S’émanciper du néolibéralisme, terreau du populisme

(Photo Manon Decremps)

Subtile analyse des liens de cause à effet entre le triomphe du néolibéralisme et la montée des populismes, le nouvel essai de l’économiste David Cayla, publié à l’automne 2020 aux éditions De Boeck Supérieur, mérite d’être porté à la connaissance des intellectuels et des politiques soucieux de préserver les démocraties et leurs systèmes de protection sociale. 

Le « populisme » ! Voilà nommé l’ennemi de tous les régimes libéraux, rendu plus menaçant encore à l’heure où le monde s’empêtre dans une crise sanitaire dont les conséquences sociales et économiques constitueront des bombes à retardement. Le propos de David Cayla n’est pas d’offrir une théorie du populisme, bien qu’il ne manque pas de souligner d’emblée l’extrême diversité des courants politiques qualifiés de « populistes ». Le populisme n’est pas uniforme mais multiple, remarque l’enseignant-chercheur à l’Université d’Angers. Qu’ils soient rangés à droite ou à gauche, les populismes partagent toutefois « une vision du monde fondée sur une opposition entre le peuple et l’élite » dont l’origine communément admise serait « le creusement des inégalités » et « la stagnation économique des classes moyennes ». Ils ne relèvent pourtant pas d’un phénomène sui generis qui porterait seul la responsabilité de la déstabilisation de la démocratie et de l’état de droit. La thèse développée dans l’ouvrage explore plus en profondeur les liens entre le système économique dominant dans toutes les démocraties du monde et l’essor d’un néo-populisme qui interroge politistes, juristes, sociologues et historiens. Les économistes, de leur côté, paraissent négliger l’analyse des causes, obsédés par les discours des populistes qui s’en prennent aux principes mêmes de l’ordre marchand international.

Les affres du néo-libéralisme

David Cayla consacre l’une des trois parties de son ouvrage à la synthèse critique de la pensée libérale, des théories d’Adam Smith jusqu’à l’émergence, au XXe siècle, d’un « néo »-libéralisme. Au cœur des débats des divers courants se réclamant du libéralisme, se trouve la question du rôle dévolu à l’État. Pour les premiers penseurs, l’intervention de l’État dans les activités sociales, notamment dans l’économie et les échanges commerciaux, est légitime et même souhaitable si elle contribue à protéger les libertés et, au bout du compte, à émanciper les individus. Inversement, tout intervention dont la conséquence nuit à cette émancipation, doit être rejetée. David Cayla en déduit le lien indissociable entre le libéralisme politique et le libéralisme économique, parfois artificiellement présentés en opposition. David Ricardo et le libre-échangisme manchestérien, puis les ténors des différentes écoles dites néolibérales, Friedrich Hayek, Walter Lippmann et surtout Milton Friedman, sont quant à eux à la source du dévoiement progressif de la pensée libérale sur la place de l’État. Pour ces économistes, il est du devoir de l’État d’édicter toute norme permettant d’optimiser le marché. La mondialisation représente l’aboutissement de cette philosophie. Contrairement aux apparences, les mesures prises en urgence pour éviter l’effondrement des entreprises dans le contexte de la pandémie de Covid-19 ne modifient en rien la donne, l’État agissant comme simple assureur, non comme le planificateur-stratège qu’il devrait être…

« Plus que l’euro, pointé du doigt à juste titre pour son impact négatif sur la croissance et les revenus, c’est surtout la libre circulation du capital et du travail qui a fragilisé l’emploi industriel des États-membres de l’Union européenne »

Outre la facilitation du marché dont il charge l’autorité publique, le néolibéralisme s’appuie sur les principes du libre-échange, de la concurrence et de la maîtrise de l’inflation, tout en veillant par divers biais (allocations chômage par exemple) à la préservation d’un ordre social minimal. Des principes qui servent, justement, de piliers à l’Union européenne. Populisme et Néolibéralisme décrit longuement les conséquences des politiques européennes sur l’emploi du secteur industriel. Plus que l’euro, pointé du doigt à juste titre pour son impact négatif sur la croissance et les revenus, c’est surtout la libre circulation du capital et du travail impulsée dès 1986 par l’Acte unique européen qui a fragilisé l’industrie des États-membres de l’Union… Entre 2000 et 2019, les rares pays qui ont renforcé leur industrie manufacturière ou en ont limité l’érosion (Allemagne, Autriche, Pologne…) ne compensent pas la dégradation catastrophique de cet indicateur dans les pays de l’Europe « périphérique » en premier lieu le Royaume-Uni (-31,9 % de recul de l’emploi dans ce secteur) et pas très loin derrière la France (-26,8 %). Les développements produits dans l’ouvrage montrent que l’échec des politiques européennes est double. Celles-ci ont accru les disparités économiques territoriales et ont été incapables de renforcer la solidarité pro-européenne, conduisant à un regain identitaire nationaliste. Il ne s’agit là que d’un facteur explicatif de la montée des populismes. Le second trouve son fondement dans la nature profonde du système économique. David Cayla rappelle que, ces quarante dernières années, la démocratie a été systématiquement mise en balance avec la sauvegarde de l’économie, ce que symbolisait le trop fameux « There is no alternative » de Margaret Thatcher. Ce constat rappelle à l’évidence celui de Karl Polanyi. L’auteur marxiste de La Grande transformation (1944) estimait en effet qu’une tension excessive entre le capitalisme et la démocratie avait engendré le phénomène fasciste.

Sortir du cercle vicieux

La science économique a vocation à produire des idées et des modèles, certainement pas à accoucher de vérités. C’est pourquoi, estime David Cayla dès la partie introductive de Populisme et Néolibéralisme, « toutes les propositions formulées par les économistes doivent être soumises à un arbitrage social, car il n’existe aucune mesure de politique économique qui n’aille pas à l’encontre d’au moins un intérêt particulier ». Or, la politique économique ne fait plus l’objet que de débats marginaux. La stérilité des mécanismes électoraux censés permettre l’alternance est la cause majeure de la contestation des partis traditionnels et de leur mode de gouvernance. « Le populisme, en conclut l’auteur, est le versant défensif d’un système dont l’autre versant tend structurellement à remettre en cause les choix politiques des électeurs. » Aucun dirigeant élu n’a plus la volonté de s’émanciper de la grille de lecture néolibérale. La sédimentation du « mythe » – ou, pour reprendre l’expression de l’auteur, du « système de croyances » – de l’impérative nécessité du marché en est aujourd’hui la cause.

L’économiste David Cayla (photo : Manon Decremps)

La plupart des économistes et les gouvernements considèrent, sans jamais interroger leur conviction, que « les questions économiques peuvent se résumer à des problèmes d’allocation de ressources rares et que les marchés […] sont les mécanismes les plus efficaces dont on dispose pour allouer ces ressources ». Il en est des prétendus socialistes – François Hollande ne s’est-il pas réconcilié rapidement avec son ennemie la finance internationale à peine élu ? – comme des populistes eux-mêmes. C’est un constat et un paradoxe : lorsqu’ils accèdent au pouvoir, les populistes ne combattent jamais les marchés, au contraire. Leur avènement ne fait en définitive que confirmer l’impuissance du politique, née de l’incapacité de dépasser intellectuellement l’horizon néolibéral. Preuve en sont également les propositions avancées par certains économistes qui prétendent lutter contre le capitalisme mais prônent volontiers des solutions qui se concilient parfaitement avec le fonctionnement néolibéral de la société. David Cayla fait remarquer, par exemple, que l’introduction d’un « revenu universel » ne perturberait en rien les règnes du marché et de la concurrence libre et non-faussée ; elle permettrait en revanche de limiter le risque de contestations sociales. Bien conscients de l’utilité de mesures sociales ciblées, Hayek et Friedman se prononçaient favorablement à l’allocation d’un revenu aux ménages les plus pauvres.

« Lorsqu’ils accèdent au pouvoir, les populistes ne combattent jamais les marchés, au contraire. Leur avènement ne fait en définitive que confirmer l’impuissance du politique, née de l’incapacité de dépasser intellectuellement l’horizon néolibéral. »

Vouloir aménager le néolibéralisme expose dès lors à ne faire que l’asseoir davantage. Le chercheur angevin considère donc qu’il n’est plus possible aujourd’hui de conserver le modèle économique actuel. Aussi longtemps que l’État sera rendu impuissant par le néolibéralisme, il s’exposera à la contestation des déclassés, y compris par la violence. Le plus sûr chemin pour reconstruire un projet collectif et démocratique passera par le nécessaire réarmement de l’État, trop longtemps cantonné dans une fonction d’arbitre du marché dans laquelle il ne pouvait qu’échouer.

L’ouvrage de David Cayla, dense et percutant, devrait alimenter utilement le débat public. Il aurait toute sa place sur les bureaux des décideurs qui ambitionnent, prétendument, d’enrayer la montée des populismes et de réduire les inégalités. On peut cependant s’interroger sur la capacité des élites à à s’imprégner et à assimiler les analyses et les conseils fondamentaux qu’il prodigue.

Ella Micheletti et Pierre-Henri Paulet


Référence : David Cayla, Populisme et Néolibéralisme. Il est urgent de tout repenser, Éd. De Boeck Supérieur, 2020, 300 pages. Prix éditeur : 19,90 EUR.

Auteur : Ella Micheletti

Journaliste indépendante. Ex-EPJ de Tours. M2 droit public. Fondatrice de Voix de l’Hexagone. Beaucoup de politique (française et étrangère). Animaux passionnément. Littérature à la folie.

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