair s’est presque littéralement effacé.
Le galérien célébré par les belles âmes

C’est à l’éditeur montréalais Lux, qui fête d’ailleurs ses 25 ans ce mois-ci, que l’on doit cette édition du livre de George Woodcock en français. Lux se revendique de la « gauche généreuse » [2], propose des essais progressistes ou contestataires d’obédiences plutôt variées et ne crache pas sur la subversion radicale-chic, tendance Naomi Klein ou Noam Chomski.
À côté de telles références « gauche de salon », l’ex-combattant de la guerre d’Espagne sent un peu fort la poudre à canon et la sueur. Mais toute ironie mise à part, il est rassurant de le voir toujours reconnu par le camp de la lutte sociale. D’autant qu’Orwell s’adapte bien à la pensée politique contemporaine : selon Woodcock, l’auteur de 1984 « se rapproche d’une conception plus psychologique qu’économique de la structure du pouvoir », ce qui le met en résonance avec la réflexion contestataire actuelle, moins versée qu’autrefois dans l’aspect matérialiste des mécanismes de domination.
Modernes et antimodernes : tous orwelliens !
Lorsque Woodcock souligne la difficulté pour Orwell, né bourgeois, de s’immerger totalement dans l’Angleterre ouvrière, il cite un passage du Quai de Wigan : « Pour surmonter l’oppression de classe, je dois taire en moi non seulement mon snobisme particulier mais aussi tous mes goûts et prédispositions acquises. Je dois opérer en moi une transformation si profonde qu’au bout du compte, il ne restera pratiquement rien de la personne que j’étais. » Avant-gardiste sans le savoir, Orwell lance ici une réflexion sur ce qui n’est pas encore nommé déconstruction.
Ajoutons, au chapitre de la modernité, que l’auteur d’Une histoire birmane dresse un parallèle entre deux dominations : celle exercée par la bourgeoisie sur la classe ouvrière et celle des colons britanniques sur les indigènes. Enfin, la Ferme des animaux offre un premier degré de lecture assez littéral, l’ouvrage étant né, selon Woodcock, d’une réflexion sur la domination du monde animal par les humains.
Subtil et psychologue, Orwell n’est pas apprécié qu’à gauche – et pas toujours aimé à gauche d’ailleurs, antisoviétisme oblige. Le grand public est bien sûr sensible à ses côtés prophétiques et ses personnages désemparés. Et dans leur guerre contre la gauche intellectuelle perçue comme un establishment écrasant, les antimodernes voient en Orwell un allié de circonstance, notamment via la Ferme des animaux que Woodcock décrit comme une « histoire de la révolution trahie ». Mais, prudent, le biographe précise que dans ce pamphlet anti-totalitaire, « nulle part […] Orwell ne change de camp ».
En 1966 Woodcock raillait déjà une « cohorte d’admirateurs hétéroclites » et pas toujours clairvoyants. Aujourd’hui, certaines chapelles qui revendiquent l’héritage d’Orwell peuvent brouiller son message, mettre en valeur ses penchants conservateurs et, ainsi, susciter une défiance dans son camp d’origine. Loué soit Lux de ne pas céder à la cancel culture [3] populaire à gauche et très 1984 au demeurant.
Un auteur politique et non un prophète
Orwell à sa guise , en tant qu’exercice de contournement de la biographie, s’avère adroit, vivant et précis. Woodcock ne cesse d’y souligner qu’Orwell était avant tout un auteur à même de sublimer ses témoignages ou de romancer ses dévoilements autobiographiques. A la lumière de cet ouvrage, nous comprenons à quel point le George Orwell d’Hommage à la Catalogne faisait corps avec ses engagements. De plus, Dans la dèche à Paris et à Londres et le Quai de Wigan offrent des réflexions sur la bourgeoisie, la clochardisation et le monde ouvrier que seul un écrivain extrêmement immersif a pu formuler. Les motivations profondes de ces immersions demeurent quant à elles difficiles à cerner, Orwell ayant effectivement agi à sa guise.
« Aujourd’hui, certaines chapelles qui revendiquent l’héritage d’Orwell peuvent brouiller son message, mettre en valeur ses penchants conservateurs et, ainsi, susciter une défiance dans son camp d’origine. Loué soit Lux de ne pas céder à la cancel culture populaire à gauche et très 1984 au demeurant. »
Woodcock nous familiarise avec l’idée que l’auteur de la Ferme des animaux, de par son manque de succès en librairie, vivait modestement de critiques littéraires et chroniques journalistiques. En tant que critique, Orwell est dépeint en moraliste à la Swift, ce qui n’est d’ailleurs pas sans incidence sur son histoire de cochons révolutionnaires.
Quant à 1984, il semble évident, à lire Woodcock, que ce roman n’a pas été écrit sur un coin de table pour traduire une vision accidentellement prophétique, mais maturé par un auteur politisé, socialiste plutôt hétérodoxe. Affligé par l’appauvrissement du langage, le créateur de 1984 rejetait ce « monde de la haine, monde des slogans » qu’il décrivait déjà dans Un peu d’air frais. On comprend mieux, avec Orwell à sa guise, que 1984 est la dernière œuvre d’un homme ayant non seulement développé une méfiance à l’égard de certaines pratiques de pouvoir, mais aussi une sensibilité nécessaire à l’analyse des dominations.
Notes :
[1] « A ma guise » (« As I please« ) était le titre de sa chronique dans Tribune, publication de gauche, de 1943 à 1947.
[2] Expression utilisée par l’éditrice maison Marie-Eve Lamy dans une interview pour Le Devoir.
[3] Cancel : annuler (en l’occurrence, annuler l’existence des personnalités impures en terme de moralité ou de ligne politique). Les réseaux sociaux nous apprennent que des écrivains socialistes lus et appréciés au-delà de la gauche, comme George Orwell ou Pier Paolo Pasolini, en deviennent controversés et candidats à la cancellation.